Khaled Satour
Parce que les Palestiniens ont toujours tiré de l’expérience algérienne la certitude qu’ils se libéreraient un jour de l’emprise israélienne, ce 1e novembre, 69e anniversaire du déclenchement de la lutte armée de libération nationale, doit leur être dédié.
Je compare le regard qu’ils portent sur le combat algérien à celui avec lequel, enfant, je le voyais moi-même. Si, en ces journées terribles que nous vivons depuis le 7 octobre, je ne me suis jamais senti vulnérable à la propagande haineuse que déversent les médias de l’Occident, c’est parce que j’ai le souvenir de ces titres abominables que je lisais dans les années 1950 en une de la presse coloniale.
Les articles étaient illustrés alternativement de photos des victimes de la sauvagerie qu’ils attribuaient aux « rebelles », aux « fellaghas », et d’autres où étaient représentés, dans l’indignité à laquelle la France entendait les vouer, les cadavres de ces « terroristes » que ses troupes n’en finissaient pas de mettre « hors de combat » sans jamais parvenir à les exterminer.
Je me prémunissais contre ces mensonges et me lavais de leurs outrages soir après soir lorsque, rassemblés autour du patriarche, penchant nos têtes sur le poste de TSF, nous écoutions dans un silence recueilli les comptes-rendus des victoires remportées par « les moudjahidine » sur l’armée coloniale, décrites, au défi des tempêtes de parasites que faisait souffler la censure, par les voix devenues familières qui nous parvenaient du Caire ou de Tunis.
Propagande contre propagande ? Je ne voyais pas les choses ainsi car seule importait pour moi la vérité première de cette guerre : nous étions dans notre droit, donc nous étions les plus forts. La langue de bois était sans doute dans les deux camps mais les uns en faisaient des gourdins pour nous battre comme plâtre et les autres en confectionnaient les charpentes qui étayaient notre espérance. C’est de là que date mon exécration de ces compatriotes paumés qui s’en vont clamant de tribune en tribune que l’arabe n’est pas une langue de liberté.
Oui, ce temps où je croyais que notre révolution était pure et nos combattants irréprochables revit en moi avec un mélange de désenchantement et d’affection quand j’entends des Palestiniens de tous âges les évoquer, à chaque fois qu’un micro leur est tendu, avec dans les yeux la même flamme qui faisait briller les miens.
Je ne veux pas dire par là que les Palestiniens sont des enfants. Nous autres Algériens avons été bénis de n’avoir à découvrir les conflits et règlements de comptes qui ont corrompu notre combat libérateur, jusqu’au cœur de la direction qui l’impulsait, qu’une fois la victoire acquise.
Ils ont pour leur part le malheur, ajouté à leur malheur, d’avoir dans la plus terrible adversité le spectacle de la désunion des rangs sinon de la trahison. Ils ont, d’une certaine manière, grandi trop tôt. Mais, aussi sûr qu’aucune fâcheuse révélation n’aurait pu affecter notre soutien à la lutte de libération qui était en cours, l’heure de la désillusion ne peut sonner pour eux en pleine bataille.
La lucidité qu’ils tirent de leurs déboires ne saurait altérer leur idéal. Je veux parler de l’idéal de leur propre victoire qui est primordial, celui qu’ils se font de la nôtre n’en étant que le précédent métaphorique dont il vaut mieux qu’ils gardent une image sans tache.
Et j’en viens à mon propos du moment : n’y avait-il pas meilleure image à donner du 1e novembre 1954 que d’annuler les célébrations de son 69e anniversaire, comme l’a annoncé Abdelmadjid Tebboune, « en signe de solidarité avec le peuple palestinien » ? Quelle cohérence y a-t-il dans cette annonce entre le dessein et l’acte ?
Faut-il plonger le 1e novembre dans une obscurité et un silence sépulcral semblables à ceux qui recouvrent Gaza pour témoigner de la solidarité à sa population martyre ? Ne faut-il pas plutôt faire du bruit ? A défaut d’un discours de soutien audible, d’une ou plusieurs initiatives diplomatiques qui auraient tenté de secouer la torpeur du monde arabe, l’Algérie n’aurait-elle pas pu célébrer l’anniversaire sous les couleurs palestiniennes, avec des présences et des voix palestiniennes ? N’est-il possible de donner du lustre et un retentissement médiatique à une telle célébration qu’en organisant des défilés militaires ?
De guerre lasse (et ce n’est pas une figure de style), les Palestiniens ont appris à réviser à la baisse le soutien qu’ils attendent de leurs meilleurs amis (à supposer qu’ils n’aient pas mis fin à toute attente et qu’il leur reste quelque meilleur ami), un soutien qui relève de la simple obligation de moyen pour ne pas dire d’intention. Mais ils n’accueilleront jamais l’occultation du 1e novembre algérien comme un gage de solidarité.
L’Algérie aurait dû songer à célébrer un 1e novembre palestinien dont les images auraient pu éclairer les réduits ténébreux dans lesquels ils sont confinés, qui auraient peut-être fait briller une nouvelle fois les yeux de quelques-uns d’entre eux. Les yeux de quelques-uns d’entre nous.