lundi 11 octobre 2021

D’ACHILLE MBEMBE A LAHOUARI ADDI, LES « SOCIÉTÉS CIVILES » A LA TABLE DE MACRON

Khaled Satour

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Entre la tribune dédiée le 8 octobre à la « société civile » africaine par Emmanuel Macron et celle offerte le 10 octobre par le quotidien Le Monde à Lahouari Addi, il n’était pas dit d’avance qu’il y aurait des similitudes.

Montpellier était l’occasion pour le président français d’éprouver une nouvelle fois une méthode qu’il avait déjà expérimentée au cours de son mandat : depuis l’humiliation qu’il avait infligée au président burkinabé devant les étudiants de l’université de Ouagadougou en novembre 2017 et le spectacle de rue qu’il avait donné dans le Beyrouth dévasté d’août 2020, il s’est sans doute convaincu que la gouaille et la fausse décontraction pouvaient efficacement adoucir la tutelle qu’il entend instaurer sur les sociétés que la France a soumises jadis à une brutale colonisation. D’autant que cette variante du soft power, dans laquelle il est tenu de dissimuler quelque peu son arrogance derrière le sourire et l’empathie, n’interdit pas de perpétuer les traditionnelles expéditions militaires qui, à l’image de la fameuse opération Barkhane, n’en finissent pas de finir.

3000 FIGURANTS POUR UN SOLISTE

Dans un tel exercice, la rencontre qu’il a eue avec « les jeunes Africains » le 8 octobre dernier aura connu, à supposer que cela soit possible, encore plus d'éclat. En effet, le président français y fut suffisamment chahuté par ses invités, comme la presse française s’est délectée à le rapporter, pour que le mérite du courage et de la vérité lui soit reconnu en prime.

En fait, cette « société civile africaine » à laquelle Macron a consacré quelques temps morts de son agenda « pré-électoral » n’aura été qu’un faire-valoir dont l’intellectuel camerounais Achille Mbembe lui a délicatement fait cadeau. Le pire est qu’il n’est pas sûr que les 3000 Africains qui ont permis au soliste de briller de mille feux, en faisant mine de le prendre à partie, aient été grugés : cette société civile-là est assise à la table de la France post-coloniale depuis trop longtemps et avec trop peu de vergogne pour en concevoir le moindre regret.

On pouvait en revanche espérer que la tribune signée par Lahouari Addi dans le journal Le Monde ait un peu de caractère. L’intéressé, pompeusement présenté comme « professeur émérite à Sciences Po Lyon », avait en effet toute latitude de construire son propos avec le mordant et la nuance nécessaires à la démystification des propos d’Emmanuel Macron sur l’Algérie (rapportés par ce même quotidien à la fin du mois dernier), sans pour autant épargner les généraux algériens. Même s’il pouvait craindre que la rédaction du quotidien ne lui prépare quelque chausse trappe en lui concoctant un titre et un chapeau introductif de son crû (ce qu’elle n’a pas manqué de faire), il était libre de son audace critique et, au minimum, tenu à un semblant de profondeur dans l’analyse.

UNE « LÉGITIMATION EXPLICITE » DU HIRAK ?

Dans la crise actuelle des relations franco-algériennes, et à supposer qu’il était pertinent de se préoccuper, comme il l’a fait, du subconscient de l’un ou l’autre des deux protagonistes alors que la partie se joue tout entière dans l’univers froid de la politique, les susceptibilités et les arrière-pensées du président français se prêtaient au moins autant à l’examen que celles des militaires algériens. Au lieu de quoi, l’auteur de la tribune, misant de manière surprenante sur la bonne foi et la franchise d’Emmanuel Macron, a choisi d’accorder tout le crédit possible au discours néo-colonial qu’il a délivré, dont la justification implicite est que l’ex-puissance coloniale peut s’autoriser à adresser des réprimandes aux dirigeants de ses anciennes possessions. En toute candeur, à en croire notre professeur, puisque Emmanuel Macron aurait simplement « dit publiquement ce que ses prédécesseurs, de droite comme de gauche, disaient en privé ». Comme si le seul discours qui compte n’était pas celui qu’on prononce publiquement ! Mieux, « les propos du président français sont courageux », ajoute-t-il, s’associant aux louanges de l’audace et de la modernité que les médias français ont décernées, en cette actualité automnale, aux multiples sorties néo-coloniales dudit président (avec les Harkis, les descendants des protagonistes de la guerre d’Algérie, la société civile africaine, etc.).

A aucun moment, la tribune ne semble saisir l’actuelle polémique algéro-française dans son contexte et ses enjeux véritables.

C’est ainsi, d’une part, qu’elle confine au contresens lorsque Lahouari Addi croit pouvoir affirmer qu’en critiquant l’emprise de l’armée sur les institutions algériennes, « le président français reconnaît explicitement la légitimité politique des revendications du Hirak ». A croire qu’il est dans l’ordre du monde d’hier et d’aujourd’hui que la France soit juge de la légitimité des aspirations démocratiques des peuples ! En réalité, dans la littéralité des propos qu’il a tenus, Emmanuel Macron s’est surtout inquiété de l’effacement de Abdelmadjid Tebboune sur lequel il aurait voulu pouvoir compter pour mener à bien l’entreprise de brouillage mémoriel qui lui tient à cœur et plus généralement ses différentes entreprises hégémoniques dans la région nord-africaine et sahélienne. Ce qui n’est d’ailleurs pas à l’honneur du président algérien. En dehors de cette préoccupation, qui découle du calcul politique le plus cynique, il est à parier que le président français se soucie comme d’une guigne des aspirations des Algériens à la démocratie. Ce qui est en revanche tout à l’honneur du Hirak, dans son expression la plus majoritaire. Contrairement à Lahouari Addi, les dizaines de milliers de manifestants qui ont pris la rue pendant deux ans ont constamment montré qu’ils avaient un sens de l’histoire assez aigu pour en distinguer les séquences et pour répudier toute tentation régressive qui s’apparenterait à de la nostalgie. Ils ont contesté la tutelle du régime au nom des idéaux du combat anticolonial, et n’ont donc jamais songé à s’en remettre à une « légitimation » venue de l’ancienne puissance occupante.

« UN ENFANT SURDOUÉ DE LA FINANCE »

D’autre part, Lahouari Addi ne mène pas à son terme la critique qu’il fait de la « démocratie formelle ». Il écrit dans une série de formules redondantes :

« Formellement, l’Algérie est un pays démocratique avec des élections pluralistes tenues régulièrement. En réalité, la démocratie est juste formelle puisque le président est désigné par la hiérarchie militaire à la suite d’un plébiscite auquel participent des candidats qui acceptent d’être des leurres ».

Ces lieux communs de la science politique peuvent à la rigueur passer dans un débat algéro-algérien, mais lorsqu’ils sont convoqués dans l’analyse d’une crise née de la leçon de démocratie que le dirigeant d’un pays prétend administrer à ceux d’un autre, ils doivent être prolongés par une discussion sérieuse des usages démocratiques qui ont porté le donneur de leçons au pouvoir.

De ce point de vue, il aurait été bon de relever que, si dans la 5e république française les présidents ne sont pas à proprement parler désignés par la « hiérarchie militaire », la constitution de 1958 a résulté d’un putsch appuyé par l’armée qui devait plus tard être tentée par la récidive, notamment en avril 1961.

Dans la France d’aujourd’hui, les faiseurs de rois n’ont pas désarmé, même s’ils agissent sans que résonnent les bruits de bottes. Ils se sont modernisés, pour se mettre au diapason de la modernité décapante de l’actuel président. C’est par la grâce des milieux financiers, appuyés par une campagne médiatique aussi soudaine qu’un orage éclatant dans un ciel limpide, qu’Emmanuel Macron a surgi sur la scène politique française en août 2014, dépourvu de tout état de services significatif mais promu sur le champ « enfant surdoué de la finance » et à ce titre « présidentiable » de plein droit.

Et, comme il a fait ses preuves depuis 2017 en tant qu’ « ennemi des pauvres » et champion de la « sécurité globale », les mêmes acteurs de la finance et des médias, qui lui en sont reconnaissants, font pour lui la meilleure promotion possible d’Eric Zemmour dans le rôle de sparring partner lancé sur le ring électoral comme un chien dans un jeu de quilles avec pour mission de disperser l’adversité et de faciliter une réélection programmée. Le système politique français a lui aussi ses marionnettes : les unes sont promises à un grand destin, les autres ne servent qu’à la diversion.

Mais de telles considérations qui auraient conféré un minimum d’équité aux critiques de Lahouari Addi sont absentes de sa tribune parce qu’il s’exprime lui aussi à partir de la position dévolue aux représentants des « sociétés civiles » post-coloniales : des élites, séparées des sociétés réelles dont elles n’ont reçu aucun mandat, instrumentalisées, avec leur consentement ou à leur corps défendant, à seule fin de permettre aux anciennes puissances occupantes d’incommoder (à défaut de les contourner) les gouvernants des territoires décolonisés, qui sont despotiques à n’en pas douter mais dont certains gardent une échine trop raide au goût des anciens maîtres.

En définitive, ces tribunes n’ont été offertes en France en ce mois d’octobre aux « sociétés civiles » africaines dans leur diversité que parce qu’on avait pris l’assurance qu’elles seraient, pour l’essentiel, aussi similaires qu’on le souhaitait.

samedi 21 août 2021

DERRIÈRE LES BRASIERS DE LA KABYLIE, LE SPECTRE DE LA DÉCENNIE NOIRE

Khaled Satour

Le lynchage à Larbaâ-Nath Irathen du jeune Djamel Bensmaïl, venu de sa ville de Miliana, à l’ouest d’Alger, jusqu’en Kabylie, pour participer en qualité de volontaire à la lutte contre les incendies qui ont ravagé cette région, entretient depuis le 11 août dernier en Algérie un climat qui rappelle les années noires de la décennie 1990.

Les circonstances dans lesquelles la victime a été arrachée à la garde de la police pour être exécutée, décapitée puis brûlée sur la place publique sous l’œil des vidéastes amateurs diffusant sur les réseaux sociaux, suscitent, après l’effroi qui a saisi les Algériens, une série d’interrogations sur les coupables et les responsables auxquelles les premières déclarations des autorités sont loin d’apporter des réponses satisfaisantes[1].

UN CONTEXTE PROPICE

S’il est exact qu’on ne peut à ce jour se prononcer sur l’identité des commanditaires du crime, la thèse de l’emportement d’une foule hystérique poussée par la colère à se saisir d’un suspect et à lui faire payer de sa vie les brasiers qu’il aurait allumés est hautement improbable. Les assassins ont agi avec trop de méthode pour que leur déchaînement soit spontané et infligé à la dépouille de la victime trop d’outrages maudits par la morale ancestrale pour que leurs actes puissent être imputés à la folie d’un moment.

Pour comprendre les répercussions produites par l’événement, il faut le replacer dans son contexte général marqué par la recrudescence de l’épidémie du Covid, subie douloureusement par la population dans une désorganisation totale du système sanitaire, et les deux années pendant lesquelles le régime a fait face au Hirak. La répression qu’il avait exercée contre les protestataires avait atteint son point d’orgue au début de l’été (près de 300 personnes se trouvaient en détention) lorsque le pouvoir avait commencé à concentrer ses griefs contre la région kabyle même s’il n’y incriminait expressément que le Mouvement pour l’autodétermination de la Kabylie (MAK) accusé de menées terroristes. L’appui apporté par le représentant du Maroc aux Nations-Unis le 14 juillet dernier à l’« autodétermination de la Kabylie » avait conduit les autorités algériennes à construire la thèse d’un complot contre l’unité du pays, ourdi par ce mouvement avec la complicité de puissances étrangères.

Ce sont ces antécédents qui expliquent l’ampleur qu’a prise le drame de Larbaâ Nath Irathen. Ils apportent aux faits une genèse qui permet aux autorités officielles de déclarer aujourd’hui que les instigateurs du lynchage, qu’ils associent aux pyromanes qui auraient délibérément provoqué les foyers d’incendie, avaient pour but de « faire exploser le pays[2] ».

Ils fournissent plus largement au pouvoir la trame d’un récit susceptible d'inscrire des faits qui se sont succédé pendant deux ans et demi, dans une logique et une continuité dont la chronique faite au fur et à mesure de leur déroulement ne rendait pas compte. L’effet recherché est d’imposer un décryptage nouveau de tous les événements marquants et de légitimer a posteriori la riposte à laquelle ils ont donné lieu de la part de l’État et notamment de ses appareils sécuritaires et judiciaires.

La direction dans laquelle l’Algérie s’est engagée depuis le début du Hirak pouvait présager de tels développements. L’État et la société se sont lentement acheminés vers la crise. Ce sont en fait des crises redoublées et concomitantes qui frappent séparément l’un et l’autre mais qui se combinent pour entraîner dans une dérive collective le pays, dans toutes ses composantes.

S’agissant de l’État, son recours quasi exclusif à la répression exercée simultanément sous la forme du droit et en dehors de toute légalité traduit la mise en avant d’une conception dévoyée de la raison d’État quand on sait que celle-ci n’a jamais été, dans les mains de la caste militaire, qu’un argument fallacieux pour maintenir sa tutelle sur le pays.

Quant à la société, elle s’est avérée incapable de s’incarner dans une force de changement décisive qui aurait su donner au Hirak une ambition plus concrète que cette « république des consciences » qu'il n'a cessé de réclamer, dédaignant le vécu des classes défavorisées et se privant d’opposer à la prétendue raison d’État une « raison sociale » qui pèse dans la balance.

Ce déni des réalités a favorisé la dominance de la revendication identitaire dont la voix a porté haut, emplissant l’espace que lui abandonnait le mutisme de la revendication sociale. Le dynamisme tout à fait exceptionnel du Hirak en Kabylie et l’omniprésence du drapeau amazigh ont en effet d’emblée reporté les controverses sur la question identitaire.

De sorte que, parallèlement à la protestation unitaire contre un pouvoir qualifié d’illégitime et de despotique, un affrontement identitaire a été sans cesse sous-jacent au mouvement.

Il était donc fatal que le pouvoir finisse par exploiter ces dissonances en élaborant une stratégie de reprise en main tout entière destinée à les exploiter. Ayant une conception strictement instrumentale de toutes les problématiques qui agitent le pays, il a toujours eu une intuition sûre des opportunités à saisir, des plaies dans lesquelles porter le fer.

Cependant, en stigmatisant la Kabylie, c’est une boîte de Pandore qu’il vient d’ouvrir en ce torride mois d’août algérien. On peut lui faire confiance pour exacerber toutes les tensions, pour exaspérer tous les sentiments, comme il a toujours su le faire.

LE RETOUR DU DROIT D'EXCEPTION

Déjà, il a clairement fait comprendre que cette affaire, aux prolongements si explosifs, serait gérée par des moyens exclusivement répressifs. Ce qui suppose que la désinformation sera systématique mais aussi qu’il va renouer avec les procédés les plus discutables utilisés naguère pendant la décennie sanglante. Il œuvre déjà à le faire : entre la confusion entretenue sur les circonstances du lynchage de Djamel Bensmaïl, les aveux arrachés aux suspects devant les caméras de la télévision au mépris du secret de l’instruction[3] et les appels à la condamnation à mort des suspects de Larbaâ Nath Irathen répercutés par ses médias à la fois en tant que « demande populaire » et exigence d’appliquer la loi du talion (qissâs) prescrite par le Coran, le ton est donné.

Tout ceci prépare à l’application d’un droit d’exception qui livrera le pays à des services de sécurité omnipotents et à une justice aux ordres.

Et il se trouve que, par une de ces anticipations dont il a le secret, le régime s’était engagé dans cette voie depuis plusieurs mois

Le Haut conseil de sécurité avait pris dès le 19 mai dernier la décision de classer le MAK et l’association Rachad sur une liste nationale des organisations terroristes qui n’existait pourtant pas encore.

Cette mise à l’index avait en effet précédé la promulgation de l’ordonnance n° 21-08 du 8 juin 2021 modifiant l’article 87 bis du code pénal pour élargir la notion d’acte terroriste et introduire un article 87 bis 13 créant « une liste nationale des personnes et entités terroristes ». L’acte terroriste, défini d’abord par le décret législatif du 30 septembre 1992, au plus fort de la guerre civile, et élargi une première fois par une ordonnance du 25 février 1995 (première version de l’article 87 bis), s’étend désormais, en vertu de l’ordonnance n° 21-08, à deux catégories d’actions ayant en commun le fait de viser « la sûreté de l’État, l’unité nationale et la stabilité et le fonctionnement normal des institutions »  (puisque ce sont ces trois finalités qui fournissent la définition générique de cet acte par le code pénal algérien).  Ces deux nouvelles catégories d’actions sont le fait :

- « (d’) œuvrer ou (d’)inciter, par quelque moyen que ce soit, à accéder au pouvoir ou à changer le système de gouvernance par des moyens non constitutionnels ».

- « (de) porter atteinte à l’intégrité du territoire national ou d’inciter à le faire, par quelque moyen que ce soit ».

On remarquera que la première a pour objectif déclaré de criminaliser, au degré maximal de gravité, des mouvements tels que le Hirak, alors que la seconde vise spécifiquement, dans la conjoncture actuelle, une organisation comme le MAK (à laquelle, pour des raisons qui défient jusqu’à plus ample informé toute logique, on associe comme complice l’association d’inspiration islamiste Rachad).

On le voit bien, une telle extension du champ de définition de l’acte terroriste dans le droit algérien finit par l’éloigner définitivement de son acception originelle, telle qu’elle se comprend dans la doctrine, le droit international et la simple intuition de bon sens : celle d’un acte violent destiné à semer la terreur. Le droit algérien s’est acharné à dénaturer peu à peu la notion pour en faire un épouvantail brandi dans le but de décourager toute forme d’opposition politique, y compris celle qui se fait par des moyens pacifiques.

Mais c’est à propos d’organisations telles que le MAK que la surenchère pénale est la plus frappante. Quelle est en effet l’utilité d’en proclamer le caractère terroriste ?

Le projet du MAK constitue à n’en pas douter une atteinte à l’intégrité du territoire national mais celle-ci est réprimée en tant que telle par l’article 79 du code pénal. La rendre justiciable de l’article 87 bis n’a donc pas d’autre intérêt juridique que d’aggraver les peines encourues (le profit attendu de la mesure relève en réalité strictement de la stratégie).

L'IMPASSE DE L'APPROCHE SÉCURITAIRE

Surtout, c’est avec les moyens politiques et institutionnels de la nation soutenus par les ressources de la mobilisation la plus large qu’un projet visant à détacher une portion du territoire algérien pour en faire un État indépendant devrait être combattu. C’est la constitution du pays qui est attaquée. Et je ne parle pas de la constitution actuelle, celle du 30 décembre 2020, dont l’article 1e affirme que l’Algérie est une république démocratique et populaire « une et indivisible », ni d’ailleurs d’aucune des constitutions formelles qui l’avaient précédé, à commencer par celle de 1963.

Je fais référence à l’acte primordial qui a fait accéder l’Algérie au concert des nations : la proclamation de l’indépendance par le gouvernement provisoire de la République algérienne du 5 juillet 1962. Elle est l’acte fondateur, l’expression originelle du pouvoir constituant du peuple qui a donné naissance à l’Algérie en tant qu’État souverain à l’intérieur de frontières intangibles. Cette proclamation était consécutive au référendum d’autodétermination du 1e juillet 1962 dont les résultats furent annoncés officiellement le 3 juillet. Le processus référendaire résultait lui-même de négociations ardues menées avec le gouvernement français et dont le GPRA s’est obstiné à retarder l’aboutissement pendant plus d’un an à seule fin de déjouer les tentatives faites pour amputer l’Algérie de son territoire saharien.

En conséquence de cet acte fort, toute velléité de soustraire à la souveraineté du pays une quelconque portion de son territoire équivaudrait à aliéner les fruits de la lutte menée pour l’indépendance et à renier les sacrifices consentis pendant près d’un siècle et demi pour que l’Algérie existe. La question de savoir si les lois constitutionnelles votées depuis lors ont réellement été l’accomplissement de cette décision politique fondatrice est certes plus que jamais d’actualité. Il n’est cependant pas contestable que l’article 1e de l’actuelle constitution de 2020, adoptée par un référendum boudé par l’écrasante majorité du corps électoral, ne doit être regardé dans une perspective historique plus large que comme la timide confirmation d’un pouvoir constituant du peuple exprimé authentiquement il y a une soixantaine d’années.

Le problème du MAK ne peut être traité légitimement que dans ce cadre. Il faut alors rejeter comme inadéquat l’approche étroitement sécuritaire qu’en fait le pouvoir et simultanément déclarer irrecevables les arguments iréniques que certains tirent du caractère prétendument pacifique du mouvement pour le justifier.

S’agissant de la contestation de l’approche sécuritaire :

  Celle-ci est, d’une part, l’aveu fait par le régime de l’épuisement de ses ressources de légitimation. Le fait qu’il ne traite la question du MAK que par une surenchère pénale révèle une attitude de renoncement qui entérine sa sortie de la trajectoire historique tracée par l’acte constituant du 5 juillet 1962. Il est significatif à cet égard que, procédant en juin dernier à un élargissement de la notion d’acte terroriste, il ait jugé politiquement opportun d’y intégrer dans un même mouvement les actes légitimes visant à libérer l’expression démocratique et les menées sécessionnistes. Ce faisant, il entretenait un amalgame entre des actions citoyennes dévouées, malgré toutes les critiques qu’on peut leur adresser, à l’élargissement du champ politique, et les entreprises ouvertement vouées à la partition du pays. En vérité, c’est la force et la crédibilité qu’il a perdues en combattant le Hirak qui nuisent à sa riposte au sécessionnisme du MAK. N’a-t-il pas abusé depuis 2019 de l’accusation d’ « atteinte à l’unité nationale » pour criminaliser l’expression de toutes les opinions ? Tant qu’il demeurera sourd à l’injonction de se réformer qui lui est adressée de toutes parts, il découragera la mobilisation du pays pour la défense de l’intégrité du territoire contre les dangers réels qui la menacent. Or, il a suffisamment prouvé qu’il persisterait dans sa fuite en avant, la société algérienne ayant pour sa part prouvé qu’elle n’était pas assez forte pour l’en dissuader.

  Mais cet état de fait est aussi, d’autre part, l’indice que le pouvoir ne pointe du doigt le MAK que pour le confondre insidieusement avec tous les autres contestataires. L’assimilation au terrorisme de toutes les activités d’opposition qui débordent le cadre de ses institutions n’est pas une maladresse dans la formulation de l’article 87 bis. Elle matérialise une volonté délibérée de signer l’arrêt de mort du Hirak actuel et de tous ceux à venir. Dans l’immédiat, elle a pour objectif de creuser la fracture identitaire entre « Kabyles » et « Arabes » qu’il s’est assidûment efforcé d’amplifier tout au long des années du Hirak. Il opère en cela selon le même schéma qui lui avait permis, il y a une trentaine d’années, de diaboliser les larges secteurs de la population qui avaient voté pour le Front islamique du salut (FIS) en 1991. On n’ose pas imaginer qu’il aboutisse au même résultat qu’il avait alors réalisé : l’excitation d’une frange d’« éradicateurs » à approuver et à encourager une pratique systématique de la torture, de la liquidation extra-judiciaire et de la disparition forcée.

UNE CERTAINE COMPLAISANCE

S’agissant des thèses justificatrices du MAK au nom de la démocratie et de la non-violence :

Même si on est fondé à considérer que ce mouvement est à ce jour accusé arbitrairement d’avoir ourdi les derniers événements de Larbaâ Nath Irathen, il est ahurissant que certains puissent exciper de son caractère pacifique pour soutenir que son projet et son action doivent être respectés au titre de la liberté d’opinion et du pluralisme. Le projet concocté par les idéologues du MAK n’est-il pas violent par essence, quels que puissent être les déguisements dont s’affublent les méthodes et les actions qu’il préconise ? Ne vise-t-il pas à anéantir les acquis historiques de l’Algérie moderne, à faire disparaître le pays lui-même tel qu’il a décidé d’exister en tant que nation pour la première fois dans l’histoire depuis 1962 ?

Il invoque l’autodétermination contre la volonté historique qui en a résulté, faisant mine de considérer que le verdict qu’elle a prononcé en juillet 1962 est devenu caduc. Or, c’est à cette source constituante que s’abreuvent à ce jour, tout au moins dans le discours, toutes les luttes menées pour projeter le pays dans l’avenir. Il est en conséquence certain qu’en plus de cette violence symbolique qui est inhérente à sa simple formulation, le projet ne pourra prétendre s’accomplir sur le terrain sans provoquer les pires désordres car toute velléité de sécession de la Kabylie, dont l’extrémité occidentale se situe à peine à 80 kilomètres de la capitale, conduirait à la guerre civile.

Force est donc de constater qu’une partie des courants berbéristes impliqués dans le Hirak et plus généralement dans les luttes nationales pour la démocratie entretiennent une certaine ambiguïté dans leur attitude à l’égard de ce mouvement. Le fait est que leur combat pour l’« amazighité » (un des néologismes forgés ces dernières années sur la base d’une idéologie historique dont le caractère révisionniste est indéniable) les a associés pendant longtemps à ceux qui allaient fonder le MAK et que cette communauté de lutte les porte à juger celui-ci avec une certaine complaisance. Le résultat est que la confusion est à son comble. On a vu cet été des manifestations organisées dans certaines capitales occidentales pour dénoncer la « répression en Kabylie » dans lesquelles l’emblème amazigh côtoyait le drapeau du MAK.

Mais là encore, l’attitude agressive du pouvoir n’est pas faite pour encourager les décantations. Ce n’est pas sous l’injonction sécuritaire et dans l’hystérie qu’elle libère contre la région kabyle qu’une clarification pourra être obtenue.

En fait, il est à craindre que le régime pousse à brouiller toutes les cartes. Il appartiendra donc à la société de mobiliser enfin ses énergies en tenant compte des enjeux du présent et de l’avenir. A ce titre, si un recours raisonné aux textes fondateurs du pays est nécessaire pour défendre l’unité du pays, l’invocation incantatoire et compulsive du passé nationaliste s’avèrerait improductive et même dangereuse. Des manipulations répétées mécaniquement l’ont vidé de toute signification au point qu’il n’est plus qu’une référence opportuniste sollicitée à tout va pour attiser les haines et les divisions. 

NOTES :

[1] Le procureur de la République de Larbaâ Nath Irathen et le directeur général de la police n’ont pas la même version des conditions dans lesquelles Djamel Bensmaïl a été pris en charge par les services de sécurité. Le directeur de la Sûreté a tenté de justifier la passivité de ses agents tout au long du calvaire subi par le malheureux, en expliquant qu’ils avaient « évité de tirer des coups de semonce suite aux instructions (…) pour éviter tout dérapage sécuritaire dangereux face à une foule hystérique ».  Mais cela n’explique pas qu’on n’ait pas fait acheminer des renforts d’urgence alors que la région était sous tension depuis plusieurs jours et que la présence sécuritaire devait y être dense et dotée de moyens de déplacement rapides, ne se limitant assurément pas aux effectifs de police dérisoires qu’il a recensés. Les assaillants ont eu tout loisir d’investir le fourgon de police où Djamel Bensmaïl était retenu et où il devait être poignardé plusieurs fois avant d’en être extrait et d’être livré longuement aux coups de la foule puis à ses actes de barbarie.

[2] La présidence de la République algérienne a fait savoir le 19 août, à l’issue de la réunion du Haut conseil de sécurité que l’implication « des mouvements terroristes MAK et Rachad » dans les incendies et dans l’assassinat du défunt Djamel Bensmaïl » était prouvée. Elle a accusé « en particulier le MAK, qui reçoit le soutien et l'assistance de parties étrangères, notamment du Maroc et de l'entité sioniste ».

[3] Les Algériens gardent en souvenir les aveux extorqués en octobre 1992 devant les caméras de la télévision à ces malheureux boucs émissaires, portant les stigmates des tortures qu’ils avaient subies, accusés de l’attentat à la bombe commis à l’aéroport d’Alger en août de la même année. Jugés par une cour spéciale instituée par la législation antiterroriste, leur condamnation à mort suivie d’exécution avait été anticipée par cette macabre mise en scène.