Khaled Satour
Sur cet extrait d’une vidéo diffusée
par BFM TV[1] le 20 juillet,
on voit des policiers français venus applaudir quatre de leurs collègues de la BAC (Brigade
anticriminalité) qui venaient d’être auditionnés pour avoir défiguré et tabassé à
Marseille le jeune Hedi dans la nuit du 1e au 2 juillet.
Le jeune homme, âgé de 22 ans, était en
compagnie de son ami Lilian quand il a croisé la route de 4 ou 5 policiers. Il a
raconté les faits à un journaliste de Mediapart : « On leur a dit
bonsoir, mais on a vite compris qu’ils étaient énervés et fermés à la
discussion. » Les policiers n’ont pas répondu. L’un d’eux aurait juste
agrippé son lanceur de balle de défense (LBD), un autre se serait saisi de sa
matraque pour asséner un coup au visage de Lilian. « Il s’est protégé
avec son bras, puis il a réussi à partir en cavalant. » Hedi n’y
parvient pas. Il reçoit donc une balle de LBD à la tête, puis il est traîné au
sol sur dix mètres avant d’être tabassé par les quatre policiers et laissé pour
mort sur le pavé. Il a été hospitalisé jusqu’au 13 juillet.
Ce sont au total 7 jeunes qui ont subi
des blessures graves du fait de la répression par la police des émeutes qui ont
suivi la mort de Nahel, dont 5 ont été éborgnés par des tirs de LBD.
C’est dire que, s’étant soulevées pour
protester contre la violence policière, les banlieues ont dû y faire face de
plus belle. Les tribunaux n’ont pas chômé puisqu’ils ont eu à juger plus de
1000 émeutiers présumés, souvent en comparution immédiate et sur la base des
seuls rapports de police, prononçant plus de 800 condamnations à des peines de
prison ferme.
Une
dérive du régime ou de la nation ?
Préposés
au contrôle des banlieues, les services de police français sont la seule
interface de l’Etat dans ces territoires. Du fait de ce monopole de fait, ils
ont fini par sortir de leur rôle d’instrument assurant le respect de la loi
pour se constituer en groupe de pression faisant prévaloir son esprit de corps
sur l’intérêt public. Leurs syndicats sont devenus des interlocuteurs influents
dans la définition des politiques de sécurité, des relais opérationnels des
courants politiques les plus radicaux, « commandant » à des troupes
qui se chargent de traduire leur violence verbale en actes, puisqu’elles en détiennent les moyens
les plus sophistiqués.
Cette
violence policière assumée dans son arbitraire peut-elle bousculer le cadre
doctrinal qui en dénie traditionnellement la réalité ?
La France
préfère se définir en tout comme « républicaine ». La révolte des
banlieues interroge-t-elle la réalité de l’Etat-gendarme ? On a tôt fait
de clore le débat sur la violence policière (qu’il faut absolument mettre au
singulier pour en marquer le caractère conceptuel) par le credo sur la police
« républicaine ». Une dérobade qui est de moins en moins
convaincante. La police constitue bel et bien un problème puisque presque
simultanément le sociologue Didier Fassin et Jean-Luc Mélenchon ont eu la même
formule : « l’État a peur de sa police ». C’est de deux
choses l’une : ou bien les appareils policiers se sont affranchis de la
loi, sont en mesure, dans la promiscuité vécue avec les immigrés, d’exercer une
violence libre de toute sanction sinon de tout contrôle, et c’est une dérive du
régime. Ou bien ils exercent cette violence par délégation de l’État et de ses
mandants, comme un privilège consenti par la loi, et c’est une dérive de la
nation.
Si l’on ajoute à la loi SILT de 2017
qui a pérennisé des dispositions prises dans le cadre de l’état d’urgence
antiterroriste des années 2015 et 2016 la réactivation des lois sur
l’immigration, dans un climat d’amalgame accréditant l’idée que les banlieues
sont un danger à la fois intérieur et extérieur, on peut redouter la
consolidation d’une police agissant « au nom et en fonction des
principes de sa rationalité propre, sans avoir à se mouler ou à se modeler sur
les règles de justice[2] ».
La police exerce ses prérogatives sur une ligne de crête séparant la force et
le droit qui trace la frontière de l’État de droit. Si l’ordre et la sécurité
ne sont conçus étroitement que comme le maintien du monopole étatique de la
violence, en prenant à témoin une opinion conditionnée par des menaces
apocalyptiques, l’État peut s’affranchir de la prédominance de la loi et
libérer des appareils dont la logique de subversion est toujours latente[3].
Au sein de la classe politique, seul le
discours de Jean-Luc Mélenchon se singularise, dans l’analyse des causes des émeutes,
par un semblant de compréhension du vécu des banlieues. On doit mettre à son
crédit ce franc-parler qui appelle les violences policières par leur nom, y
voyant une dérive qui entraîne dans son sillage, au-delà des appareils sécuritaires, les plus
hautes institutions politiques françaises. Mais est-ce que Mélenchon parle à
partir d’un lieu qui lui permet d’élucider toutes les causes structurelles de
la violence infligée aux minorités racisées ?
Je remarque d’abord qu’il prend dans sa
dernière intervention sur les émeutes[4] le
parti de s’affranchir des contraintes du discours politique. « Réfléchissons
en philosophes que nous sommes », propose-t-il. On peut prendre cette
annonce comme une réserve : il nous prévient d’emblée qu’il ouvre dans
cette intervention (et qu’il refermera) une parenthèse enchantée à l’intérieur
de laquelle il pourra se prononcer sans prendre d’engagement formel sur des
questions que son mouvement continuera à traiter selon les règles qu’impose le
jeu politique.
En toutes matières, la référence de
Mélenchon est la doctrine républicaine. Une sorte de doctrine correctrice qu’il
a coutume d’opposer aux législations que les gouvernements de Macron prétendent
tirer le plus directement des principes républicains. Je me souviens par
exemple qu’il avait réfuté le projet de loi séparatisme en recourant à des
arguments, tirés de l’histoire de la République et des principes qui la
fondent. Il avait détaillé sa conception de la laïcité, tirée de
l’interprétation qu’il fallait faire de la loi de 1905 et qu’il rappelle
d’ailleurs dans cette vidéo en prônant une « laïcité respectant la liberté
de conscience ».
Tautologie républicaine
En somme, il mobilise la République
contre la République, comme si la tautologie républicaine devait sans cesse
être scandée (la République est républicaine), assuré qu’il est que
celle-ci est certes un bien commun mais qu’elle ne fait pas résonner ses
conceptions d’une manière univoque dans les différents camps qui s’en
revendiquent. Et c’est sans doute la raison pour laquelle il élargit son champ
d’inspiration à l’« unité de la pensée de gauche à travers les Lumières ».
A première vue, c’est cet élargissement
qui l’autorise à réfuter l’explication que fournit la droite des émeutes des
banlieues par une « régression des immigrés vers leurs origines
ethniques », et à lui substituer sa propre lecture des événements
comme étant une « révolte sociale » ou encore une « révolte
des pauvres ». En somme, une révolte qui interpelle la République sur
le terrain le plus banal de ses promesses sociales que sont notamment
l’ « égalité » (« l’inégalité fait exploser la société »,
affirme-t-il) et la « fraternité ».
Mais ayant ainsi sacrifié à
l’explication puisée dans la doxa républicaine (de « gauche »),
il s’autorise à ajouter que la « révolte sociale » des
banlieues trouve sa cause « dans la lutte des classes ». Il se
permet cette audace sans prendre trop de risques car, s’il est vrai que
l’évocation de la lutte des classes est devenue en bonne orthodoxie
républicaine une sortie de route, elle reste en pratique un garde-corps sur
lequel on s’appuie en dernière extrémité pour s’épargner la chute fatale :
celle qui vous fait basculer par-dessus le balcon de la République universelle
et atterrir dans l’univers hostile des « relativismes » qui l’insupportent.
Elle est une infraction vénielle que l'on subordonne à une adhésion au triptyque de la
République réparateur de tous les arbitraires (liberté, égalité, fraternité)
tout en confessant, généralement en petit comité, qu’il est en vérité impropre
à conjurer le soubassement de l’exploitation et de la paupérisation à grande
échelle. Mais il est vrai que l’idéologie républicaine de gauche n’en est pas, dans ses
vastes étendues thématiques, à une contradiction près.
Voilà ce qui explique que l’imaginaire
de Mélenchon se sépare de l’imaginaire des minorités post-coloniales à
l’occasion des émeutes que viennent de vivre les banlieues. Et il est au moins
une raison factuelle qui aurait dû empêcher que Mélenchon ne se laisse abuser
par le continuum républicain : c’est un énième crime policier qui les a
provoquées. Ce n’est qu’au prix d’un laborieux effort de rationalisation
républicaine qu’il est possible d’assimiler à des émeutes de la faim des
insurrections périodiques contre une violence permanente des appareils de
sécurité visant des zones cartographiées comme dangereuses et à ce titre
régulièrement désignées, sous des prétextes divers, à une répression rythmée
par des états d’urgence répétitifs (2005, 2015) qui finissent par devenir
permanents (loi SILT en 2017, loi séparatisme en 2019). De sorte que la
géographie de la France post-coloniale ne diffère en rien de celle du « monde
colonisé coupé en deux » décrit par Frantz Fanon : « La
ligne de partage, la frontière en est indiquée par les casernes et les postes
de police (…) l’interlocuteur valable et institutionnel du colonisé, le
porte-parole du colon et du régime d’oppression est le gendarme ou le soldat[5] ».
L’inavouable
continuum colonial
Il manque à coup sûr à la vision de
Mélenchon tout le bénéfice à tirer d’une approche par le continuum colonial
qui, d’après la définition qu’en rappelle Léopold Lambert, « suggère
une continuité historique entre la période reconnue communément comme
coloniale, et celle qui suit » dont les effets coloniaux « sont
attribués soit à une inertie provoquée par le refus national d’examiner la
violence du passé, soit à une volonté étatique de perpétuer cette même violence
contre les mêmes groupes de personnes[6] ». Ce continuum est à
la fois spatial et temporel, il est parcouru selon le même auteur de « plis
de cet espace-temps qui voient des points généralement éloignés se
rejoindre » comme « des sauts dans le temps liant une
situation donnée à une autre dont les contextes spatial et temporel sont
pourtant sensiblement différents[7] ». Un tel pli
spatio-temporel peut-être vécu dans une banlieue française ou au sein d’une
tribu kanak à l’instant du survol d’un hélicoptère de l’armée ou de la police.
En un tel instant, dans l’esprit des communautés survolées, ce pli « joint
Constantine (Algérie) en 1955, Thio (Kanaky) en 1985, et Clichy-Sous-Bois
(Seine-Saint-Denis) en 2005[8] ».
On a en définitive l’impression que le
continuum républicain de Mélenchon et le continuum colonial vécu dans les
banlieues sont deux mondes parallèles qui coexistent alors que, par définition,
ils ne peuvent être qu’alternatifs l’un par rapport à l’autre. C’est le signe
que l’un des deux est forcément illusoire et c’est sans doute celui qu’observe
Mélenchon du haut de son balcon, là où nul ne peut être atteint par les coups
de feu tirés par la police en contrebas, dans l’enfer post-colonial.
Il reste que le leader des Insoumis
laisse filtrer quelques intuitions qui donnent à penser que l’arrière-plan
colonial ne lui échappe pas mais qu’il relève pour lui de l’indicible. C’est
ainsi qu’il mêle subrepticement la question du racisme à son analyse de ce
qu’il qualifie de « révolte des pauvres ». Il s’empresse bien
sûr de préciser que le combat antiraciste ne doit s’armer que du principe
républicain de fraternité. Mais mieux encore, il convoque le vieux débat qui
avait déchiré la 3e République à propos de l’inégalité des races, en
pleine discussion parlementaire sur le projet colonial et sa « mission
civilisatrice » et se range aux côtés de Clémenceau contre Jules Ferry
et son obsession de civiliser les races inférieures. Et il ne manque pas de
tacler Macron qui « veut, selon lui, ramener la civilisation aux
banlieues à coups de trique ».
Ce qui est sûr, c’est que, pour Mélenchon,
l’arrière-plan colonial n’a de pertinence qu’historique car il a été surmonté et
dépassé par le continuum républicain. Et, encore plus sûr, le leader des
Insoumis ne fera pas un seul pas en direction des tenants de l'approche décoloniale.
[2] Michel
Foucault, Sécurité, Territoire, Population, Gallimard-Seuil, p. 347.
[3]
Ce sont des appareils potentiellement aptes à s’autonomiser dans des
conjonctures de répression. On peut se demander quelle est, dans la politique sécuritaire actuelle, la part respective de la
politique et de la rationalité sécuritaire. La sécurité ne structure-t-elle pas
en partie un lobby agissant au niveau politique ?
[5] Frantz
Fanon, Les damnés de la terre, Paris, La Découverte, 2002, p. 41.
[6] Léopold
Lambert, États d’urgence, une histoire spatiale du continuum colonial
français, Ed. Premiers Matins Novembre, 2021, p. 42.