Khaled Satour
Dans les 48 heures qui ont suivi la publication de l’ordonnance de
la CIJ portant mesures provisoires dans l’affaire introduite par l’Afrique du
Sud, Israël a tué 350 civils à Gaza et en a blessé près de 600.
Passé l'intermède judiciaire, le massacre a donc repris. Il serait malhonnête
d'en imputer la responsabilité directe à la Cour ou d'incriminer les termes
qu’elle a choisis pour libeller les mesures destinées à prévenir dans l’«
urgence » « le préjudice irréparable (qui) risque d’être causé aux droits » des
Palestiniens de Gaza dont la requête sud-africaine demandait la
protection.
Nous savions par avance que, quelles qu’aient pu être les mesures
adoptées, la Cour n’avait pas le pouvoir d’en imposer l’application à Israël.
Ses décisions sont dites contraignantes mais, dans le chaos des relations
internationales qu’entretient l’arrogance des États, elles ne peuvent compter
sur aucune force publique pour en assurer l’exécution. Le droit international
ne peut faire appel qu’à la bonne foi des États et au respect de leurs
engagements et l’histoire nous a appris ce que ces bons principes valent quand
ils se confrontent aux calculs de la puissance et de l’intérêt.
Mais il est une question qu’on peut se poser : les crimes commis
par Israël à Gaza depuis le vendredi 26 janvier à 14 heures, quand la Cour a
fait connaître ses mesures conservatoires, constituent-ils des actes de
désobéissance à sa décision ? Elle a ordonné à Israël de « prendre toutes les
mesures en son pouvoir pour prévenir la commission, à l’encontre des
Palestiniens de Gaza, de tout acte entrant dans le champ d’application de
l’article II de la convention » sur le génocide et de « veiller, avec effet immédiat,
à ce que son armée » n’en commette aucun.
Elle a donc laissé à Israël toute latitude de soutenir qu’elle a
bombardé Gaza au cours des heures écoulées tout en prenant les mesures de
prévention préconisées et en veillant à ce que son armée ne commette pas
d’actes constitutifs de génocide. N’a-t-elle pas constamment soutenu depuis
1948 que son armée, « la plus morale du monde », s’était toujours comportée de
la sorte? Qu’on essaye de discuter de telles allégations et on se retrouvera
entraîné dans des palabres sans fin sur le droit de la guerre et le degré de tolérance
dont il fait preuve à l’égard des bombardements de civils.
En revanche, et par-delà la question de l’application de
l’ordonnance, si la Cour avait osé ordonner à Israël de mettre immédiatement
fin à ses opérations militaires, cet État serait officiellement hors-la-loi
depuis le 26 janvier. Cela au moins est une certitude.
Et même si cela n’aurait pas consolé les proches des victimes qui
viennent de s’ajouter à la liste des dizaines de milliers de morts et de
blessés de Gaza, ni prémuni chacun des deux millions de survivants contre la
probabilité de subir à tout moment le même sort, du moins le droit aurait
apporté cette petite différence dont lui seul a le secret, même lorsqu’il
semble réduit à l’impuissance : celle qui requalifie la réalité et la rend un
peu moins insupportable.
S’il y a un pouvoir du symbole qui soit l'apanage du droit, c’est bien celui-là, et je le dis à
l’attention de ceux qui ont vu dans l’ordonnance rendue par la Cour un message
symbolique fort.
Minimalisme et misérabilisme
Il n’est dès lors pas contestable que le rejet par la Cour de la
principale mesure conservatoire demandée par l’Afrique du Sud n’aura pas
seulement déçu les Palestiniens. Il aura privé les millions de manifestants qui
exigent depuis 4 mois le cessez-le-feu dans les rues de toutes les capitales du
monde d’un titre de légitimité que personne n’aurait eu l’impudence de leur
contester.
La consternation que les habitants de Cisjordanie et de
Gaza ont exprimée à l’annonce de la décision de la Cour indique à mon avis
assez clairement que la Cour a raté son rendez-vous avec la Palestine. Ce sentiment quasi unanime fut la principale note discordante dans le concert de
félicitations et d’auto-congratulations que leurs plus fervents soutiens ont
fait entendre à la lecture de l’ordonnance. Les principales organisations de la
résistance palestinienne à Gaza ne se rejoignent d’ailleurs pas sur l’appréciation
qu’elles portent sur la décision. Alors que le Hamas, plus rompu aux
faux-semblants de la communication politique, l’a saluée parce qu’il estime
qu’elle « inculpe l’État occupant pour génocide », le Jihad
Islamique a regretté qu’elle ne soit pas « à la hauteur de l’exigence
de mettre fin aux massacres et aux agressions et de protéger le peuple
palestinien d’un anéantissement continu », affirmant « s’attendre
à ce que « l’ennemi l’exploite pour agir à sa guise ».
Il y a bien sûr, répliquent déjà ceux qui se félicitent
de la décision, tous les énoncés qui motivent l’ordonnance et que beaucoup
résument dans la reconnaissance par la Cour du « risque génocidaire ».
Que ce risque génocidaire soit imputé aux œuvres de l’État d’Israël,
expliquent-ils, c’est-à-dire au symbole contemporain de la criminalité
colonialiste la plus abjecte et la mieux garantie d’impunité, est un événement
historique d’une portée considérable. A certains égards, cela n’est pas entièrement
contestable de bonne foi mais j’avoue que la satisfaction le cède chez moi à la
frustration.
Car cela ne met que mieux en évidence le caractère
inachevé de la décision de la Cour. Le décalage qui se lit entre les motifs de
l’ordonnance et son dispositif a fait dire au juriste internationaliste Johann
Soufi que c’était une « décision forte sur le risque de génocide »
avec « des mesures conservatoires abstraites ». C’est une
formule efficace mais je ne la fais mienne qu’à moitié car j’aurai l’occasion
d’en nuancer la première proposition.
Je crois que le malentendu est ailleurs :
l’ordonnance rendue le 26 janvier par la CIJ avait pour seul objet et donc pour
seul intérêt les mesures que la Cour devait prendre d’urgence pour protéger la
population de Gaza. La discussion au fond sur l’accusation de génocide n’était
pas à l’ordre du jour. Je ne vois donc pas pourquoi on devrait se satisfaire
d’une prétendue portée symbolique là où l’objet et la finalité étaient
pratiques et relevaient de surcroît d'une urgence absolue. A moins qu’on se résigne à un incompréhensible minimalisme en arguant
du fait qu’il s’agit d’Israël et qu’il ne fallait pas trop en demander. Ce
minimalisme confine même chez certains à une sorte de misérabilisme qui leur
fait considérer que les Palestiniens, au point où ils en sont, devraient
s’estimer heureux de recueillir de la Cour les quelques miettes de justice
qu’elle leur a jetées. Cette vision des choses est inacceptable : la Cour
avait une obligation de protection de la population de Gaza et pour s’y
conformer il lui suffisait d’appliquer le droit et sa propre jurisprudence.
Rien ne saurait l’excuser de ne pas l’avoir fait.
La distance prise avec la réalité
Quoi qu’il en soit, il est bon d’examiner de plus près
les motifs de la décision pour en relativiser cette portée symbolique que
d’aucuns ont voulu y voir[1]. A
titre préliminaire, il convient d’indiquer que la structure dans laquelle ce
genre d’ordonnance de la Cour est rendu avant dire droit, c’est-à-dire
avant d’aller au fond du litige, se présente toujours dans un canevas
standardisé. L’image qui peut le mieux en rendre compte est celle d’un
formulaire dont la Cour remplirait les cases ou peut-être même celle d’un QCM dans lequel il faudrait répondre à des questions fermées. De sorte qu’il faut
lire le texte sans en forcer les signifiants, sans abolir la distance qu’il
prend avec la réalité pour n’en évoquer souvent que des virtualités, des
hypothèses dont il considère qu’il est trop tôt pour confirmer l’effectivité.
Cette observation vaut surtout pour les paragraphes
consacrés à la « compétence prima facie » de la Cour
(c’est-à-dire à première vue, sous réserve d’une déclaration ultérieure
d’incompétence sur le fond) et aux « droits dont la protection est recherchée » avec vérification du « lien entre ces droits et les
mesures demandées ». Le paragraphe traitant ensuite du « risque de préjudice
irréparable » et de « l’urgence des mesures » est
censé ramener la Cour à des données réelles sur le terrain qui fondent le choix
des mesures.
1° - A propos de la décision prise par la Cour de se reconnaître
compétente à ce premier stade de l’instance, exclusivement dédié aux mesures
conservatoires, beaucoup y ont vu un camouflet infligé à Israël qui avait
plaidé l’incompétence pure et simple. En fait, le raisonnement que la Cour
était appelée à faire sur cette question était étroitement encadré dans sa
binarité. Comme elle l’indique elle-même, l’article IX de la convention sur le
génocide subordonne sa compétence « à l’existence d’un différend relatif à
l’interprétation, l’application ou l’exécution dudit instrument ».
Il lui
a donc suffi de rappeler les déclarations officielles de l’Afrique du Sud
affirmant « qu’Israël agi[ssai]t au mépris des obligations lui
incombant au titre de la convention sur le génocide » et celles d’Israël
soutenant qu’il n’existait « aucune base valable, en fait ou en droit, pour
le chef infamant de génocide » pour établir que le différend était patent.
Étant donné que l’appréciation de cette condition se
fait sans mystère, la Cour ne pouvait se dérober à sa compétence et sa décision
sur ce point ne peut pas être surinterprétée comme une défaite pour Israël,
d’autant que la Cour précise qu’elle n’a pas besoin pour l’instant de « s’assurer de manière définitive qu’elle a
compétence quant au fond de l’affaire ».
Des droits « plausibles »
2) Sur « les droits dont la protection est
recherchée » et le « lien entre ces droits et les mesures
demandées », la démarche de la Cour se dédouble en deux étapes :
- Elle doit sauvegarder « les droits que
l’arrêt qu’elle aura ultérieurement à rendre pourrait reconnaître ».
Il est dans cette rédaction clairement indiqué que, dans l’immédiat, la Cour
ne reconnaît aucun droit. Il lui suffit d’estimer que « certains des
droits allégués par le demandeur sont au moins plausibles ». Or,
on ne peut pas s’aventurer dans l’univers du droit sans en adopter les
conventions de langage : ce qui est plausible c’est, selon les
dictionnaires, ce que l’on « peut admettre ou croire parce que
vraisemblable », c’est ce qui, sans être vrai, est vraisemblable.
Aussi bien, la Cour, après avoir décrit les pertes et
les destructions subis par Gaza et certaines déclarations de responsables
israéliens, en vient-elle à conclure qu’« il en va ainsi du droit des
Palestiniens de Gaza d’être protégés contre les actes de génocide et du droit
de l’Afrique du Sud de demander qu’Israël s’acquitte des obligations lui
incombant au titre de la convention ». Ces deux droits sont plausibles
et rien de plus : la Cour n’a pas besoin ici de se préoccuper de leur
réalité, voilà pourquoi il vaut mieux s’abstenir de lui faire dire ce qu’elle
ne dit pas.
- Sur le lien de ces droits avec les mesures proposées,
la Cour estime qu’« il existe un lien entre les droits revendiqués par
la demanderesse que la Cour a jugés plausibles et au moins certaines des
mesures conservatoires sollicitées ».
On voit à quel point ces constats sont tempérées par
des restrictions : certains des droits allégués, et non pas tous, sont
plausibles et certaines des mesures conservatoires proposées, et pas toutes, y
sont bien rattachées par un lien. Parmi ces droits, la Cour reconnaît celui des
Palestiniens d’être protégés contre les actes de génocide, mais elle l’énonce
comme un truisme à portée générale sans qu’il ne soit jamais dit que ces actes
sont en cours à Gaza. Quant aux mesures conservatoires proposées, on voit bien
comment la juridiction nous prépare au tri qu’elle en fera puisque, nous le
savons déjà, elle finira par rejeter celle qui était le mieux faites pour
assurer la protection des droits qu’elle juge « plausibles » :
ordonner la fin des opérations militaires. En décrivant les pertes subis par la
population, la Cour ne pouvait manquer de constater que l’attaque menée par
Israël était par sa nature même, par sa conception intrinsèque, appelée à
provoquer un désastre humanitaire et qu’aucune demi-mesure ne pouvait y faire
obstacle. Elle va donc se rendre coupable d’un déni de faits manifeste.
3) Sur le risque de préjudice irréparable et l’urgence,
qui seuls peuvent motiver des mesures conservatoires, la Cour rappelle qu’elle
a « le pouvoir d’indiquer des mesures conservatoires lorsqu’un
préjudice irréparable risque d’être causé aux droits en litige » ou
« lorsque la méconnaissance alléguée de ces droits risque d’entraîner
des conséquences irréparables ». Mais il faut aussi qu’il y ait
urgence, c’est-à-dire qu’il « existe un risque réel et imminent qu’un
préjudice irréparable soit causé » à ces droits.
- Sur le risque de préjudice irréparable :
La Cour
déduit l’existence de ce risque in abstracto, c’est-à-dire « à
la lumière des valeurs fondamentales que la convention sur le génocide entend
protéger » et en considération des « droits plausibles en
cause en l’espèce » tels qu’elle les a définis. Cela lui suffit pour
affirmer que ces droits « sont de nature telle que le préjudice qui
leur serait porté pourrait être irréparable ». Ceux qui en ont conclu
que la Cour reconnaissait l’existence d’un risque de génocide à Gaza se
trompent dans leur interprétation. Jusqu’à ce point de l’exposé des motifs, la
Cour évolue encore dans les limbes des « valeurs » et du
plausible, c’est-à-dire dans un virtuel qu’elle n’a pas commencé à confronter
au réel.
Une urgence
reconnue puis déniée
- Sur l’urgence :
En revanche, dans cette partie du raisonnement, on
attendait de la Cour qu’elle quitte le plan du raisonnement abstrait qu’elle développait
dans les paragraphes précédents car une urgence s’apprécie nécessairement dans
une situation concrète.
Et c’est ce qu’elle fait en effet. Elle rappelle d’une
part les conséquences de « l’opération militaire »
israélienne : les dizaines de milliers de morts, les destructions
d’habitations, d’écoles, etc., les déplacements massifs de population. Elle
relie bien ces ravages à leur cause, l’opération militaire qui est en cours et
dont le premier ministre israélien vient d’annoncer qu’elle « durera[it]
encore de longs mois ». Elle ne se fait pas d’illusion sur l’intention
affichée par Israël d’« améliorer les conditions auxquelles est soumise
la population de la bande de Gaza » et d’exercer des poursuites contre
quiconque appellerait « à s’en prendre délibérément à la population
civile ». Elle répond que ces mesures sont « insuffisantes pour
éliminer le risque qu’un préjudice irréparable soit causé avant que la Cour ne
rende sa décision définitive en l’affaire ».
La Cour a en somme parfaitement compris que tous les
maux causés à la population de Gaza résident dans l’intervention militaire
israélienne en elle-même et non dans les modalités selon lesquelles elle est
menée, qu’elles soient ou non amendées par les autorités israéliennes. La
poursuite des opérations militaires israéliennes est la cause de l’existence du
risque de préjudice irréparable, c’est ce que dit la Cour sans ambiguïté.
Et c’est à partir de là normalement, après le long cheminement balisé par les
seules règles de la procédure que lui impose son statut et bridé par
l’empêchement de se prononcer sur le fond pour n’envisager que le « plausible »,
que la Cour aurait dû acquérir la conviction que la seule mesure conservatoire
qui s’accorderait avec son raisonnement serait l’ordre donné à Israël de
cesser ses opérations militaires à Gaza.
Si elle ne l’a pas fait, ruinant l’utilité et la
cohérence du travail d’explicitation des motifs de son ordonnance, c’est que
des facteurs extérieurs à la mécanique du droit qui devrait être sa seule
référence se sont imposés à elle. Elle a, sous leur effet, renié de façon
manifeste sa jurisprudence. Pour s’en convaincre, il suffit d’examiner
l’ordonnance qu’elle a rendu il y a à peine deux ans dans l’affaire Ukraine
contre Fédération de Russie.
Dans cette affaire, l’Ukraine lui demandait de dire que
les accusations portées contre elle par la Russie pour justifier son agression
militaire du 24 février 2022, et selon lesquelles elle aurait « commis
des actes de génocide dans les oblasts de Louhansk et de Donetsk »,
étaient mensongères. La question du génocide n’était pas au cœur de l’audience
tenue le 16 mars pour décider de mesures conservatoires. Cela n’a pas empêché
la Cour d’établir le même risque de préjudice irréparable et la même urgence de
prendre ces mesures que dans l’affaire soumise par l’Afrique du Sud contre
Israël. Mais, là où le risque de génocide n’était pas invoqué, la CIJ n’a pas
hésité à prononcer contre la Russie la mesure radicale qu’elle s’est refusé à
prendre contre Israël : « La Fédération de Russie, a-t-elle
ordonné, doit suspendre immédiatement les opérations militaires qu’elle a
commencées le 24 février 2022 sur le territoire de l’Ukraine ».
Une affaire d’empathie
J’ai entendu des juristes éminents, dans leur
indulgence à l’égard d’une ordonnance qui aurait selon eux quand même
reconnu le risque de génocide à Gaza, soutenir que si la Cour n’a pas exigé
l’arrêt de l’opération militaire à Gaza, c’est parce que, contrairement à
l’affaire ukrainienne, dans l’affaire de Gaza ce ne sont pas deux États qui se combattent. Ils
expliquaient que, devant l’impossibilité d’adresser une quelconque injonction
au Hamas, qui n’est pas un État et n'est pas partie à la procédure, il lui était impossible d’exiger un cessez-le
feu du seul État israélien.
Ce raisonnement ne tient pas. D'abord, dans l’affaire
ukrainienne, la Cour n'a pas ordonné de cessez-le-feu et n’a adressé son injonction qu’à la seule Russie en
l’assortissant d’une demande faite aux deux parties de « s’abstenir
de tout acte qui risquerait d’aggraver ou d’étendre le différend dont la Cour
est saisie ou d’en rendre le règlement plus difficile ».
Les deux injonctions étaient donc indépendantes et
hiérarchisées. L’arrêt des opérations russes est exigé à titre prioritaire dans
la suite logique du raisonnement de la Cour qui attribue à la seule Russie la
responsabilité du « risque de préjudice » allégué. Elle était d’autant
plus tenue à la même rigueur dans l’affaire plaidée par l’Afrique du
Sud que, d’une part, le massacre fait à Gaza attestait qu’une puissance
incommensurablement supérieure menait contre la population une guerre à sens
unique et que, d’autre part la responsabilité d’Israël à Gaza est encore plus
exclusive que celle de la Russie en Ukraine puisque ses devoirs de protection
de la population sont ceux d’un État occupant.
De la comparaison qu’il serait possible d’approfondir
entre les deux ordonnances, on retire l’impression supplémentaire que la
hiérarchie établie entre les crimes internationaux en termes de gravité a
quelque chose de factice. Je veux dire par là, comme j’ai déjà eu l’occasion de
l’écrire, que, sur le strict plan de la protection préventive des populations,
nous avons là la preuve que l’allégation de simples opérations militaires entre
deux armées conventionnelles faisant des victimes civiles peut valider des
mesures plus radicales et plus rigoureuses que l’allégation de génocide.
A quoi tient ce différentiel qui bouscule la hiérarchie
de l’horreur ? Dans son analyse de l’ordonnance rendue dans l’affaire
ukrainienne, Raphaël Maurel, maître de conférences en droit public, note que
plusieurs passages du texte sont discutables et qu’« on peut lire en
filigrane – voire explicitement, dans certaines opinions séparées jointes par
plusieurs juges à l’ordonnance – une certaine émotion qui a certainement joué
dans l’appréciation première des critères juridiques d’indication des mesures[2] ».
Ce serait donc une affaire d’empathie. Les juges s’identifieraient
plus volontiers à certaines populations qu’à d’autres. On a bien senti, au
cours de ces longs mois du calvaire palestinien, que les violences subies par
Gaza semblaient ne devoir émouvoir le monde que si elles pouvaient trouver dans
le génocide une qualification superlative. La cristallisation du débat sur le génocide a sans
cesse donné l'impression qu’Israël ne serait comptable des crimes de masse
commis contre une population civile désarmée que si la preuve était apportée
qu’ils constituaient une entreprise génocidaire. Autrement dit, on a vu
prospérer l’idée que le seuil minimal à partir duquel ces actions mériteraient
d’être condamnées est celui du génocide. Et en conséquence que, tant qu’il ne
serait pas démontré que ce seuil était atteint, la moitié du monde, États et
opinions confondus, qui a toujours soutenu l’occupation et les exactions qui
l’accompagnent, pourrait continuer, en bonne conscience, à lui apporter son
appui « moral » et militaire.
Et voilà que la Cour internationale de justice se met
de la partie. Dans une étape de la procédure où il ne lui était pas permis de
se prononcer sur le génocide mais de protéger simplement une population dont les
outrages qu’elle subit actuellement n’ont pas d’équivalent connu dans les
dernières décennies, elle s’est abstenue de prononcer la seule mesure
conservatoire qui était à la hauteur de la tragédie.
Elle a fait le constat d’une situation des droits
humains catastrophique qu’elle a bien rattachée à l’agression militaire d’Israël
mais elle s’est limitée à mettre à la charge de l’État qui la mène une simple
obligation de moyen qui l’engage à « prendre toutes les mesures en son pouvoir pour prévenir la
commission » d’actes de
génocide. Un verbiage indéchiffrable à dessein à travers lequel, renonçant à l’autorité
que lui confère son rang, elle a conclu un gentlemen’s agreement avec une
clique d’assassins.