samedi 30 décembre 2023

PALESTINE : LES SILENCES ÉLOQUENTS DE L’ALGÉRIE OFFICIELLE


 Khaled Satour

J’ai noté rapidement quelques observations sur la position de l’Algérie à l’égard des événements de Gaza et plus généralement de la situation en Palestine, telle qu’elle ressort du discours prononcé par Abdelmadjid Tebboune le 25 décembre devant les parlementaires[1] et de l’interview accordée le 28 décembre à Al Jazira par son ministre des Affaires étrangères, Ahmed Attaf[2].

La réticence à parler de la Palestine

Le président et son ministre ont paru se forcer pour parler de la Palestine et en ont dit finalement le strict minimum réglementaire. Et j’utilise à dessein ce qualificatif tant il était audible que c’est le diplômé de l’École Nationale d’Administration, qui est en l’un et l’autre, qui s’exprimait par leur bouche. Or, je connais assez bien cette école pour savoir que sa vocation est de former des fonctionnaires aux ordres de leur hiérarchie et certainement pas des hommes d’État capables de porter au monde la voix de l’Algérie. 

Ils n’ont pas manqué de faire honneur à leur formation, chacun dans l’exercice qui lui était proposé. Interrogé sur les priorités que se donnait l’Algérie en tant que membre du Conseil de sécurité de l’ONU à partir de janvier prochain, M. Attaf s’est lancé dans une dissertation en trois parties sur les affaires locales, régionales et mondiales, avec définitions et exemples à l’appui, et ce n’est qu'après plusieurs coups de semonce adressés par la journaliste qu'il a bien voulu en venir à la question brûlante de l’heure, la Palestine. Il a obtempéré à contre-cœur mais sans s’attarder sur le sujet, éclairant les téléspectateurs beaucoup plus longuement, mais bien moins utilement, sur la longue carrière de diplomate qu’il a menée depuis sa sortie de l’ENA « en 1975 ».

Quant au président Tebboune, il a surtout montré une nouvelle fois au cours de son discours la prédilection qu’il a pour les chiffres (de production, d’exportation, de tonnage, de volume d’eau, de superficie de terres, etc.). Il a d’ailleurs avoué que pour lui « l’économie, ce sont des chiffres, ce ne sont pas des théories ou de la philosophie ; c’est ‘un plus un égale deux’». « Regardez où les théories ont mené le monde, a-t-il argumenté, qu’il s’agisse du capitalisme ou du socialisme ». Et c’est sur ce fondement, appliquant exclusivement « la logique » à l’économie , selon sa formule, qu’il a aligné les statistiques qui attestent selon lui de la bonne santé de l’économie algérienne, donnant toutefois l’impression de compter au nombre des réalisations avérées de simples prophéties autoréalisatrices. Il a, tout autant que son ministre et condisciple, abondé dans l’évocation de ses états de service dans la fonction publique, ne ratant aucune occasion de rappeler l’œuvre qu’il a accomplie en tant que wali ou chef de daïra.

Le déni du réel

Pour parler en termes footballistiques, il aura fallu attendre la 95e minute de son discours pour qu’enfin Tebboune en vienne à la tragédie qui met depuis bientôt trois mois le monde en émoi. Et comme le temps additionnel était compté, il a à peine consacré au sujet trois minutes. Réduits à la portion congrue, les propos tenus sur la Palestine ont d’ailleurs été boudés dans certains comptes-rendus de presse.

Ils auraient pourtant mérité quelques commentaires. Pour relever d’abord que, en gros, le président de la République a dit qu’il n’avait rien à dire sur la Palestine. L’Algérie est avec la Palestine, un point c’est tout. Elle la soutient d’un soutien si constant qu’il en est devenu intemporel, « nous ne l’abandonnerons jamais, aussi longtemps que le monde existera », a-t-il indiqué.

Ce qui donne l’impression que l’Algérie soutient la Palestine d’une manière routinière, un peu comme on aime d’un amour que l’accoutumance a dépouillé de tout élan, au point qu’on se sent dispensé d’en donner des gages. Mais mieux encore, Tebboune a suggéré que l’Algérie n’était pas tant tenue de rendre des comptes sur cette question que fondée à en demander. Je ne comprends pas autrement le ressentiment qui perçait dans son ton lorsqu’il a affirmé : « qu’on nous consulte ou pas, notre position est claire ». Aucun commentateur ne nous a éclairé sur le destinataire du reproche sous-jacent. Mais, tel qu’il est formulé, il semble signifier à l’un ou l’autre des courants du champ politique palestinien, si ce n’est à tous, que la Palestine n’a pas su mériter une telle constance de l’Algérie. A moins qu’il ne fasse allusion aux tractations en cours au Caire autour de l’ « initiative égyptienne » auxquelles on a oublié d’associer l’Algérie. Il y a là, en tous cas, une coquetterie bien malvenue sur le théâtre froid et cynique des relations internationales, dont Tebboune fait mine de ne pas être averti.

Quelques explications arrachées au forceps par la journaliste d'Al Jazira à Ahmed Attaf n’ont pas éclairé notre lanterne. Lorsqu’il a affirmé que l’Algérie ne voulait pas « que l’Autorité palestinienne entre à Gaza sur les blindés israéliens », ce sont peut-être les conséquences de ces mêmes tractations qu’il anticipait, en évitant soigneusement de nous en instruire davantage. Mais, d’un autre côté, on ne voit pas ce que l’Algérie viendrait y faire puisque le ministre a reconnu que son gouvernement n’avait de relations, dans le champ des organisations palestiniennes, qu’avec l’OLP et l’autorité de Ramallah, c’est-à-dire avec la faction palestinienne qui a le moins de prise sur les événements depuis le 7 octobre. L’hostilité qu’il exprimait ainsi à l’endroit du Hamas trahissait un déni du réel, et peut-être même de l’Histoire en marche, qui me paraît impardonnable.

Le vide que laisse la parole qui s’interrompt

En résumé, constance réticente et routinière du soutien à une Palestine désincarnée, voilà à quoi se résume le discours algérien alors que la Palestine de chair et de sang, suppliciée par une coalition de forces hostiles, se bat avec acharnement pour survivre.

Au regard du génocide en cours à Gaza selon un scénario de liquidation dont l’alternative la moins dommageable paraît être le renouvellement à une échelle géante du nettoyage ethnique de 1948, la réserve dans laquelle se sont confinés le président et son ministre ressemble à s’y méprendre à une volte-face historique qui ne dit pas son nom.  

Les Algériens sont de ce fait entraînés à leur corps défendant dans un renoncement à ce qu’il subsistait de l’engagement du pays aux côtés d’une cause qui ressemble tant à celle de leur mouvement national. Ils sont réduits à en assumer les conséquences dans la passivité qui leur est imposée par les appareils de répression. Et, à ce propos, l’explication fournie par Attaf à l’absence de manifestations algériennes pour la Palestine relève de ce comique involontaire qui fait rire aux dépens de son auteur : « il n’y a pas chez nous une tradition de la manifestation », a-t-il osé dire alors que le régime n’en a pas fini de maltraiter les militants du Hirak !

On avait certes déjà relevé des signes de ce retournement. Mais le formalisme et le caractère inédit du discours prononcé par Tebboune au Palais des Nations, sous le parrainage de la constitution, confère à l’événement une dimension symbolique.

Et comme tout s’est joué dans les omissions, nous prenons la mesure du fossé qui sépare la rhétorique, si démagogique qu’elle puisse être, du silence qui y coupe court, et cela nous fait soudain découvrir les vertus de la parole en politique et le vide qu’elle laisse lorsqu’elle s’interrompt.

Et le silence qui a résonné le plus fort est celui fait sur la résistance acharnée qu’opposent à Gaza les combattants palestiniens à une armée suréquipée de 300.000 soldats d’occupation. Mais aussi, avec un impact aussi sidérant, celui fait sur le pont aérien américain sans lequel le projet génocidaire d’Israël ne pourrait pas s’exécuter. Pas un mot sur le jusqu’au boutisme du gouvernement des États-Unis dans son accompagnement de la guerre d’extermination menée contre Gaza, pas la moindre allusion à l’obstruction systématique qu’il pratique au Conseil de sécurité pour empêcher le cessez-le-feu, pas même lorsque Tebboune et Attaf ont évoqué l’élection de l’Algérie à cet organe qui prendra effet dans quelques jours.

Le verrou protecteur

Je n’ai pas l’intention d’insister ici sur la direction que fait prendre à l’Algérie l’intensification des relations avec les États-Unis qui évoluent depuis le début de l’année 2023 vers un partenariat multiforme englobant l’économie, le tourisme, la sécurité et surtout le militaire.

Pour m’en tenir à ce qu’elle a de plus symptomatique du renoncement actuel, je relèverai que le choc provoqué par l’opération Déluge d’Al Aqsa n’a pas fourni au gouvernement algérien le moindre prétexte à l’ajournement, sinon l’annulation, de la 6e session du dialogue stratégique qui s’est tenue le 11 octobre à Washington[3] alors que les pièces maîtresses de la flotte US appareillaient vers le Proche-Orient pour couvrir les arrières de l’armée israélienne.

De même, alors que les Américains se mobilisaient au Conseil de sécurité pour paralyser toute initiative de cessez-le-feu et que les experts des Nations-Unis et les organisations de défense des droits de l’homme alertaient sur le génocide en cours à Gaza, le « dialogue militaire conjoint » algéro-américain mettait imperturbablement au point du 4 au 6 décembre « un projet de protocole d'accord sur la coopération militaire »[4] dont la signature est prévue pour le mois prochain. D’ores et déjà, des émissaires algériens ont entamé leurs discussions « avec des fournisseurs d’équipements militaires américains ».

De ces éléments de fait, quelques conclusions tirées de l’expérience la plus empirique s’imposent : tous les États arabes qui se sont jetés dans les bras d’Israël ont commencé par tourner dans l’orbite des Américains. Une fois consolidée sa coopération militaire avec les États-Unis, le régime algérien aura fait sauter le verrou protecteur posé par sa diplomatie traditionnelle depuis l’accès du pays à l’indépendance, au risque de se laisser entraîner, pas après pas, sur la pente de la normalisation.

D’ores et déjà, le retrait de l’Algérie de toutes les scènes sur lesquelles est débattu l’avenir de la Palestine et leur abandon aux forces dévouées à la liquidation de sa cause, mais aussi le mépris dans lequel elle tient le Hamas et les autres factions qui se battent sur le terrain pour la faire vivre, sont éloquents. Ils réduisent la détermination réaffirmée par Tebboune et Attaf à ne pas normaliser avec Israël à une clause de style. 


[3] Article d’El Watan du 14 octobre, intitulé 6e session du dialogue stratégique algéro-américain : Des « échanges approfondis» entre Alger et Washington :https://elwatan-dz.com/6e-session-du-dialogue-strategique-algero-americain-des-echanges-approfondis-entre-alger-et-washington

[4] Voir sur le site observalgerie, l’article du 6 décembre intitulé Armement : rencontre de haut niveau entre l'Algérie et les États-Unis : https://observalgerie.com/2023/12/06/politique/etats-unis-algerie-armement/

 

 

mardi 26 décembre 2023

LE SOUVERAIN, LES COURTISANS ET LE DISEUR DE VÉRITÉ


Khaled Satour

J’ai découvert, au hasard de mes lectures, la notion de parrêsia que les Grecs anciens utilisaient pour désigner une manière particulière de dire la vérité. Bien sûr, personne ne détient à lui tout seul la vérité de sorte que lorsque quelqu'un parle vrai, il ne dit que sa vérité, ce qui n’est déjà pas si commun.

Mais il pratique la parrêsia grecque si et seulement s'il dit la vérité dans des circonstances telles qu’il sait que cela va lui coûter cher : la vie peut-être, la liberté au moins.

Dans son discours à la nation prononcé hier, Abdelmadjid Tebboune a annoncé aux députés et sénateurs réunis au Palais des Nations que l’État avait récupéré en fonds, biens immobiliers et unités industrielles, 30 milliards de dollars des biens pillés par les oligarques de la « issaba ».

L'annonce a été chaudement acclamée par l’assistance.

30 milliards de dollars, cela fait 10 milliards de plus que la somme annoncée l’année dernière pratiquement à la même époque.

Cette somme avait alors été contestée par un tweet de Ihsane El Kadi, ce qui, entre autres audaces qu’il s’était permises, lui avait valu d’être aussitôt jeté en prison où il se trouve encore, après un simulacre de procès qui fut arbitraire de bout en bout, jusqu’à l’arrêt rendu en octobre dernier par la cour suprême.

Avec un décalage d’un an, ce passage du discours m’a incité à reconstituer ce trio que la littérature antique avait souvent mis en scène : le souverain, les courtisans et celui qui dit la vérité, c’est-à-dire qui pratique cet exercice périlleux qu’on appelait parrêsia.

Habituellement, les trois protagonistes jouent la scène ensemble, celui qui dit la vérité étant l’intrus dont la voix dissone aux oreilles du souverain car elle trouble le duo harmonieux qu’il forme avec ses courtisans. Ihsane El Kadi embastillé et ses émules en ayant tiré la leçon, il n’y avait hier au Palais des Nations aucun risque que quelqu’un se dresse pour crier, au milieu des applaudissements : « Objection, Monsieur le président ! ».

On a donc pu se rendre compte à quel point le discours du souverain gagnait en fluidité quand l’assistance est débarrassée de cet intrus. Et tant pis pour la vérité qu’on a emprisonnée en sa compagnie.

dimanche 17 décembre 2023

L’ACTIVE PRÉPARATION DU « DAY AFTER »


 

Khaled Satour

Des plans politiques sont échafaudés pendant qu’on massacre à Gaza.

Tant de calculs froids, de concertations, de rivalités ayant pour enjeu l’avenir palestinien… Ce n’est pas un génocide qui est en cours à Gaza. C’est juste un délai de réflexion accordé à différents protagonistes pour peaufiner leurs stratégies. Et le monde entier semble adhérer à cette vision. Car si un génocide était en cours à Gaza, l’humanité civilisée serait intervenue pour y mettre fin.

Mais puisqu’elle ne le fait pas, c’est que c’est une action d’intérêt public planétaire qui s’y passe. Quelque chose comme une opération de désinsectisation ou de dératisation à grande échelle, par exemple, menée sous les auspices de la communauté internationale. Ou alors Gaza est contaminée par des déchets toxiques qu’on voit enveloppés dans des sacs blancs en vue de leur enfouissement. L’action de salubrité doit aller au bout afin qu’on puisse passer à autre chose.

C’est un trio qui se concerte, autour duquel les États-Unis ont fait le vide grâce aux accords d’Abraham et aux porte-avions qu’ils ont déplacés dans la région pour dissuader de toute « extension du conflit » mais aussi de tout élargissement du dialogue : Israël, l’Autorité palestinienne et eux-mêmes. Ensemble, ils se projettent dans l’avenir qu’ils veulent proche où Israël en aura fini avec Gaza et le Hamas. Ils ont été surpris par l’attaque du 7 octobre, ils ont besoin de ce temps suspendu, de cet intermède de l’horreur, pour retomber sur leurs pieds et mettre la dernière main à leurs plans.  Le calvaire de la population civile palestinienne est pour eux un contretemps somme toute bienvenu.

Mahmoud Abbas, qui habite dans le voisinage de Jenine dévastée par l’armée israélienne, se donne l’illusion d’être partie prenante aux chassés croisés diplomatiques qui se multiplient sous l’égide des Américains. Il a décidé de ne pas entendre l’appel que lui a lancé le Hamas durant la semaine écoulée à « dépasser les accords d’Oslo, à mettre un terme à la coordination sécuritaire et à passer à la résistance totale ».  Il a mis toute sa confiance en Anthony Blinken et Jake Sullivan qui ne le rencontrent pourtant, entre deux tête-à tête avec Netanyahou, que pour s’assurer qu’il se tiendra tranquille le temps qu’ils accordent leurs violons avec Israël. Au langage diplomatique des émissaires américains, Netanyahou superpose un discours menaçant : il a déclaré il y a quelques jours que son gouvernement était prêt à combattre les forces de sécurité de l’Autorité palestinienne si celle-ci montrait la moindre velléité de sortir du pacte de soumission auquel elle a consenti. Mahmoud Abbas ayant fait savoir que ses services étaient prêts à assumer l’administration de Gaza quand la guerre y prendrait fin, le premier ministre israélien lui a répondu que le territoire resterait sous l’autorité sécuritaire d’Israël même s’il devait pour cela ramener Abbas à la raison par la force.

A part les appels du pieds du Hamas, qu’il est décidé à ignorer, Mahmoud Abbas est seul face aux manigances américaines et israéliennes. L’Égypte et le Qatar sont assignés à un rôle de factotums chargés de transmettre au Hamas les propositions de Washington et de Tel-Aviv relatives aux trêves humanitaires qu’ils souhaiteraient négocier, tout cessez-le-feu étant exclu. Le Qatar est notamment sous la menace explicite d’expéditions menées sur son territoire par le Mossad pour éliminer la direction politique du Hamas qui s’y trouve. La propagande israélienne, relayée sur la toile par des mercenaires marocains, fait circuler des rumeurs sur leur expulsion de Doha pour que l’Émirat saisisse le sens du conseil qui lui est amicalement adressé.

Américains et Israéliens ne parlent d’ailleurs plus, sans la moindre retenue, que des assassinats ciblés qu’ils projettent ensemble contre les dirigeants de la résistance à Gaza même : c’est la « 3e phase » de la guerre, voulue « d’une moindre intensité », que Washington incite Tel-Aviv à entamer au plus vite, l’aide des spécialistes américains dans les liquidations physiques en tout genre lui étant sans doute promise. Les autres États de la région sont impatients de voir la résistance de Gaza écrasée pour que les affaires puissent reprendre avec Israël au grand jour.

Si l’Algérie, qui tarde à accueillir les 400 blessés palestiniens orientés vers ses hôpitaux, demeure solidaire avec la Palestine, c’est sur le strict plan de l’hébergement sportif : l’équipe nationale palestinienne s’y prépare aux prochaines compétitions. Comme dans le meilleur des mondes où tout va pour le mieux!

Quelques milliers de combattants armés et une population survivant par un miracle chaque jour renouvelé retardent l’heureux avènement du « Day After ». Le village peuplé d’irréductibles Palestiniens est transformé en ruines par des ennemis agissants mais il peut compter sur la sympathie d’amis impuissants.