samedi 15 mai 2021

LE HIRAK ET LA PALESTINE : L'INSUPPORTABLE CHANTAGE

Khaled Satour

Est-il nécessaire, pour s’insurger contre la répression exercée par les services de sécurité et les tribunaux algériens, de détourner les yeux de ce qui se passe en Palestine ? Est-il pertinent, pour se démarquer des laudateurs du régime algérien, d'assimiler ce dernier à l’État d’Israël ?

En vérité, ce double amalgame est inacceptable et d’ailleurs parfaitement indéfendable. Il relève au mieux de l’inculture historique et au pire de l’adhésion rampante au processus de normalisation qui est en train de neutraliser le monde arabe. Et le pire et le mieux, je le crains fort, ne s’excluent pas nécessairement.

N’en déplaise à de nombreux communicants algériens qui veulent en faire un instrument de chantage, il n’est pas question de hisser la cause du Hirak au rang de la cause palestinienne. Surtout pas au moment où Israël assassine les civils à Gaza, fait régner la terreur à Jérusalem et pousse ses milices fascistes et suprémacistes à ratonner dans les territoires occupés et jusque dans ses frontières de 1948.

Le soutien à la cause palestinienne est à travers le monde le signe de ralliement de tous les hommes et femmes qui défendent la justice et la liberté dont elle est le symbole. On les voit d’ailleurs, bravant les interdictions, défier, dans les capitales occidentales et arabes notamment, leurs propres gouvernements dont ils dénoncent la complicité avec Israël. Il est incompréhensible que des Algériens, mettant en concurrence leurs revendications démocratiques avec le combat séculaire pour assurer la survie d’un peuple, intimident leurs compatriotes qui remplissent leur devoir de solidarité avec ce peuple.

DÉCRÉDIBILISER LA CAUSE PALESTINIENNE 

Ils sont nombreux à avoir ces derniers jours fait montre, par des voies plus ou moins détournées, d’une défiance à l’égard des résistants palestiniens.

- Il y a ceux qui l’ont fait sous forme d’une réprimande adressée au footballeur international Riyad Mahrez après qu’il ait publié le 10 mai un tweet de soutien aux résistants de Jérusalem. Ils l’ont fait dans des termes tellement similaires qu’on croirait qu’ils se sont concertés. Je ne mentionnerai pas de noms, je rapporterai juste quelques échantillons de ces écrits.

On y trouve des propos fraternels dans la forme, paternalistes et tendancieux dans le fond, comme par exemple : « C’est très bien, frère Mahrez, que tu soutiennes nos frères opprimés et dominés en Palestine. Mais ce ne serait pas moins bien que tu soutiennes aussi tes frères opprimés et dominés en Algérie ». Ailleurs, le grief est développé sans le moindre préambule sur la Palestine : « Il (Mahrez) n’a pas vu les tortures et viols sur des jeunes manifestants pacifiques en Algérie, il n’a pas vu les mineurs qui ont subi des sévices corporels dans les commissariats, il n’a pas vu les enlèvements et détentions secrètes ».

Les auteurs de ces tweets voudraient bien que leur message soit reçu dans son seul contenu explicite : un rappel et une dénonciation de la répression en cours en Algérie. Mais ils n’abuseront personne. Le motif de leur irritation est bien qu’un Algérien, qui vit actuellement l’heure de gloire que lui valent ses exploits sportifs, apporte son soutien à la résistance palestinienne. Leur message central est donc bien celui qu’ils ont inscrit en creux dans leur texte : ils n’aiment pas qu’on soutienne la Palestine.

En assimilant le sort des Palestiniens à celui des Algériens, ils minimisent une tragédie qui dure depuis plus de 70 ans, c’est-à-dire depuis une époque où l’Algérie entrevoyait à peine un espoir de se libérer du colonialisme. Et surtout, ils viennent en soutien de la propagande d’Israël qui se satisferait volontiers que son régime d’apartheid reposant sur l’usurpation, le nettoyage ethnique et le crime de masse quasi séculaire soit élevé à la dignité d’une dictature.

- Et puis il y a la bouillie que délayent ces innombrables vidéastes de You Tube, excellant depuis des années dans l’invective, se prétendant pourtant journalistes, et qui ont décidé depuis février 2019 d’offrir au Hirak le cadeau empoisonné de leur soutien.  Parmi eux, il en est un certain nombre qui soutiennent depuis des mois, de façon plus ou moins ouverte, les monarchies qui normalisent avec Israël.  Le plus engagé dans cette direction prend les détours les plus inattendus pour dissimuler ses mobiles, affirmant qu’Israël et le régime d’Alger doivent être logés à la même enseigne car « Israël viole les droits de l’homme en Palestine et la « bande » (la ‘Issaba, dans le texte) viole les droits de l’homme en Algérie », ajoutant que les deux « prennent part à la répression des peuples ».

Le prisme choisi ici pour décrédibiliser la cause palestinienne est original mais l’intention est la même : banaliser l’œuvre israélienne de destruction de la société et de la nation palestiniennes. Ce « chroniqueur » ne s’est pas avisé qu’un tel rapprochement aurait été plus pertinent s’il l’avait établi entre Israël et la monarchie marocaine lorsqu’il avait commenté le marché passé il y a quelques mois sous l’égide des Etats-Unis pour légaliser l’occupation de la Palestine et du Sahara Occidental. Car, quoi qu’on puisse penser par ailleurs de la politique algérienne officielle, intérieure et extérieure, ce sont les démarches expansionnistes sioniste et monarchiste dans ces deux territoires qui se prêtent le mieux à la comparaison. Mais il s’en est bien gardé : le peuple sahraoui est sans doute à ses yeux encore plus insignifiant que le peuple palestinien. Il n’ira pas aliéner pour lui complaire les liens qu’il se vante d’entretenir avec les cercles officiels marocains !

Le fait est cependant que, prenant pour argument les rapports du comité des droits de l’homme des Nations-Unies, il aurait mieux servi son propos en faisant un parallèle entre le Sahara et la Palestine. Ces deux territoires ont en commun d’être régis par des résolutions de l’ONU, violées les unes et les autres par les deux puissances occupantes. Quant à l’Algérie, elle est reconnue souveraine depuis juillet 1962. Sur son territoire, le chemin à parcourir pour que cette souveraineté revienne au peuple n’est pas tant l’affaire des institutions internationales que du combat que les Algériens doivent mener en s’appuyant sur leurs propres forces, plus exactement dans l’opposition des forces sociales qui les constituent. Le seul problème est que les Algériens ne semblent pas encore avoir atteint le niveau d’organisation politique et sociale qu’exige ce défi… et notre vidéaste le niveau de conscience politique qui autorise à appréhender ces questions.

LE DÉVOIEMENT DE LA RÉFÉRENCE ANTICOLONIALISTE

J’ai eu l’occasion par le passé de déplorer que le Hirak entretienne pendant si longtemps un tel mystère sur son identité de classe en refoulant systématiquement ses ressorts sociaux. J’ai conclu de mon observation des événements que le gros des troupes qui en constitue la base s’était inconsciemment mis à la remorque d’une classe moyenne composite soucieuse d’obtenir des libertés formelles, politiques et économiques, en se préoccupant fort peu des aspirations des classes populaires que la libéralisation accélérée à la faveur de la décennie 90 a appauvries et éloignées de l’expression démocratique.

Il est heureux que ceux qui se définissent comme les « figures » de ce mouvement, qui sont allés parfois jusqu’à s’en prétendre les « élites », n’aient jamais été adoubés en tant que tels que par eux-mêmes (ce qui vient de leur être fraîchement signifié le 8 mai dernier à Kherrata[1]). Cela évite à la multitude qui a donné corps à la contestation et qui aspire sans arrière-pensées à une Algérie de liberté et de justice l’affront de se voir associer au discours que tiennent aujourd’hui certains membres de cette coterie sur la résistance du peuple palestinien dans les territoires occupés par Israël et notamment à Jérusalem.

Je veux rester constant dans mes analyses et réaffirmer que la thèse qui réduit le Hirak à une conspiration ourdie par les appareils du soft power américain n’est étayée que par des présomptions fragiles et fragmentaires abusivement grossies par les médias proches du pouvoir. Je considère en effet que la petite bourgeoisie, laïque aussi bien que religieuse, qui s’exprime au nom du peuple algérien n’avait guère besoin d’être stipendiée par les réseaux de la propagande américaine pour rêver de tailler le pays aux mesures exactes de ses aspirations à une démocratie sans doute plus libérale que démocratique si l’on en juge par l’ambiguïté de certaines de ses composantes et qui, nous avons le loisir de le constater tous les jours, ne s’adapte aux climats du Sud de la planète qu’en aggravant l’exploitation et la paupérisation. L’appel irrésistible de ses intérêts suffisait largement à l’y inciter.

Je n’ai cependant jamais exclu qu’une partie de cette classe égoïste et opportuniste soit complaisante à l’égard de projets géopolitiques hégémoniques qui ne font que trop bon ménage avec l’idéologie libérale.

Ce qui se découvre aujourd’hui à la lumière de l’actualité palestinienne, c’est la duplicité dont cette soi-disant élite a fait preuve dans sa manipulation du patrimoine anticolonialiste du peuple algérien. Il devient clair en effet, comme je l’ai toujours pressenti, qu’elle n’a agité les symboles du combat pour l’indépendance que pour leurrer la large masse des Algériens qui demeure attachée à ces références.

Les slogans anticolonialistes du Hirak n’ont jamais représenté pour les plus bavards de ses animateurs que des faux-semblants ostentatoires. Il nous est loisible aujourd’hui de vérifier à quel point il en est fait un usage à contretemps: on les a largement diffusés en Algérie pour dénier au mouvement le contenu social qui aurait dû être le sien mais voilà qu’ils sont objet de suspicion dès qu'il s’agit d’exprimer à une cause historique authentiquement nationale la solidarité qu’elle mérite.

On  ne peut concevoir, me semble-t-il, qu’un attachement sincère à la cause anticoloniale ne s’accompagne pas d’un soutien inconditionnel à la résistance du peuple palestinien. La réserve teintée d’hostilité manifestée ces derniers jours par de nombreux soutiens du Hirak à l’endroit de la résistance à Israël vient donc à point nommé pour dévoiler la supercherie. On les sent soudain affligés que la question palestinienne vienne voler la vedette à la contestation algérienne, dédaignant ce que cette mise en lumière coûte de sang et de larmes aux populations de Jérusalem, de Gaza, de Lod et d’ailleurs.

J’évoquerai pour conclure les implications de tels positionnements sur la lecture de la situation algérienne, en me limitant à cette espèce de vente concomitante qu’on veut imposer à quiconque voudrait se prononcer publiquement sur les affaires du monde. Il semble qu’on veuille imposer aux Algériens une devise d'inspiration néo-trumpienne : « Hirak first ». On menace par cette manoeuvre la libre expression démocratique dont le Hirak a fait son cheval de bataille. A défaut de recueillir une libre adhésion dictée par la conviction, on veut instaurer un rituel. C’est là une attitude autoritaire doublée d’un aveu d’échec. Si le Hirak ne veut pas être disqualifié sur l’une de ses revendications les plus fortes, il doit désavouer ces nouveaux censeurs.

J’ajouterai qu’il n’est pas fortuit que ce chantage au hirak prenne appui sur la question palestinienne. Lorsque le drapeau amazigh avait été interdit en 2019, on avait vu fleurir sur les réseaux sociaux des protestations contre la tolérance dont bénéficiait le drapeau palestinien. Il n’est pas sûr que ce chauvinisme, qui ne consent à la répression qui le frappe qu’à la condition qu’elle ratisse plus large, soit une autre histoire.

La cause palestinienne irrite les uns parce qu’elle rappelle à l’Algérie la part arabe de son identité et elle en irrite d’autres parce que leur allégeance à certaines monarchies les rend réceptifs à la normalisation avec Israël.


[1] Dans un article publié le 9 mai dernier par le quotidien Liberté, sous le titre Le Hirak se réapproprie l’esprit du 8 mai 45, on peut lire l'information suivante : « La rencontre  qui  devait  regrouper, hier, après la  marche  de  Kherrata, les figures du Hirak et les militants politiques  pour  débattre de l’organisation du mouvement populaire a été reportée à une date ultérieure par ses initiateurs. En effet, à la veille de la marche, le comité citoyen de Kherrata a rendu public un communiqué sur les réseaux sociaux qui annonce le report de la rencontre. Les rédacteurs du document reprochent à certaines figures du Hirak, sans citer de noms, de vouloir “récupérer l’initiative pour promouvoir leur image politique”. “La ville de Kherrata refuse de servir de support pour la récupération du mouvement" ».