Khaled
Satour
On n’a, me
semble-t-il, retenu des discours prononcés la semaine dernière par le général
Gaïd Salah que le signal qu’il a donné le 19 juin à la chasse au drapeau
amazigh et qui a conduit les forces de sécurité à arrêter une quinzaine de
personnes lors de la manifestation du vendredi 21 juin. Les propos qu’il a
tenus sur cette question ont enflammé les débats sans que l’on puisse mesurer à quel point ils ont affecté l’unité du mouvement de contestation[1]. Mais
ils ont aussi occulté les positions de fond qu’il avait soutenus la veille et
qui les éclairent en les situant dans le cadre de ce qui pourrait bien s’avérer
être l’annonce d’un raidissement.
Le chef
d’état-major a en effet transmis le 18 juin deux messages qui font sens l’un
en complément de l’autre :
- Alors
qu’il avait défendu jusque-là un respect scrupuleux de la légalité
constitutionnelle à seule fin d’éviter « le vide institutionnel »,
le général Gaïd Salah a invoqué pour la
première fois des arguments puisés dans un registre doctrinal éminemment polémique. Il a reproché aux tenants de la transition de viser « la
destruction des fondements de l’État national algérien et (de) penser à
construire un autre État avec d’autres standards, d’autres idées et d’autres
projets idéologiques, auxquels seront consacrés des débats sans fin ». La
constitution, a-t-il ajouté est « le giron du peuple et son rempart
imprenable; elle est le fédérateur des composantes de son identité nationale et
des solides constantes qui n’ont nul besoin de quelque forme que ce soit de
révision ou de changement ».
UN DÉSAVEU DE LA SOUVERAINETÉ POPULAIRE ?
L’inspiration
qui a dicté cette prise de position est à vrai dire curieuse car, sous prétexte
de prévenir l’immixtion de problématiques jugées inopportunes, elle les met en
avant, comme s’il n’y avait pas mieux à faire pour en conjurer les effets
délétères que de les faire advenir par anticipation. Mais cette régression vers
le dogmatisme vise plus généralement à soustraire de tout dialogue éventuel à
venir sur l’Etat algérien un contenu de principes et de règles qu’on sacralise
pour en imposer la continuité. L’argument invoqué répudie en définitive toute
idée de rupture à l’heure où un changement radical est réclamé par la rue. Il
paraît certes intervenir à contretemps dans la mesure où la constitution à
laquelle il est fait référence est en passe de devenir caduque. Mais, en
vérité, cette soudaine référence aux fondements constitutifs de l’Etat national
algérien semble transcender les enjeux liés au texte de la loi fondamentale en
vigueur pour renvoyer aux mythes originels de l’édification nationale et aux
sempiternelles arguties historiques et identitaires qu’ils ont coutume de susciter.
- Le
durcissement de la position de l’armée que ce premier argument indique
incontestablement trouve d’autre part sa confirmation dans un autre passage du
discours qui, démentant l’attachement compulsif précédemment manifesté à la
constitution actuelle, vient en contester les fameux articles 7 et 8,
proclamant la souveraineté populaire, que le général Gaïd Salah avait promis
(sans jamais tenir) d’appliquer conjointement avec l’article 102. Dans cette
même allocution du 18 juin, il a expressément désavoué « ceux qui prétendent
(…) que le pouvoir du peuple est au-dessus de la Constitution et au dessus de
tous ».
Cette
déclaration, passée inaperçue, porte pourtant plus à conséquence que les
poursuites engagées contre les porteurs du drapeau amazigh car elle peut servir
d’alibi à une généralisation de la répression[2].
L’assaut qui est ainsi lancé, dans des termes clairs, contre la citadelle de la
souveraineté du peuple est, autant que je sache, sans précédent. Car, si l’on a
pu discuter de la hiérarchie qui existe entre le pouvoir du peuple et la
constitution (et qui fait toute l’actualité du débat contemporain sur la
dialectique démocratie directe/démocratie représentative), c’est la première
fois que l’on nie que le pouvoir du peuple soit au-dessus de tous.
Or, cela
ne peut rien signifier d’autre, dans le contexte de la crise actuelle, qu’une mise en concurrence de la souveraineté du peuple et de la
primauté de l’armée que l’on prétend résoudre au profit de celle-ci. La prééminence
de l’armée, investie du pouvoir de désignation de la totalité des institutions
de l’Etat qu’elle subsume à un point tel qu’elle en devient une sorte de
contenant, de principe premier, n’est pas une thèse nouvelle[3]. Elle a
toujours été présente dans un double discours – politique et jamais
institutionnel – au sein duquel, en tant
que doctrine de légitimation, elle a pu cohabiter dans une équivoque entretenue
à dessein, mais sans scrupule ni complexe, avec le principe de la souveraineté
populaire. Jusqu’à ce qu’elle s’épanouisse au sortir de la décennie noire, lors de l’adoption en 2005 de la charte pour la paix et la réconciliation
et de la promulgation de l’ordonnance n° 06/01 du 27 février 2006 qui en avait
tiré les conséquences juridiques. La charte célébrait la victoire des « unités
de l’armée nationale populaire » qui avaient « organisé la
résistance nationale » et fourni « les martyrs du devoir
national », et appelait le peuple à leur « rendre un vibrant
hommage ». Elle produisait ainsi un énoncé quasi-constitutionnel en
vertu duquel l’armée tirait de l’action qu’elle avait menée au cours des années
1990 – c’est-à-dire pour la première fois dans son histoire d’événements
postérieurs à la guerre de libération nationale – un droit renouvelé à la prépondérance
organique et institutionnelle. Tout cela pour dire que les propos tenus par
Gaïd Salah ne relèvent pas que de l’improvisation et de l’opportunisme.
La contestation
du principe sacro-saint de la souveraineté populaire peut indiquer un recentrage
de la position de l’état-major qui semble avoir fini par prendre au sérieux la
menace constituée en elle-même par l’expression de la contestation populaire. Considère-t-il
désormais qu’elle s’est autonomisée, alors qu’il n’avait cessé de mettre l’accent
sur l’instrumentalisation dont elle aurait fait l’objet?
Pendant
plusieurs semaines, en effet, il avait semblé moins inquiet de la menace que
représentait le « hirak » que du front ouvert contre l’armée par les
personnalités ayant servi Bouteflika alliées aux réseaux du général Toufik. La
lutte était censée avoir pris fin par la victoire du premier camp mentionné dès
lors que l’ex-chef du DRS, le frère de Bouteflika, plusieurs de ses anciens
ministres et les hommes d’affaires qu’on lui rattache ont été mis sous les
verrous. Mais son discours, relayé par les éditoriaux de la revue El Djeich, en
a maintenu l’actualité dans l’espoir de recueillir l’adhésion de la rue en désignant à sa vindicte des ennemis de la souveraineté et de l’indépendance nationales. A
travers toutes ces péripéties, le chef d’état-major a paru ne pas démordre des
toutes premières accusations de manipulation du « hirak » qu’il avait
lancées[4].
A ce
sujet, et pour être conséquent avec ce que j’ai déjà écrit sur cette question,
je maintiens pour ma part que le mouvement de contestation était apparu dans un
ordre et une discipline qui pouvaient légitimement donner à penser à
l’observateur impartial, instruit des multiples précédents de manipulation de
la rue[5], qu’il
avait bénéficié d’une préparation. J’ajouterai que, pour des raisons qu’il
serait trop long d’exposer ici, il m’est apparu que la crainte la plus
alarmante, celle d’une entreprise de déstabilisation étrangère, analogue à
celle qui avait provoqué l’enfer du « printemps arabe », était
infondée[6]. Mais
l’hypothèse d’une contribution ou à tout le moins d’un « coup de pouce » donné par des forces intérieures structurées n’est à ce jour
pas exclue[7]. D’une
manière générale, les coulisses du « hirak » n’ont pas encore livré
toutes leurs vérités car, en dehors même de la suspicion qui pèse sur les
anciens réseaux du DRS, le rôle joué en sous-main par d’autres clans du
pouvoir, y compris dans la mouvance de l’état-major, donne à réfléchir[8].
Le fait
est cependant que le « hirak » a fait la preuve dans la durée qu’il
était en mesure de se poser, face au pouvoir de fait qui s’est instauré, en
protagoniste sérieux, capable en tout cas d’entraver le déroulement, souhaité
aussi rapide que possible par l’armée, d’une élection présidentielle.
Tel pourrait être le cheminement qui a conduit le général Gaïd Salah à lancer cette
charge directe contre la souveraineté populaire. Il n’est donc pas à exclure
que, du fait d’une telle réévaluation de la situation, on se trouve à la veille
d’un basculement. Tout espoir n’est pas perdu que l’armée cède, si peu que ce
soit, aux pressions de la rue qu’appuie à des degrés divers la classe politique
ainsi que des secteurs de la société qui demeurent insuffisamment structurés.
Auquel cas, la souveraineté populaire gagnera, sinon en effectivité, du moins
en vraisemblance. Mais on peut craindre que ces propos de Gaïd Salah, qui sont
suffisamment pensés et structurés pour qu’on les suppose issus d’un consensus
conclu entre les hiérarques de l’armée, soient autre chose que les rodomontades
auxquelles ses allocutions nous avaient habitués. Auquel cas, l’armée serait en train de préparer le pays à un saut dans l’inconnu.
LA FORCE DU REJET, LA FAIBLESSE DU PROJET
Comment le
mouvement de contestation peut-il prévenir une telle évolution ? Il a
prouvé sa constance et préservé jusqu’à présent son unité. Mais ses faiblesses,
évidentes dès le début des manifestations, n’ont pas cessé depuis lors de se
confirmer. Il me semble en effet que c’est au prix d’une sur-interprétation de
ses potentialités qu’on a pu considérer qu’il était à même
d’imposer une refondation intégrale des institutions fatale à
l’omnipotence de l’armée. Une entreprise d’une telle envergure serait de portée
révolutionnaire. Elle ne peut être menée que sous la férule de forces sociales influentes
disposant déjà de relais politiques, qui décideraient de convertir en pouvoir
un poids qu’elles auraient au préalable consolidé au sein de la société. C’est
le seul sens qu’il convient de donner, à ma connaissance, à la révolution qui
est autant un aboutissement qu’un commencement. Produit d’une maturation, elle
advient pour mettre en adéquation l’ordre existant avec des rapports sociaux en
mutation, une fois que ces derniers ont commencé à subvertir le système en place.
Mais il va de soi que dans une économie de rente qui réduit la société à une
communauté de consommateurs dépossédés de toutes leurs capacités productives,
il n’existe pas de dynamique permettant de générer de telles capacités.
Aussi
bien, la question de savoir si le « hirak » est un mouvement à
caractère révolutionnaire, comme on l’a si souvent lu et entendu, était-elle réglée
d’emblée.
Il est en
réalité un mouvement de masse, indifférencié en termes de composantes sociales,
convergeant dans le rejet d’un système politique mais l’appréhendant
exclusivement de l’extérieur en tant qu’appareils et personnels dirigeants,
sans jamais le mettre en résonance avec l’état auquel il a réduit la société et
surtout sans projeter le moins du monde la société du futur qu’il voudrait voir
émerger. L’effet qui en résulte est contrasté : les hommes et les
structures du pouvoir sont passés au crible de la critique la plus impitoyable
qui n’épargne pas les partis d’opposition, dans un déballage sans
précédent ; mais le vécu social des protestataires, les détresses et les attentes
forcément différenciées sinon antagonistes des différentes couches sociales
sont inaudibles car celles-ci ne se sont donné aucun canal politique
d’expression.
D’où cette
impression que le peuple révolté tait le sort fait aux catégories qui le
composent pour mieux exposer les pathologies dont l’Etat et ses appareils sont
atteints, comme si ces pathologies avaient un caractère sui generis, sans
rapport avec la société.
Ce sont là
les éléments d’un constat et non pas d’une critique. La réalité des carences de
la société algérienne et de son impuissance à générer en son sein des
potentialités révolutionnaires s’impose à nous. Encore faut-il avoir la
lucidité d’en prendre acte et de ne pas se payer de mots. Conférer au
« hirak » une dimension révolutionnaire est un abus de langage qui
nourrit des illusions et lui assigne des finalités trop grandes pour lui.
LES LIMITES DE LA RÉFORME INSTITUTIONNELLE
La
contrainte dont il est excipé pour justifier que le mouvement soit à ce point
désincarné, qu’il répercute si peu le monde vécu des Algériens, est la
nécessité de préserver son unité. En réalité, cette contrainte, par laquelle
les différentes « feuilles de route » trouvent à se justifier, relève
d’un argumentaire de rationalisation. Il serait plus juste de reconnaître que les
rapports sociaux tardent à se cristalliser et sont impuissants à s’exprimer
politiquement, un demi-siècle après l’indépendance du pays.
Lorsqu’on
ramène le mouvement à sa juste dimension, on peut mieux comprendre le champ
conceptuel à travers lequel sont actuellement appréhendés ses motivations et
ses objectifs.
Ce champ
se cantonne de manière remarquable à tous les vocables possibles du
constitutionnalisme, et encore dans sa dimension strictement procédurale. Il
fonctionne en outre en décalage par rapport au « hirak » du fait que
celui-ci n’a pas désigné de porte-parole et que ce sont des personnalités et
des associations qui lui sont organiquement étrangères qui se sont d’autorité
subrogés à son expression propre. Ce sont elles qui, affirmant traduire les
aspirations populaires, défendent (en tout cas certaines d’entre elles) l’idée
de transition. Rejetant la démarche préconisée par l’armée (un retour aussi
rapide que possible à des élections présidentielles), elles affirment préférer
à sa programmation « constitutionnelle » une solution
« politique ».
La vérité
des choses est l’exact contraire de ce qui est ici allégué. C’est la position de
l’état-major qui est éminemment politique, ne se servant de la rhétorique
institutionnelle que comme d’un paravent. Il s’agit de préserver l’entière
intégrité du pouvoir de l’armée et de reconstituer aussi vite que possible les
appareils qui lui ont toujours servi de façade. C’est la raison pour
laquelle il maintient en vie des organes intérimaires et se garde de toute
initiative favorisant une transition.
Par
comparaison, les feuilles de route qui recommandent ladite transition ont un
caractère ambigu : elles affirment faire barrage à la volonté de l’armée
de préserver son omnipotence et ses intérêts mais elles s’en remettent à elle
pour réaliser leur vœu.
Cela
indique bien un rapport de forces déséquilibré. Je ne crois pas que l’approche
institutionnelle donne les moyens de bouleverser des rapports de pouvoir qui ont
imprimé une marque si profonde dans la société et dans l’Etat. Les institutions
ont toujours été faites pour entériner (en les rééquilibrant à peine) les rapports
de pouvoir, elles ne les ont jamais renversés, car l’effectivité même des
institutions est subordonnée à la réalité des rapports de pouvoir procédant
d’une logique qui leur est propre. L’exemple tunisien, que d’aucuns prennent
comme modèle à imiter, l’a prouvé : en dépit d’une transition très longue
et au terme d’un processus constituant harassant, les élites politiques de
l’ « ancien régime » sont toujours incrustées dans l’Etat, et la
société, paupérisée à l’extrême dans ses couches les plus défavorisées, est à
nouveau livrée à la répression policière[9].
En
Algérie, les partis, les associations et les personnalités, qui produisent
aujourd’hui à tours de bras des plans de transition rivalisant d’ingéniosité et
d’expertise dans les mécanismes qu’ils proposent, font mine de surestimer les
vertus des institutions dont elles rêvent pour l’avenir. Mais peut-on s’assurer
que les revendications populaires trouveront leur satisfaction dans le modèle
désincarné de l’Etat de droit, c’est-à-dire dans un archétype puisé dans
l’arsenal « universel », réputé vertueux par définition ? N’est-il
pas préoccupant que ce modèle a toujours eu une fonction sociale étroitement
liée à sa genèse historique (c’est-à-dire une vocation de domination
capitaliste dans l’Europe de ces deux derniers siècles) ? Dans une telle
approche, les contraintes structurelles (économiques, sociales et idéologiques)
héritées de l’histoire algérienne sont ignorées, de même que des questions
cruciales, éminemment politiques celles-là, qui se résument en fait à
celle-ci : au bénéfice de qui, de quelles composantes sociales, veut-on
« refonder » l’Etat ? Car il y a, dans cette neutralité
prétendue du discours institutionnel sur l’Etat de droit, toute la charge
idéologique que diffuse l’air du temps et notamment la croyance que la
démocratie qui nous sera livrée clés en mains donnera congé à l’oligarchie
mafieuse régnante et que le pouvoir deviendra « un lieu vide »,
œuvrant dans l’intérêt de tous[10].
Et s’il y
a un aspect de l’actualité algérienne qui doit nous donner à réfléchir sur la
malléabilité des institutions, c’est bien l’usage qui est fait depuis plusieurs
mois des juridictions pénales. La campagne d’arrestations lancée par l’état-major
de l’armée n’a rien de rassurant, elle n’est que le signe que le traitement de
la crise par la violence a déjà commencé. Le fait que cette violence s’exerce
en apparence par le droit et l’institution judiciaire ne saurait faire
illusion.
En effet, quatre
mois après le début de la contestation populaire, c’est dans le désordre institutionnel que l’arme judiciaire est brandie à une cadence frénétique,
telle la branche morte d’un Etat déraciné dont les moulinets chaotiques n’empêchent pas qu’il s’effondre chaque jour un peu plus sur lui-même.
On a
coutume de considérer que le recours à la loi a pour vertu d’apaiser et de
rappeler à la raison sans que l’on puisse suspecter qu’il s’y attache cette
violence profane et ravageuse qui caractérise la vendetta privée. Par
l’entremise du droit, l’Etat est censé se manifester en tant que détenteur d’un
monopole de la violence légitime. Mais cela n’a de sens que si le droit
s’exerce dans l’environnement institutionnel qui lui confère sa validité, s’il
s’articule sur la totalité des organes qui fournissent à l’Etat sa complétude.
Or, on ne sait plus avec certitude quels sont les appareils qui agissent
aujourd’hui au nom de l’Etat. L’application de l’article 102 de la
constitution, censé garantir la continuité des institutions, a au contraire
achevé de les démonétiser, auprès des citoyens et aux yeux de ceux-là mêmes qui
les personnifient. Le président de l’Etat, qui ne semble avoir été investi que
pour servir d’épouvantail à la nation, est confiné dans le silence quand il ne
relaie pas à contrecœur les consignes du chef d’état major ; les
ministres du gouvernement sont pourchassés par la population à chaque
apparition publique qu’ils font et le même sort est réservé, dans une proximité
avec leurs administrés devenue dangereuse, aux représentants locaux de
l’administration centrale.
On ne voit
pas comment ce même droit qui a jeté le discrédit sur les institutions de
l’Etat avaliserait la violence de ceux qui prétendent en détenir le
monopole par délégation. Il faut alors convenir qu’il ne subsiste dans un
paysage institutionnel dévasté que deux entités de fait sauvées du naufrage par
leur capacité intrinsèque à exercer la violence : la force armée, libre de
tout contrôle, et le bras séculier de l’Etat, détaché de son corps légitimant.
L’armée et les appareils judiciaires, ceux-ci étant aux ordres de celle-là et
partant enrôlés dans une guerre qui ne devrait pas les concerner.
Dans ces
conditions, on ne peut appliquer aux différentes procédures engagées un
jugement sélectif ni distinguer, parmi les accusés, entre ceux qui seraient
poursuivis à raison parce que les chefs retenus contre eux sont des faits de
corruption, et ceux qui seraient poursuivis arbitrairement parce que leur seule
responsabilité a un caractère politique. La justice répressive ne saurait
s’abattre, y compris sur les coupables de corruption, comme la justice divine
qui punit au gré de ses voies impénétrables.
Autant
dire que l'armée, si elle fait mine depuis le début de la crise de résister à
la tentation d’exercer la violence en dehors du droit, ne la convertit en
pouvoir légal qu’en apparence, tant il est évident que c’est un rapport de
forces pur et simple qui lui permet seul de la passer au « filtre »
juridictionnel. La preuve n’est-elle pas faite ainsi, pour le présent et pour
l’avenir, que les institutions sont inséparables des rapports de force et que
ceux-ci sont trop tenaces pour qu’une simple réforme les mette en échec ?
Tels sont
les éléments de certitude et d’incertitude qui définissent une situation
politique qui semble réitérer à l’infini la pugnacité de la rue et
l’intransigeance du pouvoir. Mais on approche du 5 juillet. Ce sera un vendredi,
on y prévoit une mobilisation exceptionnelle. La date est propice aux annonces.
Et les derniers signaux lancés par le chef d’état-major ne sont pas
encourageants.
[1] Il aurait fallu pour cela que les médias fournissent des
informations précises et chiffrées sur les manifestations hebdomadaires, qui
permettent de s’assurer que des villes n’ont pas décroché et que le mouvement
continue à mobiliser également dans toutes les wilayates du pays. Ce n’est
malheureusement pas le cas, les organes d’informations négligent de donner
l’information brute et privilégient les commentaires, les prises de position et
les « contributions » qui vont généralement dans le sens du
parti-pris que tel ou tel média a adopté à l’égard des événements actuels.
[2] L’arrestation, dans des conditions qui paraissent
contraires à toutes les procédures, de l’ancien commandant de la wilaya IV, Lakhdar
Bouregaa, annoncée ce dimanche 30 juin, en est un indice inquiétant. M.
Bouregaa avait accusé il y a quelques jours le pouvoir de préparer
«une comédie politique dont l’issue est connue d’avance » .
[3] Mouloud Hamrouche est parmi ceux
qui en ont explicité le plus clairement les attendus, et c’était il y a à peine
cinq ans, au plus fort des débats suscités par le quatrième mandat (Dans une
interview publiée par El Watan du 24 mars 2014). Il avait pour cela
évacué la problématique de la volonté populaire pour s’adresser « à
ceux qui gouvernent et à ceux qui les légitiment (…), au pouvoir parce
que la majorité de la population a été forcée de déserter le champ politique".
Il soutenait alors qu’il y avait en Algérie ceux qui gouvernent et qu'il
dénommait "pouvoir formel" et ceux qui légitiment, c'est-à-dire
l'armée. "L'armée n'a pas à faire allégeance, elle a déjà fait
allégeance au pays, à l'Etat, à la nation et à son projet national",
ajoutait-il avant de réfuter toute velléité de l'exécutif d'"exercer le
pouvoir sans la surveillance de l'armée" qui "l'a légitimé".
[4]
Il faut rappeler à
ce sujet que, dès les premières manifestations du 22 février, le chef de
l’état-major avait pointé du doigt une manipulation du mouvement par des
secteurs du pouvoir alliés à des puissances étrangères. A la suite de la
réunion qui avait rassemblé le 30 mars l’ex-chef du DRS et le frère de
Bouteflika autour d’un projet de transition dont le parrainage devait être
confié à l’ex-président de la République Zeroual, le général Gaïd Salah avait
accusé les deux hommes de fomenter un « complot contre l’armée ». Le
23 avril, il fustigeait « ceux qui portent une animosité profonde
envers l’Algérie, en conspirant avec des parties intérieures qui ont vendu leur
âme et hypothéqué l’avenir de leurs concitoyens pour des fins et des intérêts
personnels étroits ».
[5] C’est ici pour moi l’occasion de dire que ceux qui, croyant rendre hommage à l’actuelle protestation de la rue,
l’affilient aux émeutes d’octobre 1988, ne la grandissent pas. Je sais bien que,
depuis les « révolutions arabes », une opinion dominante s’efforce de
porter au crédit du peuple algérien une antériorité dans la revendication de la
démocratie. Mais cette interprétation de l’histoire ne résiste pas à l’analyse.
Il me semble établi que les événements d’octobre 1988 ont eu pour point de départ
une manipulation du pouvoir. Et le plus probable est que Chadli avait alors
soulevé la rue algérienne afin de forcer le barrage dressé devant ses ambitions
par l’appareil du FLN (Voir la démonstration particulièrement argumentée qu’a
faite de cette lecture des événements Fawzi Rouzaik dans sa Chronique
Algérienne de 1988 de l’Annuaire de l’Afrique du Nord, pp. 575
et s.). J’ajouterai que la manœuvre a dans une certaine mesure tragiquement
réussi, lui permettant de réviser la constitution puis d’utiliser les élections
de décembre 1991 pour abattre le parti unique. Afin d’y parvenir, son premier
ministre Sid-Ahmed Ghozali avait fait le forcing durant tout l’été précédent
pour convaincre le FIS, considéré à tort comme un instrument docile de cette
stratégie, de prendre part aux législatives. On sait où cela a conduit.
[6] J’avais pris soin, dans mon article publié dans ce même blog le 23 mars dernier sous le titre « Volonté populaire et
incarnation sociale : Quelques questionnements sur le « hirak »
algérien" (repris par algeria-watch : https://algeria-watch.org/?p=71629), d’éviter toute hypothèse allant dans le sens d’une
manipulation étrangère. Voilà pourquoi ce n’est qu’au prix de la falsification
de mon texte, dans l’extrait qu’il en a reproduit en guise de citation, qu’un
soi-disant chercheur tunisien dénommé Mehdi Taje a voulu l’instrumentaliser au
service de la thèse qu’il défend : le « hirak » a été planifié
et encadré par des puissances étrangères pour déstabiliser l’Algérie.
Il a d’abord falsifié cet extrait dans une première version de son article
publiée le 3 avril (http://www.businessnews.com.tn/regard-geopolitique-sur-le--hirak--en-algerie--entre-realite-et-manipulations--2-,519,86775,3), surprenant la bonne foi de la
rédactrice en chef de ce site qui a fait fort aimablement droit à ma
protestation et accepté de rétablir l’extrait cité dans sa rédaction originale.
Puis il l’a falsifié, par la même substitution d’un terme à tout un pan de
phrase, dans une seconde version de son article publiée le 22 avril : (https://prochetmoyen-orient.ch/hirak-en-algerie-entre-realite-et-manipulations/)
Je me serais volontiers contenté de la mise au point faite auprès du site
« proche&moyen-orient.ch » à qui j’ai demandé que la citation
falsifiée soit purement et simplement supprimée. Mais le rédacteur en chef de
la publication, Richard Labévière, que j’aurais supposé plus regardant sur
l’éthique, s’est abstenu de donner à ma réclamation la suite qu’elle méritait,
après en avoir explicitement accusé réception le 23 avril. L’article est toujours publié sur ce site (et il a été repris par d’autres) avec la citation
falsifiée de mon texte !
J’entends
donc relever ici le manque total de scrupules de M. Mehdi Taje, dont la
prétention à l’académisme est une imposture, mais aussi la caution que lui a
apportée M. Labévière qui se sera montré, en l’occurrence, indigne de sa réputation de journaliste.
[7] C'est d’ailleurs un fait, dont il faut donner acte au
chef d’état-major, que d’anciens cadres du DRS ont publiquement fait la
promotion d’un projet de transition dirigé par Liamine Zeroual avant même la
réunion du 30 mars. L’ancien colonel Chabane Boudemagh en a détaillé les
modalités dans un article publié à cette même date par TSA après en avoir fait
la promotion tout au long du mois de mars sur une page Facebook ouverte au nom
de l’Organisation des Patriotes Algériens qui a pris souvent à
partie le général Gaïd Salah.
[8] Je pense ici notamment au
revirement opéré par la page Facebook intitulée 1,2,3 viva l’algérie.
Elle a joué un rôle important dans la diffusion des mots d’ordre du
« hirak » dès le déclenchement de ce dernier (la presse étrangère l’a
plusieurs fois mentionnée à ce titre - voir notamment un article publié sur le
site de francetvinfo le 26 février : https://www.francetvinfo.fr/internet/reseaux-sociaux/facebook/manifestations-en-algerie-facebook-et-les-reseaux-sociaux-ont-joue-un-role-determinant_3208245.html
Mais elle n’a pas tardé à se révéler être, après la démission de
Bouteflika, le porte-parole le plus zélé de l’état-major et de ses projets
constitutionnels. D’apparentes aberrations de ce genre doivent être nombreuses
sur la Toile et ne doivent pas manquer de sens, mais j’avoue n’être pas assez
rompu à la recherche sur les réseaux sociaux pour les découvrir.
[9] Voir notamment la répression des
manifestations sociales qui se sont déroulées dans ce pays en 2018. La
politologue Khadija Mohsen Finan parle d’un « retour de la dictature » :
(https://www.huffpostmaghreb.com/2018/01/08/situation-tunisie-revue-e_n_18955362.html?utm_hp_ref=mg-repression-policiere-tunisie)
[10]Les plus zélés défenseurs de
cette méthodologie sont les trois blocs d’associations (Forum civil pour le
changement, Confédération des syndicats autonomes et Collectif de la société
civile) qui ont réuni le 15 juin une Conférence de la société Civile. Ceux-là
(avec peut-être aussi le collectif Nabni, qui s’est fait expert en transitions
en tous genres) sont les adeptes les plus convaincus de la transition
abstraite, apprise à l’école des ONG internationales comme l’indique d’ailleurs
le registre lexical qu’ils utilisent et notamment le fait que, une fois écartée
la société concrète hérissée de toutes les aspérités du monde réel, ils
choisissent de s’exprimer à partir du laboratoire d’une « société
civile » idéale et immuable dont les contours sont, au regard de ce qu’est
la sociologie algérienne, quelque peu virtuels.