Khaled Satour
Au moins 1000 enfants palestiniens ont été massacrés à Gaza par les frappes israéliennes depuis le 7 octobre, auxquels il faut ajouter ceux qui sont morts hier 17 octobre dans le bombardement de l’hôpital baptiste Al Ahli.
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"– Que veux-tu faire quand tu seras grand ?
– Quand je serai grand ? Nous, en Palestine, nous ne serons pas grands. Nous, à tout moment, on peut nous tirer dessus. Nous pouvons mourir alors que nous marchons, nous retrouver abattus par un tir. C’est ça notre vie en Palestine".
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Je reproduis ci-dessous l’article publié sur ce blog le 2 février 2009 alors qu’Israël massacrait déjà à Gaza qu'elle avait alors investie et causait la mort de centaines d’enfants, comme elle devait le faire par la suite tant de fois avant le massacre génocidaire en cours.
(2 février 2009)
Je lisais, ces derniers temps,
alors que l’armée israélienne massacrait à Gaza, les « Chroniques de la
tristesse ordinaire » (Yawmiyât el huzn el ‘âdî) de Mahmoud
Darwiche. Il y rapporte le récit d’un soldat israélien entrant avec son unité
dans un village de Cisjordanie et apercevant une fillette dont le regard « lui
a fait l’effet d’un tremblement de terre ». « D’où lui est venue la
mémoire, s’est demandé le soldat, et qui lui a appris qu’elle avait une patrie
? ». Et Darwiche d’expliquer que ce soldat a alors pris conscience pour la
première fois qu’il était un occupant et qu’il ne serait jamais là chez lui.
J’ai lu ce texte alors même que les médias allongeaient sans fin, heure après heure, la liste des enfants de Gaza déchiquetés par les tirs israéliens souvent par groupes de trois, de quatre, de cinq… Et les chiffres sont aujourd’hui effrayants : au total, sur 1314 Palestiniens massacrés, 412 sont des enfants, le tiers ! Auxquels il faut ajouter 1855 enfants blessés plus ou moins grièvement, plus ou moins irrémédiablement.
Une telle proportion est effarante. Et je me suis demandé si on devait se contenter de considérer ce massacre d’enfants comme un crime de guerre, si massif soit-il, s’il ne fallait pas plutôt y voir, dans la guerre menée contre Gaza, une guerre spécifique, par elle-même criminelle, faite aux enfants de Palestine. Une guerre dans la guerre, en somme, contre un ennemi d’Israël que nous ne soupçonnions pas : le regard des enfants palestiniens.
A cette hypothèse, j’objectais aussitôt que l’armée israélienne avait bombardé également les maisons et les habitants depuis les avions et les chars, de façon aveugle, selon la méthode rodée déjà à Jenine, à Jabalia et en tant d’autres lieux auparavant, qu’elle tuait donc aussi des enfants palestiniens à qui elle n’accordait aucune chance de croiser le regard de ses soldats, ainsi que leurs pères et leurs mères. Ce qui me soutenait dans cette objection c’était aussi que, poète, Darwiche n’avait peut-être usé que d’une métaphore, qu’il ne fallait pas prendre son récit à la lettre. Avant lui, un autre grand poète arabe Nizâr Qabbânî avait décrit « l’inimitié existant entre Israël et les oiseaux ». Il expliquait :
« L’oiseau a la mémoire longue et Israël est contre la mémoire. L’oiseau lui dit "ceci est ma maison" et Israël lui répond "il ne reste plus ici de place pour toi" ».
Fallait-il pour autant en conclure qu’Israël faisait la guerre aux oiseaux palestiniens ? J’en déduisais qu’il fallait s’en tenir au réel, que je ne pouvais généraliser cette explication du meurtre des enfants par le séisme que provoquerait à chaque fois chez les soldats israéliens leur insupportable regard. D’ailleurs, n’était-ce pas ce caractère aveugle et systématique de l’attaque lancée sur Gaza qui valait à l’armée israélienne l’accusation de barbarie ?
Seulement voilà, il y a avait ces trois écoles que l’aviation israélienne avait
délibérément visées. Surtout, il y avait que j’étais en quête d’une explication
et non de motifs d’indignation et que je venais buter sur une conviction forte
dont je ne démordrai jamais : la barbarie ne saurait être une explication. Elle
est de tout temps un langage de la guerre, une procédure délibérément
adoptée pour servir une violence qui, toute démentielle qu’elle paraisse, n’en
demeure pas moins instrumentale. Ne l’oublions pas, Israël incarne, par
l’ironie de l’histoire, la quintessence de la rationalité dévastatrice qui a
conduit l’Occident des temps modernes à perpétrer les pires atrocités.
Israël est instrumental. Tout en lui est instrumental. La mémoire qu’invoque Israël pour son compte n’est elle-même qu’instrumentale. Désespérément, ingratement. Elle n’est qu’une machinerie idéologique factice faite de symboles frustes, de raisonnements lisses et lustrés comme les vérités primaires de la propagande. Elle exploite certes une tragédie réelle, le génocide perpétré contre les juifs par les nazis. Mais là est tout son problème : aucun mémorial ne pourra enraciner sous son support de marbre cette tragédie européenne en terre de Palestine. Aucun musée, aucune flamme du souvenir, ne fourniront jamais à Israël un titre d’occupation opposable aux Palestiniens.
Observez la fragilité de ce montage mémoriel à chaque fois qu’il est confronté à la mémoire authentiquement (sur)vivante des Israéliens eux-mêmes : souvenez-vous des tentatives rageuses faites il y a quelques années pour interdire la diffusion du film Route 181. Ce documentaire avait si facilement, si explicitement, mis au jour le subconscient de plusieurs Israéliens interrogés qui avouaient savoir qu’ils avaient usurpé la Palestine, que ses villages et ses vergers n’avaient été enfouis qu’à fleur de terre ; et qui attestaient du même coup que la propagande d’Israël n’avait enfoui qu’à fleur de mémoire le crime initial et continu. Que vaudrait, a fortiori, un tel bricolage mémoriel confronté aux yeux des enfants palestiniens ?
L’infériorité mémorielle est la véritable cause de cette quête vaine et insensée de la "sécurité de l’Etat d’Israël". Appuyé par les médias occidentaux, Israël a beau cette fois encore tenter de circonscrire le conflit à l’instantanéité du présent, de lui procurer un énième recommencement : Qui a rompu la trêve ? Qui a gagné "la guerre" de Gaza ? Qui va financer la reconstruction du territoire ? Rien n’y pourra faire ! Toutes les péripéties du conflit resteront dominées par cette guerre des mémoires qu’Israël ne gagnera pas.
Voilà pourquoi j’accordais à nouveau du crédit à l’expérience initiatique du soldat israélien que rapporte Darwiche. Celui-ci nous apprend que ce soldat, qui découvrait dans les yeux d’une enfant qu’il était un occupant, était aussi un poète, c’était un « soldat poète ». Et c’est peut-être parce que le poète, en lui, avait dominé le soldat à l’instant précis de la révélation, qu’il n’avait pas tué la fillette. Mais combien de soldats de l’armée israélienne lancée contre Gaza étaient des poètes ?
Nous sommes redevables au soldat poète de Darwiche de la confession d’une donnée plus que vraisemblable du conflit : le fait de croiser le regard des enfants de Palestine, ou la simple éventualité que cela se produise, sont devenus à la longue le cauchemar des militaires israéliens, activant en eux une sorte de syndrome de l’occupant. Un syndrome qui a sans doute contaminé leur état-major et leurs dirigeants politiques. Au point que, dans leur manie de la rationalité instrumentale, ils aient décidé de faire une guerre sans pitié au regard tranquille et triomphant des enfants palestiniens. C’est en tout cas l’explication la plus satisfaisante, en termes de probabilités et de proportions, du carnage perpétré contre les enfants de Gaza. Les enfants palestiniens sont assassinés depuis trop longtemps par Israël pour qu’on retienne celle du « bouclier humain » que le Hamas auraient fait d’eux. A tout prendre, je préfère l’hypothèse qu’ils sont, à Gaza et ailleurs, les remparts de la mémoire palestinienne.
Mais cette guerre menée contre eux est vouée à la défaite. Tout comme celle
qui, selon Nizâr Qabbânî (dont la métaphore devient soudain limpide !) oppose
Israël aux oiseaux palestiniens :
« Un seul regard vers le ciel et vers les millions d’ailes qui fendent
l’azur tous les matins, du nord au sud et d’est en ouest, confirme que la
guerre se termine toujours par la victoire des oiseaux ».
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