dimanche 30 juin 2019

FACE A L’IMPASSE ALGÉRIENNE, LA TENTATION DE LA FUITE EN AVANT



Khaled Satour

On n’a, me semble-t-il, retenu des discours prononcés la semaine dernière par le général Gaïd Salah que le signal qu’il a donné le 19 juin à la chasse au drapeau amazigh et qui a conduit les forces de sécurité à arrêter une quinzaine de personnes lors de la manifestation du vendredi 21 juin. Les propos qu’il a tenus sur cette question ont enflammé les débats sans que l’on puisse mesurer à quel point ils ont affecté l’unité du mouvement de contestation[1]. Mais ils ont aussi occulté les positions de fond qu’il avait soutenus la veille et qui les éclairent en les situant dans le cadre de ce qui pourrait bien s’avérer être l’annonce d’un raidissement.

Le chef d’état-major a en effet transmis le 18 juin deux messages qui font sens l’un en complément de l’autre :

- Alors qu’il avait défendu jusque-là un respect scrupuleux de la légalité constitutionnelle à seule fin d’éviter « le vide institutionnel », le général Gaïd Salah a  invoqué pour la première fois des arguments puisés dans un registre doctrinal éminemment polémique. Il a reproché aux tenants de la transition de viser « la destruction des fondements de l’État national algérien et (de) penser à construire un autre État avec d’autres standards, d’autres idées et d’autres projets idéologiques, auxquels seront consacrés des débats sans fin ». La constitution, a-t-il ajouté est « le giron du peuple et son rempart imprenable; elle est le fédérateur des composantes de son identité nationale et des solides constantes qui n’ont nul besoin de quelque forme que ce soit de révision ou de changement ».

UN DÉSAVEU DE LA SOUVERAINETÉ POPULAIRE ?

L’inspiration qui a dicté cette prise de position est à vrai dire curieuse car, sous prétexte de prévenir l’immixtion de problématiques jugées inopportunes, elle les met en avant, comme s’il n’y avait pas mieux à faire pour en conjurer les effets délétères que de les faire advenir par anticipation. Mais cette régression vers le dogmatisme vise plus généralement à soustraire de tout dialogue éventuel à venir sur l’Etat algérien un contenu de principes et de règles qu’on sacralise pour en imposer la continuité. L’argument invoqué répudie en définitive toute idée de rupture à l’heure où un changement radical est réclamé par la rue. Il paraît certes intervenir à contretemps dans la mesure où la constitution à laquelle il est fait référence est en passe de devenir caduque. Mais, en vérité, cette soudaine référence aux fondements constitutifs de l’Etat national algérien semble transcender les enjeux liés au texte de la loi fondamentale en vigueur pour renvoyer aux mythes originels de l’édification nationale et aux sempiternelles arguties historiques et identitaires qu’ils ont coutume de susciter.

- Le durcissement de la position de l’armée que ce premier argument indique incontestablement trouve d’autre part sa confirmation dans un autre passage du discours qui, démentant l’attachement compulsif précédemment manifesté à la constitution actuelle, vient en contester les fameux articles 7 et 8, proclamant la souveraineté populaire, que le général Gaïd Salah avait promis (sans jamais tenir) d’appliquer conjointement avec l’article 102. Dans cette même allocution du 18 juin, il a expressément désavoué « ceux qui prétendent (…) que le pouvoir du peuple est au-dessus de la Constitution et au dessus de tous ».

Cette déclaration, passée inaperçue, porte pourtant plus à conséquence que les poursuites engagées contre les porteurs du drapeau amazigh car elle peut servir d’alibi à une généralisation de la répression[2]. L’assaut qui est ainsi lancé, dans des termes clairs, contre la citadelle de la souveraineté du peuple est, autant que je sache, sans précédent. Car, si l’on a pu discuter de la hiérarchie qui existe entre le pouvoir du peuple et la constitution (et qui fait toute l’actualité du débat contemporain sur la dialectique démocratie directe/démocratie représentative), c’est la première fois que l’on nie que le pouvoir du peuple soit au-dessus de tous.

Or, cela ne peut rien signifier d’autre, dans le contexte de la crise actuelle, qu’une mise en concurrence de la souveraineté du peuple et de la primauté de l’armée que l’on prétend résoudre au profit de celle-ci. La prééminence de l’armée, investie du pouvoir de désignation de la totalité des institutions de l’Etat qu’elle subsume à un point tel qu’elle en devient une sorte de contenant, de principe premier, n’est pas une thèse nouvelle[3]. Elle a toujours été présente dans un double discours – politique et jamais institutionnel –  au sein duquel, en tant que doctrine de légitimation, elle a pu cohabiter dans une équivoque entretenue à dessein, mais sans scrupule ni complexe, avec le principe de la souveraineté populaire. Jusqu’à ce qu’elle s’épanouisse au sortir de la décennie noire, lors de l’adoption en 2005 de la charte pour la paix et la réconciliation et de la promulgation de l’ordonnance n° 06/01 du 27 février 2006 qui en avait tiré les conséquences juridiques. La charte célébrait la victoire des « unités de l’armée nationale populaire » qui avaient « organisé la résistance nationale » et fourni « les martyrs du devoir national », et appelait le peuple à leur « rendre un vibrant hommage ». Elle produisait ainsi un énoncé quasi-constitutionnel en vertu duquel l’armée tirait de l’action qu’elle avait menée au cours des années 1990 – c’est-à-dire pour la première fois dans son histoire d’événements postérieurs à la guerre de libération nationale – un droit renouvelé à la prépondérance organique et institutionnelle. Tout cela pour dire que les propos tenus par Gaïd Salah ne relèvent pas que de l’improvisation et de l’opportunisme.

La contestation du principe sacro-saint de la souveraineté populaire peut indiquer un recentrage de la position de l’état-major qui semble avoir fini par prendre au sérieux la menace constituée en elle-même par l’expression de la contestation populaire. Considère-t-il désormais qu’elle s’est autonomisée, alors qu’il n’avait cessé de mettre l’accent sur l’instrumentalisation dont elle aurait fait l’objet?

Pendant plusieurs semaines, en effet, il avait semblé moins inquiet de la menace que représentait le « hirak » que du front ouvert contre l’armée par les personnalités ayant servi Bouteflika alliées aux réseaux du général Toufik. La lutte était censée avoir pris fin par la victoire du premier camp mentionné dès lors que l’ex-chef du DRS, le frère de Bouteflika, plusieurs de ses anciens ministres et les hommes d’affaires qu’on lui rattache ont été mis sous les verrous. Mais son discours, relayé par les éditoriaux de la revue El Djeich, en a maintenu l’actualité dans l’espoir de recueillir l’adhésion de la rue en désignant à sa vindicte des ennemis de la souveraineté et de l’indépendance nationales. A travers toutes ces péripéties, le chef d’état-major a paru ne pas démordre des toutes premières accusations de manipulation du « hirak » qu’il avait lancées[4].

A ce sujet, et pour être conséquent avec ce que j’ai déjà écrit sur cette question, je maintiens pour ma part que le mouvement de contestation était apparu dans un ordre et une discipline qui pouvaient légitimement donner à penser à l’observateur impartial, instruit des multiples précédents de manipulation de la rue[5], qu’il avait bénéficié d’une préparation. J’ajouterai que, pour des raisons qu’il serait trop long d’exposer ici, il m’est apparu que la crainte la plus alarmante, celle d’une entreprise de déstabilisation étrangère, analogue à celle qui avait provoqué l’enfer du « printemps arabe », était infondée[6]. Mais l’hypothèse d’une contribution ou à tout le moins d’un « coup de pouce » donné par des forces intérieures structurées n’est à ce jour pas exclue[7]. D’une manière générale, les coulisses du « hirak » n’ont pas encore livré toutes leurs vérités car, en dehors même de la suspicion qui pèse sur les anciens réseaux du DRS, le rôle joué en sous-main par d’autres clans du pouvoir, y compris dans la mouvance de l’état-major, donne à réfléchir[8].

Le fait est cependant que le « hirak » a fait la preuve dans la durée qu’il était en mesure de se poser, face au pouvoir de fait qui s’est instauré, en protagoniste sérieux, capable en tout cas d’entraver le déroulement, souhaité aussi rapide que possible par l’armée, d’une élection présidentielle.

Tel pourrait être le cheminement qui a conduit le général Gaïd Salah à lancer cette charge directe contre la souveraineté populaire. Il n’est donc pas à exclure que, du fait d’une telle réévaluation de la situation, on se trouve à la veille d’un basculement. Tout espoir n’est pas perdu que l’armée cède, si peu que ce soit, aux pressions de la rue qu’appuie à des degrés divers la classe politique ainsi que des secteurs de la société qui demeurent insuffisamment structurés. Auquel cas, la souveraineté populaire gagnera, sinon en effectivité, du moins en vraisemblance. Mais on peut craindre que ces propos de Gaïd Salah, qui sont suffisamment pensés et structurés pour qu’on les suppose issus d’un consensus conclu entre les hiérarques de l’armée, soient autre chose que les rodomontades auxquelles ses allocutions nous avaient habitués. Auquel cas, l’armée serait en train de préparer le pays à un saut dans l’inconnu.

LA FORCE DU REJET, LA FAIBLESSE DU PROJET

Comment le mouvement de contestation peut-il prévenir une telle évolution ? Il a prouvé sa constance et préservé jusqu’à présent son unité. Mais ses faiblesses, évidentes dès le début des manifestations, n’ont pas cessé depuis lors de se confirmer. Il me semble en effet que c’est au prix d’une sur-interprétation de ses potentialités qu’on a pu considérer qu’il était à même d’imposer une refondation intégrale des institutions fatale à l’omnipotence de l’armée. Une entreprise d’une telle envergure serait de portée révolutionnaire. Elle ne peut être menée que sous la férule de forces sociales influentes disposant déjà de relais politiques, qui décideraient de convertir en pouvoir un poids qu’elles auraient au préalable consolidé au sein de la société. C’est le seul sens qu’il convient de donner, à ma connaissance, à la révolution qui est autant un aboutissement qu’un commencement. Produit d’une maturation, elle advient pour mettre en adéquation l’ordre existant avec des rapports sociaux en mutation, une fois que ces derniers ont commencé à subvertir le système en place. Mais il va de soi que dans une économie de rente qui réduit la société à une communauté de consommateurs dépossédés de toutes leurs capacités productives, il n’existe pas de dynamique permettant de générer de telles capacités.

Aussi bien, la question de savoir si le « hirak » est un mouvement à caractère révolutionnaire, comme on l’a si souvent lu et entendu, était-elle réglée d’emblée.

Il est en réalité un mouvement de masse, indifférencié en termes de composantes sociales, convergeant dans le rejet d’un système politique mais l’appréhendant exclusivement de l’extérieur en tant qu’appareils et personnels dirigeants, sans jamais le mettre en résonance avec l’état auquel il a réduit la société et surtout sans projeter le moins du monde la société du futur qu’il voudrait voir émerger. L’effet qui en résulte est contrasté : les hommes et les structures du pouvoir sont passés au crible de la critique la plus impitoyable qui n’épargne pas les partis d’opposition, dans un déballage sans précédent ; mais le vécu social des protestataires, les détresses et les attentes forcément différenciées sinon antagonistes des différentes couches sociales sont inaudibles car celles-ci ne se sont donné aucun canal politique d’expression.

D’où cette impression que le peuple révolté tait le sort fait aux catégories qui le composent pour mieux exposer les pathologies dont l’Etat et ses appareils sont atteints, comme si ces pathologies avaient un caractère sui generis, sans rapport avec la société.

Ce sont là les éléments d’un constat et non pas d’une critique. La réalité des carences de la société algérienne et de son impuissance à générer en son sein des potentialités révolutionnaires s’impose à nous. Encore faut-il avoir la lucidité d’en prendre acte et de ne pas se payer de mots. Conférer au « hirak » une dimension révolutionnaire est un abus de langage qui nourrit des illusions et lui assigne des finalités trop grandes pour lui.

LES LIMITES DE LA RÉFORME INSTITUTIONNELLE

La contrainte dont il est excipé pour justifier que le mouvement soit à ce point désincarné, qu’il répercute si peu le monde vécu des Algériens, est la nécessité de préserver son unité. En réalité, cette contrainte, par laquelle les différentes « feuilles de route » trouvent à se justifier, relève d’un argumentaire de rationalisation. Il serait plus juste de reconnaître que les rapports sociaux tardent à se cristalliser et sont impuissants à s’exprimer politiquement, un demi-siècle après l’indépendance du pays.

Lorsqu’on ramène le mouvement à sa juste dimension, on peut mieux comprendre le champ conceptuel à travers lequel sont actuellement appréhendés ses motivations et ses objectifs.

Ce champ se cantonne de manière remarquable à tous les vocables possibles du constitutionnalisme, et encore dans sa dimension strictement procédurale. Il fonctionne en outre en décalage par rapport au « hirak » du fait que celui-ci n’a pas désigné de porte-parole et que ce sont des personnalités et des associations qui lui sont organiquement étrangères qui se sont d’autorité subrogés à son expression propre. Ce sont elles qui, affirmant traduire les aspirations populaires, défendent (en tout cas certaines d’entre elles) l’idée de transition. Rejetant la démarche préconisée par l’armée (un retour aussi rapide que possible à des élections présidentielles), elles affirment préférer à sa programmation « constitutionnelle » une solution « politique ».

La vérité des choses est l’exact contraire de ce qui est ici allégué. C’est la position de l’état-major qui est éminemment politique, ne se servant de la rhétorique institutionnelle que comme d’un paravent. Il s’agit de préserver l’entière intégrité du pouvoir de l’armée et de reconstituer aussi vite que possible les appareils qui lui ont toujours servi de façade. C’est la raison pour laquelle il maintient en vie des organes intérimaires et se garde de toute initiative favorisant une transition.

Par comparaison, les feuilles de route qui recommandent ladite transition ont un caractère ambigu : elles affirment faire barrage à la volonté de l’armée de préserver son omnipotence et ses intérêts mais elles s’en remettent à elle pour réaliser leur vœu.

Cela indique bien un rapport de forces déséquilibré. Je ne crois pas que l’approche institutionnelle donne les moyens de bouleverser des rapports de pouvoir qui ont imprimé une marque si profonde dans la société et dans l’Etat. Les institutions ont toujours été faites pour entériner (en les rééquilibrant à peine) les rapports de pouvoir, elles ne les ont jamais renversés, car l’effectivité même des institutions est subordonnée à la réalité des rapports de pouvoir procédant d’une logique qui leur est propre. L’exemple tunisien, que d’aucuns prennent comme modèle à imiter, l’a prouvé : en dépit d’une transition très longue et au terme d’un processus constituant harassant, les élites politiques de l’ « ancien régime » sont toujours incrustées dans l’Etat, et la société, paupérisée à l’extrême dans ses couches les plus défavorisées, est à nouveau livrée à la répression policière[9].

En Algérie, les partis, les associations et les personnalités, qui produisent aujourd’hui à tours de bras des plans de transition rivalisant d’ingéniosité et d’expertise dans les mécanismes qu’ils proposent, font mine de surestimer les vertus des institutions dont elles rêvent pour l’avenir. Mais peut-on s’assurer que les revendications populaires trouveront leur satisfaction dans le modèle désincarné de l’Etat de droit, c’est-à-dire dans un archétype puisé dans l’arsenal « universel », réputé vertueux par définition ? N’est-il pas préoccupant que ce modèle a toujours eu une fonction sociale étroitement liée à sa genèse historique (c’est-à-dire une vocation de domination capitaliste dans l’Europe de ces deux derniers siècles) ? Dans une telle approche, les contraintes structurelles (économiques, sociales et idéologiques) héritées de l’histoire algérienne sont ignorées, de même que des questions cruciales, éminemment politiques celles-là, qui se résument en fait à celle-ci : au bénéfice de qui, de quelles composantes sociales, veut-on « refonder » l’Etat ? Car il y a, dans cette neutralité prétendue du discours institutionnel sur l’Etat de droit, toute la charge idéologique que diffuse l’air du temps et notamment la croyance que la démocratie qui nous sera livrée clés en mains donnera congé à l’oligarchie mafieuse régnante et que le pouvoir deviendra « un lieu vide », œuvrant dans l’intérêt de tous[10].

Et s’il y a un aspect de l’actualité algérienne qui doit nous donner à réfléchir sur la malléabilité des institutions, c’est bien l’usage qui est fait depuis plusieurs mois des juridictions pénales. La campagne d’arrestations lancée par l’état-major de l’armée n’a rien de rassurant, elle n’est que le signe que le traitement de la crise par la violence a déjà commencé. Le fait que cette violence s’exerce en apparence par le droit et l’institution judiciaire ne saurait faire illusion.

En effet, quatre mois après le début de la contestation populaire, c’est dans le désordre institutionnel que l’arme judiciaire est brandie à une cadence frénétique, telle la branche morte d’un Etat déraciné dont les moulinets chaotiques n’empêchent pas qu’il s’effondre chaque jour un peu plus sur lui-même.

On a coutume de considérer que le recours à la loi a pour vertu d’apaiser et de rappeler à la raison sans que l’on puisse suspecter qu’il s’y attache cette violence profane et ravageuse qui caractérise la vendetta privée. Par l’entremise du droit, l’Etat est censé se manifester en tant que détenteur d’un monopole de la violence légitime. Mais cela n’a de sens que si le droit s’exerce dans l’environnement institutionnel qui lui confère sa validité, s’il s’articule sur la totalité des organes qui fournissent à l’Etat sa complétude. Or, on ne sait plus avec certitude quels sont les appareils qui agissent aujourd’hui au nom de l’Etat. L’application de l’article 102 de la constitution, censé garantir la continuité des institutions, a au contraire achevé de les démonétiser, auprès des citoyens et aux yeux de ceux-là mêmes qui les personnifient. Le président de l’Etat, qui ne semble avoir été investi que pour servir d’épouvantail à la nation, est confiné dans le silence quand il ne relaie pas à contrecœur les consignes du chef d’état major ; les ministres du gouvernement sont pourchassés par la population à chaque apparition publique qu’ils font et le même sort est réservé, dans une proximité avec leurs administrés devenue dangereuse, aux représentants locaux de l’administration centrale.

On ne voit pas comment ce même droit qui a jeté le discrédit sur les institutions de l’Etat avaliserait la violence de ceux qui prétendent en détenir le monopole par délégation. Il faut alors convenir qu’il ne subsiste dans un paysage institutionnel dévasté que deux entités de fait sauvées du naufrage par leur capacité intrinsèque à exercer la violence : la force armée, libre de tout contrôle, et le bras séculier de l’Etat, détaché de son corps légitimant. L’armée et les appareils judiciaires, ceux-ci étant aux ordres de celle-là et partant enrôlés dans une guerre qui ne devrait pas les concerner.

Dans ces conditions, on ne peut appliquer aux différentes procédures engagées un jugement sélectif ni distinguer, parmi les accusés, entre ceux qui seraient poursuivis à raison parce que les chefs retenus contre eux sont des faits de corruption, et ceux qui seraient poursuivis arbitrairement parce que leur seule responsabilité a un caractère politique. La justice répressive ne saurait s’abattre, y compris sur les coupables de corruption, comme la justice divine qui punit au gré de ses voies impénétrables.

Autant dire que l'armée, si elle fait mine depuis le début de la crise de résister à la tentation d’exercer la violence en dehors du droit, ne la convertit en pouvoir légal qu’en apparence, tant il est évident que c’est un rapport de forces pur et simple qui lui permet seul de la passer au « filtre » juridictionnel. La preuve n’est-elle pas faite ainsi, pour le présent et pour l’avenir, que les institutions sont inséparables des rapports de force et que ceux-ci sont trop tenaces pour qu’une simple réforme les mette en échec ?

Tels sont les éléments de certitude et d’incertitude qui définissent une situation politique qui semble réitérer à l’infini la pugnacité de la rue et l’intransigeance du pouvoir. Mais on approche du 5 juillet. Ce sera un vendredi, on y prévoit une mobilisation exceptionnelle. La date est propice aux annonces. Et les derniers signaux lancés par le chef d’état-major ne sont pas encourageants.



[1]  Il aurait fallu pour cela que les médias fournissent des informations précises et chiffrées sur les manifestations hebdomadaires, qui permettent de s’assurer que des villes n’ont pas décroché et que le mouvement continue à mobiliser également dans toutes les wilayates du pays. Ce n’est malheureusement pas le cas, les organes d’informations négligent de donner l’information brute et privilégient les commentaires, les prises de position et les « contributions » qui vont généralement dans le sens du parti-pris que tel ou tel média a adopté à l’égard des événements actuels.

[2]  L’arrestation, dans des conditions qui paraissent contraires à toutes les procédures, de l’ancien commandant de la wilaya IV, Lakhdar Bouregaa, annoncée ce dimanche 30 juin, en est un indice inquiétant. M. Bouregaa avait accusé il y a quelques jours le pouvoir  de préparer «une comédie politique dont l’issue est connue d’avance » .

[3] Mouloud Hamrouche est parmi ceux qui en ont explicité le plus clairement les attendus, et c’était il y a à peine cinq ans, au plus fort des débats suscités par le quatrième mandat (Dans une interview publiée par El Watan du 24 mars 2014). Il avait pour cela évacué la problématique de la volonté populaire pour s’adresser « à ceux qui gouvernent et à ceux qui les légitiment (…), au pouvoir parce que la majorité de la population a été forcée de déserter le champ politique". Il soutenait alors qu’il y avait en Algérie ceux qui gouvernent et qu'il dénommait "pouvoir formel" et ceux qui légitiment, c'est-à-dire l'armée. "L'armée n'a pas à faire allégeance, elle a déjà fait allégeance au pays, à l'Etat, à la nation et à son projet national", ajoutait-il avant de réfuter toute velléité de l'exécutif d'"exercer le pouvoir sans la surveillance de l'armée" qui "l'a légitimé".

[4] Il faut rappeler à ce sujet que, dès les premières manifestations du 22 février, le chef de l’état-major avait pointé du doigt une manipulation du mouvement par des secteurs du pouvoir alliés à des puissances étrangères. A la suite de la réunion qui avait rassemblé le 30 mars l’ex-chef du DRS et le frère de Bouteflika autour d’un projet de transition dont le parrainage devait être confié à l’ex-président de la République Zeroual, le général Gaïd Salah avait accusé les deux hommes de fomenter un « complot contre l’armée ». Le 23 avril, il fustigeait «  ceux qui portent une animosité profonde envers l’Algérie, en conspirant avec des parties intérieures qui ont vendu leur âme et hypothéqué l’avenir de leurs concitoyens pour des fins et des intérêts personnels étroits ».

[5]  C’est ici pour moi l’occasion de dire que ceux qui, croyant rendre hommage à l’actuelle protestation de la rue, l’affilient aux émeutes d’octobre 1988, ne la grandissent pas. Je sais bien que, depuis les « révolutions arabes », une opinion dominante s’efforce de porter au crédit du peuple algérien une antériorité dans la revendication de la démocratie. Mais cette interprétation de l’histoire ne résiste pas à l’analyse. Il me semble établi que les événements d’octobre 1988 ont eu pour point de départ une manipulation du pouvoir. Et le plus probable est que Chadli avait alors soulevé la rue algérienne afin de forcer le barrage dressé devant ses ambitions par l’appareil du FLN (Voir la démonstration particulièrement argumentée qu’a faite de cette lecture des événements Fawzi Rouzaik dans sa Chronique Algérienne  de 1988 de l’Annuaire de l’Afrique du Nord, pp. 575 et s.). J’ajouterai que la manœuvre a dans une certaine mesure tragiquement réussi, lui permettant de réviser la constitution puis d’utiliser les élections de décembre 1991 pour abattre le parti unique. Afin d’y parvenir, son premier ministre Sid-Ahmed Ghozali avait fait le forcing durant tout l’été précédent pour convaincre le FIS, considéré à tort comme un instrument docile de cette stratégie, de prendre part aux législatives. On sait où cela a conduit.

[6] J’avais pris soin, dans mon article publié dans ce même blog le 23 mars dernier sous le titre « Volonté populaire et incarnation sociale : Quelques questionnements sur le « hirak » algérien" (repris par algeria-watch : https://algeria-watch.org/?p=71629), d’éviter toute hypothèse allant dans le sens d’une manipulation étrangère. Voilà pourquoi ce n’est qu’au prix de la falsification de mon texte, dans l’extrait qu’il en a reproduit en guise de citation, qu’un soi-disant chercheur tunisien dénommé Mehdi Taje a voulu l’instrumentaliser au service de la thèse qu’il défend : le « hirak » a été planifié et encadré par des puissances étrangères pour déstabiliser l’Algérie.
Il a d’abord falsifié cet extrait dans une première version de son article publiée le 3 avril (http://www.businessnews.com.tn/regard-geopolitique-sur-le--hirak--en-algerie--entre-realite-et-manipulations--2-,519,86775,3), surprenant la bonne foi de la rédactrice en chef de ce site qui a fait fort aimablement droit à ma protestation et accepté de rétablir l’extrait cité dans sa rédaction originale.
Puis il l’a falsifié, par la même substitution d’un terme à tout un pan de phrase, dans une seconde version de son article publiée le 22 avril : (https://prochetmoyen-orient.ch/hirak-en-algerie-entre-realite-et-manipulations/)
Je me serais volontiers contenté de la mise au point faite auprès du site « proche&moyen-orient.ch » à qui j’ai demandé que la citation falsifiée soit purement et simplement supprimée. Mais le rédacteur en chef de la publication, Richard Labévière, que j’aurais supposé plus regardant sur l’éthique, s’est abstenu de donner à ma réclamation la suite qu’elle méritait, après en avoir explicitement accusé réception le 23 avril. L’article est  toujours publié sur ce site (et il a été repris par d’autres) avec la citation falsifiée de mon texte !
J’entends donc relever ici le manque total de scrupules de M. Mehdi Taje, dont la prétention à l’académisme est une imposture, mais aussi la caution que lui a apportée M. Labévière qui se sera montré, en l’occurrence, indigne de sa réputation de journaliste.

[7]  C'est d’ailleurs un fait, dont il faut donner acte au chef d’état-major, que d’anciens cadres du DRS ont publiquement fait la promotion d’un projet de transition dirigé par Liamine Zeroual avant même la réunion du 30 mars. L’ancien colonel Chabane Boudemagh en a détaillé les modalités dans un article publié à cette même date par TSA après en avoir fait la promotion tout au long du mois de mars sur une page Facebook ouverte au nom de l’Organisation des Patriotes Algériens qui a pris souvent à partie le général Gaïd Salah.

[8] Je pense ici notamment au revirement opéré par la page Facebook intitulée 1,2,3 viva l’algérie. Elle a joué un rôle important dans la diffusion des mots d’ordre du « hirak » dès le déclenchement de ce dernier (la presse étrangère l’a plusieurs fois mentionnée à ce titre - voir notamment un article publié sur le site de francetvinfo le 26 février : https://www.francetvinfo.fr/internet/reseaux-sociaux/facebook/manifestations-en-algerie-facebook-et-les-reseaux-sociaux-ont-joue-un-role-determinant_3208245.html
Mais elle n’a pas tardé à se révéler être, après la démission de Bouteflika, le porte-parole le plus zélé de l’état-major et de ses projets constitutionnels. D’apparentes aberrations de ce genre doivent être nombreuses sur la Toile et ne doivent pas manquer de sens, mais j’avoue n’être pas assez rompu à la recherche sur les réseaux sociaux pour les découvrir.

[9] Voir notamment la répression des manifestations sociales qui se sont déroulées dans ce pays en 2018. La politologue Khadija Mohsen Finan parle d’un « retour de la dictature » : (https://www.huffpostmaghreb.com/2018/01/08/situation-tunisie-revue-e_n_18955362.html?utm_hp_ref=mg-repression-policiere-tunisie)

[10]Les plus zélés défenseurs de cette méthodologie sont les trois blocs d’associations (Forum civil pour le changement, Confédération des syndicats autonomes et Collectif de la société civile) qui ont réuni le 15 juin une Conférence de la société Civile. Ceux-là (avec peut-être aussi le collectif Nabni, qui s’est fait expert en transitions en tous genres) sont les adeptes les plus convaincus de la transition abstraite, apprise à l’école des ONG internationales comme l’indique d’ailleurs le registre lexical qu’ils utilisent et notamment le fait que, une fois écartée la société concrète hérissée de toutes les aspérités du monde réel, ils choisissent de s’exprimer à partir du laboratoire d’une « société civile » idéale et immuable dont les contours sont, au regard de ce qu’est la sociologie algérienne, quelque peu virtuels.