mercredi 28 décembre 2022

IHSANE EL KADI, UN JOURNALISTE IMPÉNITENT

Khaled Satour

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Je suis d’accord avec ce qu’écrit le journaliste Saïd Djaffar dans la tribune publiée sur le site de Maghreb Emergent en soutien d’El Kadi Ihsane[1]. Il n’y a rien de plus détestable que les attaques dont celui-ci est la cible et que son collègue dénonce à juste titre comme provenant, selon ses termes, « de ceux-là même qui jouent aux petits procureurs, qui lui reprochent tantôt d’être un gauchiste, un libéral ou un islamiste, ou encore un makhzénien, lui qui a toujours défendu le droit des Sahraouis à l’autodétermination ». D’autant que ces attaques sont lancées à un moment où l’intéressé est entre les mains de la Sécurité intérieure, venue le cueillir à son domicile dans la nuit du 23 au 24 décembre, en violation de la loi qui interdit les arrestations nocturnes, sauf en cas d’exceptions bien déterminées auxquelles son cas ne peut être assimilé de bonne foi.

La feuille de vigne des « patriotes »

Je n’adhère pas aux termes de la pétition signée pour exiger la libération d’El Kadi[2] pour une seule raison qui relève de l’analyse et non pas de l’opinion que je me fais des procédés de harcèlement mis en œuvre contre lui. Et je pense qu’il faut en toute circonstances préserver sa capacité d’analyse. Je ne crois pas en effet que, comme l’énonce la pétition, El Kadi Ihsane et Radio M constituent « le dernier bastion de la parole plurielle et du débat d’idées libre ». Outre que je trouve cette affirmation quelque peu grandiloquente, j’y vois une contradiction dans les termes : lorsque la parole n’émane plus que d’un seul bastion assiégé, elle a forcément cessé d’être plurielle et, en conséquence, il y a belle lurette que le débat libre a cessé d’exister.

Mais plus forte encore est chez moi l’aversion nourrie à l’endroit de ceux qui diffament El Kadi au nom d’un pseudo « patriotisme » dont ils s’arrogent l’exclusivité. Je ne conçois pas qu’on réduise la  patrie aux coteries qui se sont structurés pour la régenter par la toute-puissance qu'ils ont conférée à leur bon vouloir depuis les premières heures où elle s’est affranchie de la domination étrangère. Ces groupes dirigeants ne sont pas les juges infaillibles de l’intérêt national, ils ont mené le pays à assez de catastrophes qui en attestent. Et, en tout état de cause, ces nouveaux « patriotes » ne peuvent tirer un quelconque mérite du soutien aveugle qu’ils leur apportent que si toute liberté est laissée à d’autres de les contester. Cette liberté tient lieu à ces « patriotes autoproclamés » de feuille de vigne, d’ultime présomption de dignité. Lorsqu’elle aura fini d’être anéantie, personne ne verra plus en eux autre chose que des courtisans.

Ceci étant dit, le traitement réservé à El Kadi Ihsane soulève quelques questionnements. Inutile de s’attarder sur sa légalité : les magistrats trouveront dans l’auberge espagnole qu’est devenu le code pénal le maquillage nécessaire à son incrimination. Mettons-nous donc pour une fois au diapason du régime et évitons de nous encombrer de questions de droit. Les seules interrogations qui vaillent sont les suivantes : qu’a bien pu écrire Ihsane El Kadi de si terrible en ces derniers jours de décembre pour que les forces de sécurité aient tenu absolument vendredi dernier à lui mettre la main dessus avant que le jour ne se lève ?  Quelle est cette urgence qui a fait que des personnalités haut placés, et non seulement leurs exécutants, ont dû passer à cette fin une nuit aussi blafarde que la sienne ?

Le journaliste avait-il semé l’épouvante dans les rangs du pouvoir, frappé le pays au cœur de ses institutions et suspendu au-dessus de la tête des dirigeants une menace qu’il fallait faire cesser sans attendre ?

Il est vrai que dans le tweet qu’il avait publié quelques heures plus tôt il démentait sur un ton provoquant le président Tebboune qui venait d’annoncer que l’État avait récupéré la somme de 20 milliards de dollars sur les avoirs des oligarques que la justice poursuit pour corruption. « Comment peut-on oser dire quelque chose d'aussi mathématiquement grossier à des citoyens réputés les mieux scolarisés en Afrique ? », s’était exclamé le journaliste (rendant au passage, au regard du contexte, un hommage quelque peu baroque à la politique publique d’instruction).

Mais ce tweet n’était que la goutte d'eau qui faisait déborder le vase qu’il s’était attelé à remplir quelques jours plus tôt en pesant les termes d’une analyse publiée le 17 décembre[3]. Au premier abord, cet écrit paraissait délivrer une interprétation aussi orthodoxe que possible des conflits qui secouent la sphère du pouvoir.

Car El Kadi s’évertue depuis longtemps à perpétuer la lignée de ces analystes dont l’approche du pouvoir algérien s’effectue par l’auscultation inquiète de ses équilibres internes. Il est de ceux qui se préoccupent de la stabilité du régime, instruits qu’ils sont des conséquences ravageuses que peut entraîner pour le pays tout entier le moindre coup de grain essuyé par le landernau. Ceux-là restent convaincus que le régime ne s’assure une assise confortable que lorsqu’il arrive à reposer harmonieusement sur le trépied qui le supporte : la présidence, l’état-major et les services de sécurité rattachés à l’armée.

Les mauvais points décernés au président

Aussi bien le journaliste estimait-il, dans ce dernier article, que, à l’heure où la question de son éligibilité à un second mandat commence à se poser, le président Tebboune avait pour atout la sagesse qui l’a dissuadé de contester la tutelle de l’état-major et pour point faible de s’obstiner dans une gestion répressive de la société.

D’une part en effet, selon le journaliste, Tebboune était resté assez loyal à ses sponsors pour qu’ils lui gardent leur confiance car « il n’a pas réellement cherché à construire une force politique propre à lui. Il exerce certes son pouvoir sur la quasi-totalité des prérogatives que lui donne la constitution hyper-présidentielle du 1e novembre 2020 mais (…) il n’a pas reconstitué une police politique puissante en face de l’état-major, bicéphalisme qui avait permis à son prédécesseur de jouer sur les divisions (…) ».

Mais d’autre part, ajoutait-il, outre que sa politique économique est hasardeuse, le président Tebboune aurait le tort de bâillonner l’expression politique, de sorte que « les forces de sécurité sont sur la brèche depuis de longues années et le phénomène d’usure affleure ». « La hiérarchie de l’ANP, précisait-il, perçoit bien qu’il ne peut s’agir d’un mode de gouvernement définitif, tout au plus un sas de passage vers un mode de gouvernement qui emporte plus de libre adhésion citoyenne et moins de recours contraignants ».

Le tweet et l’article décernent sans équivoque les mauvais points au président, suggérant de façon limpide que le journaliste était loin de le recommander pour un second mandat.  Mais il faut croire qu’ils n'ont pas pour autant gagné à leur auteur les faveurs des militaires puisque, à en croire les informations qui ont filtré de sa garde à vue, ses hôtes de la Sécurité intérieure l’ont sommé de ne plus parler de l’armée.

En fait, Ihsane El Kadi semble avoir ligué contre lui toutes les instances décisionnaires qui ne supportent plus que les rapports de force qui structurent leurs relations soient l’objet de pareilles supputations, faites selon une tradition bien établie jusque dans les cercles les plus profanes dans la chose publique depuis les années 1970 et 1980. C’est de cette période en effet que date une telle exploration des enjeux de la vie politique algérienne qui, faisant bon marché des humeurs de la société, se concentrait sur les signes extérieurs (plus ou moins trompeurs d’ailleurs) d’affrontements entre les clans dirigeants. Il est vrai qu’à cette époque-là cette pratique était devenue un sport national mais qui s’exerçait à huis-clos, la police politique veillant sans concession à ce que la communication publique soit réservée à la presse officielle.

Un débat public qui réveillerait les vieux démons

Depuis lors, le régime algérien avait voulu donner l’illusion qu’il autorisait une information pluraliste. La presse dite « indépendante », censée en être l’incarnation, n’en fut en réalité que le leurre puisque, née avec le début de la décennie noire, elle fut condamnée d’emblée à n’être qu’une chorale disciplinée scandant à l’unisson le récit de la tragédie selon la trame que le régime en avait tissée. Cela ne l’avait pas empêchée, au gré de ses allégeances, d’ébruiter les empoignades qui secouaient les cercles dirigeants, le plus souvent pour accélérer les recompositions et précipiter les disgrâces.

De cette presse « indépendante », seuls sont sortis indemnes du Hirak de 2019 les titres qui ont su donner au pouvoir, au moment où on pouvait avoir l’illusion qu’il avait perdu la main, les gages d’une prudente fidélité ou qui se sont à peine risqués à quelques écarts sans conséquences, qu’un enthousiasme communicatif pour la cause populaire pouvait excuser.  

Ihsane El Kadi connaît trop la musique pour qu’on le soupçonne de naïveté. Et, s’il a opéré un retour aux formes primitives d’observation des coulisses du pouvoir par le trou de la serrure, c’est à mon avis pour deux raisons : la première est qu’il a conclu, consciemment ou inconsciemment, que le temps du Hirak était terminé dont ne subsiste, en queue de comète, qu’une répression tous azimuts, puisque la politique, pratiquée pendant près de deux ans au grand air, s’était à nouveau retirée dans ses appartements où il faut bien aller la taquiner ; la seconde est qu’il était convaincu de l’innocuité de cette intrusion dans l’intimité des puissants, qu’on pouvait supposer guéris de leur susceptibilité à fleur de peau par une exposition à la vindicte populaire pendant une cinquantaine de vendredis consécutifs.

Si mon hypothèse est bonne, il se sera trompé sur ce dernier point : le pouvoir ne semble pas avoir surmonté le traumatisme que lui ont causé le 5e mandat de Bouteflika et ses suites incontrôlées, et entend bien soustraire les marchandages dont augure le second mandat de son successeur à un débat public qui pourrait réveiller de vieux démons.

Et c’est peut-être par expérience qu’Ihsane El Kadi a surtout pêché. Il paie le tort d’être un journaliste impénitent.

samedi 17 décembre 2022

LE PROCÈS DE DAR EL BEIDA OU LA BANALITÉ DE L’ARBITRAIRE

Khaled Satour

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Les tribunaux algériens jugent et condamnent sans discontinuer. Le rythme des comparutions donne le tournis et il est difficile de rendre compte de chacune des affaires que les juges expédient, se contentant le plus souvent de suivre les réquisitions du ministère public, inspirées d’instructions qui ne font elles-mêmes qu’avaliser les procès-verbaux malveillants des services de sécurité.

L’article paru sur le site du journal  inter-lignes  le 15 décembre dernier[1] est l’un des rares, parmi ceux que la presse algérienne publie, à nous fournir un compte-rendu de débats d’audience. On peut regretter qu’il ne soit pas plus synthétique, qu’il ne communique pas avec un minimum de rigueur des éléments plus complets d’information sur la personnalité des accusés et les chefs d’accusation et des précisions plus circonstanciées sur les faits et la procédure.

Mais il nous donne de l’audience de comparution le 15 décembre dernier de Kamira Nait Sid, Slimane Bouhafs, Bouaziz Ait Chebib et Ben Adjoud Yougourthen devant le tribunal criminel de Dar El Beida des aperçus édifiants.

Ces quatre personnes étaient toutes jugées pour appartenance au Mouvement pour l’Autodétermination de la Kabylie (MAK), classé sur la « liste nationale des personnes et entités terroristes » par une décision du Haut Conseil de Sécurité prise le 19 mai 2021 alors même que la liste n’existait pas encore puisqu’elle ne fut créée par ordonnance que le 8 juin suivant. Je n’entends pas ici juger les engagements politiques des accusés et mon propos n’est d’ailleurs pas le MAK ni tout autre organisation séparatiste ou autonomiste kabyle. Je me contenterai d’énoncer les quelques éléments qui me permettent de commenter leur procès et leur condamnation.

La vaine parole des accusés

- S’agissant de Youghourthen Ben Adjoud, il ressort clairement du compte-rendu qu’il paie au prix fort le tort d’être le neveu de Ferhat M’henni, dirigeant du MAK, et de n’avoir pas rompu tous les ponts avec son oncle. Sa condamnation à 3 ans de prison ferme prend donc l’allure d’une vengeance exercée contre M’henni et venant alourdir la peine de réclusion à perpétuité prononcée contre lui par contumace.

- Le cas de Kamira Nait Sid est déjà plus complexe. Elle est présidente du Congrès Mondial Amazigh et a nié farouchement tout lien avec le MAK et toute adhésion à ses thèses. « La seule organisation à laquelle j’appartiens, a-t-elle soutenu devant ses juges, est le Congrès Mondial Amazigh, une ONG qui défend les droits des Amazighs dans le monde. Cette organisation n’a pas été classée par les autorités comme organisation terroriste. Nous travaillons en étroite collaboration avec l’ONU, sur la base des conventions ratifiées par l’Algérie ». Elle avait été enlevée par les services de sécurité à son domicile le 24 août 2021 et portée disparue pendant plusieurs jours avant qu’on n’apprenne qu’elle était en garde à vue à Alger. Au regard du principe de non-rétroactivité des lois et si on considère que le MAK n’était porté sur la liste des entités terroristes que depuis le 19 mai 2021, il aurait fallu prouver pour la déclarer coupable qu’elle avait été en lien avec cette organisation pendant les 3 mois précédant son enlèvement. Le tribunal ne s’est pas embarrassé de ces peccadilles et l’a condamnée à 5 ans de prison ferme.

- Bouaziz Ait Chebib dirige une autre organisation que le MAK, dénommée AKAL (Alliance pour une Kabylie Libre), qui n’est pas sur la liste des organisations terroristes. Mais les autorités judiciaires semblent lui avoir nié cette spécificité et l’ont assaisonné tout au long du procès à la sauce du MAK. Il a tenté de nier cette assimilation : « C’est à partir de 2013 que Ferhat Mhenni commençait à pencher vers l’autodétermination de la Kabylie, s’est-il défendu. Ces faits ont conduit à une crise interne dans le MAK et il y avait deux courants. Celui de Ferhat qui voulait l’indépendance et l’autre courant que je représentais qui s’est opposé à cette idée ». Mais le tribunal l’a condamné à 3 ans de prison ferme, au mépris de l’autorité de la chose jugée car, comme l’a rappelé en vain sa défense, « il avait bénéficié par arrêt de la chambre d’accusation rendu en décembre dernier de l’acquittement des mêmes accusations et le code pénal interdit de poursuivre deux fois la même personne pour les mêmes faits ».

- Et il y a enfin le cas tout à fait atypique de Slimane Bouhafs. Cet ancien policier converti au christianisme fait figure de franc-tireur de la « cause » kabyle dont les prêches enflammés, aux accents affectifs paroxystiques, sont toujours disponibles sur sa page Facebook. Réfugié en Tunisie où il avait obtenu l’asile politique, les autorités algériennes affirment l’avoir arrêté dans la région de Tébessa alors qu’il avait été porté disparu à Tunis le 25 août 2021.

La version qu’il a donné de son enlèvement est criante de vérité : « Des gens sont venus m’arrêter chez moi en Tunisie alors que j’étais en train de prendre une douche, et ils m’ont embarqué avec des méthodes de Daech (…) Quand ils m’ont enlevé, ils m’ont battu avec des coups de pieds à la tête (…) Ils m’ont jeté dans la forêt et m’ont couvert avec un carton. Ils m’ont dit des choses que je ne peux pas répéter ici par respect pour les femmes et ils ont pissé sur moi. Ils m’ont dit qu’ils allaient m’emmener en Libye, ils m’ont mentionné les noms de toutes mes filles et m’ont fait écouter l’enregistrement de ma femme qui pleurait ». Le juge, qui avait l’oreille dure, l’a condamné à 3 ans de prison ferme.

Abus d’autorité, disions-nous ?

Voilà ce que je retiendrai de ce procès : l’arbitraire des juridictions algériennes. Il n’y a pas de justice pénale digne de ce nom sans respect de la procédure. Le procès de Dar El Beida a foulé aux pieds la non-rétroactivité des lois, les règles régissant l’arrestation, la détention préventive et la prohibition de la torture, sans parler des garanties que confère le droit d’asile. Mais, depuis des décennies, il est devenu dérisoire, même (et surtout) lorsqu’on a quelques rudiments de droit, de pointer la persistance des abus que la loi fait normalement obligation aux magistrats de relever et de sanctionner.

Plusieurs articles du code de procédure pénale répriment ce que l’on dénomme de façon générique l’abus d’autorité. Celui-ci se définit comme une dénaturation de l’exercice d’une fonction, au détriment des garanties reconnues au justiciable.

Mais comment tirer argument de ce qui n’est normalement que la pathologie rare affectant un organisme sain, lorsque l’abus est devenu la règle ? La loi qualifie d’atteinte à la liberté l’enlèvement, l’arrestation, la détention et la séquestration illégale commises par toute personne quelle qu’elle soit, le port de l’uniforme ou de l’insigne étant une circonstance aggravante. Des Algériens subissent ces atteintes tous les jours, accompagnées d’humiliations sinon d’actes de torture.

Abus d’autorité des services de sécurité ? Atteintes à la liberté ? Oui, mais à quoi bon en faire état si l’ensemble des magistrats en charge des affaires, convertis en commissaires politiques, les entérinent sans états d’âme ? En réalité, c’est le système institutionnel tout entier, fondé sur l’hégémonie des services de police et la soumission de la magistrature, qui est en cause et qui réduirait la plus brillante équipe de défense à l’impuissance.

Abus d’autorité, disions-nous ? Quel usage faire de ce vocabulaire quand c’est l’improbable velléité d’un juge de sanctionner pareil manquement, tel que la loi le définit pour la pure forme, qui constituerait un abus intolérable. C’est que nous avons là des pratiques à ce point généralisées que les critères par lesquels s’apprécie l’abus sont réduits à l’état d’artifices scripturaires.

Il faut changer de boussole : le « droit » algérien est ailleurs. Toutes les fonctions étant perverties, le regard doit s’adapter à une réalité qui marche sur la tête et a substitué à tous les abus d’autorité une présomption générale d’abus de liberté d’opinion qui trahit l’infirmité de l’ensemble des libertés publiques.