dimanche 22 octobre 2023

« MASSACRES DU HAMAS » : LA MORALE AU SERVICE DE LA PROPAGANDE

La répression du soulèvement malgache de 1947

Khaled Satour

Avec les actuels événements en Palestine, c’est notre Histoire qui fait retour. Elle revient pour nous interpeller après 60 ans d’existence de l’État indépendant qui est né d’une lutte armée de libération nationale. C’est avec ce recul qu’il nous appartient de réagir à la relecture qui nous est proposée, depuis l’attaque du 7 octobre, du combat libérateur algérien mais aussi de tous les combats menés à travers le monde contre le colonialisme.

Un argument de chantage

Dans les médias dominants, cette relecture consiste en un discours univoque condamnant la violence anticoloniale. L’outil en est la morale sélective qui, en condamnant les « massacres commis par le Hamas », impose la seule perspective à travers laquelle doivent se juger les événements. Du coup, l’effroyable massacre à visée génocidaire auquel se livre Israël à Gaza n’est plus perçu que comme des représailles exercées contre une organisation terroriste.

Ce discours n’est pas moins univoque, dans l’intention, lorsqu’il prend l’apparence de l’équilibre et condamne avec la même vigueur les actes du Hamas et ceux de l’extrême-droite israélienne. Car il réduit le conflit israélo-palestinien à une guerre entre le Hamas et Netanyahou, alors que, d’une part, l’attaque du 7 octobre s’est faite avec la participation d’autres organisations de la résistance, dont le FPLP et le FDLP, et que, d’autre part, tous les gouvernements d’Israël, toutes obédiences confondues, ont mené des campagnes sanglantes contre les populations palestiniennes à l’appui de leur politique de colonisation.

La condamnation du Hamas est érigée en moyen de chantage fait à l’expression de la solidarité avec le peuple palestinien. Les médias le pratiquent avec zèle et l’exercice des libertés publiques y est soumis tout autant, notamment en France. C’est ainsi que la préfecture de police de Paris n’a autorisé la manifestation de ce dimanche 22 octobre qu’à cette condition. « Les appels à manifester pour demain (dimanche) condamnent les attaques terroristes perpétrées par le Hamas, a-t-elle fait savoir. Le rassemblement déclaré place de la République pourra donc avoir lieu[1] ».

C’est d’ailleurs une tradition bien ancrée dans l’histoire coloniale d’incriminer l’organisation la plus radicale de la résistance et de tenter simultanément de favoriser l’émergence d’ « une troisième force » : une telle politique avait été menée par la France en Algérie contre le PPA puis contre le FLN. Le Fatah et l’OLP ont longtemps été qualifiés de terroristes assassins de civils israéliens mais depuis les accords d’Oslo, la dégénérescence de l’Autorité palestinienne qui en est issue lui valent d’être regardée par Israël avec les yeux de Chimène et certains de ceux qui y sont affiliés acceptent de participer à ce jeu.

J’en veux pour preuve des déclarations faites par Elias Sanbar. Dans une interview publiée le 14 octobre par Mediapart, il condamne « les crimes du Hamas » et qualifie celui-ci de « créature d’Israël », en essayant de nous faire croire que l’Autorité palestinienne, enfoncée jusqu’au cou dans la collaboration, serait le véritable ennemi de l’occupation[2]. L’intellectuel palestinien, traducteur de Mahmoud Darwiche et néanmoins homme des accords d’Oslo que le poète avait dénoncés comme une trahison, fait d’une pierre deux coups : il enfonce un rival politique et complaît à l’opinion dominante.

La comptabilité coloniale des victimes civiles

Il reste la question du meurtre des civils dans les combats menés contre la domination coloniale.

Les événements du 8 mai 1945 en Algérie avaient débuté à Sétif par la répression d’une manifestation qui avait tourné à l’émeute et au meurtre de 21 civils européens. Au terme de deux mois de représailles, 30 à 40.000 Algériens ont été massacrés par l’armée, l’aviation et la marine avec l’appui de milices armées par l’occupant.

A Madagascar les 29 et 30 mars 1947, des centaines de Malgaches armés de sagaies et de sabres ont attaqué les villes, les camps militaires et les établissements coloniaux. Les troupes coloniales françaises ont répliqué par l’assassinat de 40.000 personnes à coups de massacres organisés, de civils jetés des avions et d’exécutions sommaires.

Si on devait appliquer rétrospectivement à ces précédents la doctrine « humaniste » qu’on veut nous imposer aujourd’hui à propos des événements de Palestine, il nous faudrait condamner avec la même vigueur la violence des émeutiers algériens et malgaches contre les colons civils et l’extermination massive par laquelle la France y a répondu. C’est-à-dire nous rendre complices d’une gigantesque entreprise de révisionnisme historique.

La morale en politique : Le moyen et la fin

Il est donc capital de comprendre que, dans un conflit tel que le conflit israélo-palestinien, la tentation de céder à l’injonction morale doit être réprimée quand la morale est enrôlée au service de fins politiques. En l’occurrence, tout jugement moralisateur exprimé hâtivement sur l’attaque du 7 octobre vaudrait adhésion à la propagande israélienne, quelle que soit la force qu’on pourrait simultanément donner à la dénonciation de l’entreprise génocidaire menée par l’armée israélienne à Gaza et plus généralement du processus de spoliation et d’anéantissement de toute une nation commencée en 1948.

Il n’est pas question de se laisser prendre à un piège aussi vieux que le colonialisme. Karl Marx, dont certains écrits donnent à penser qu’il reconnaissait quelque mérite à l’œuvre coloniale, démasquait déjà dans un texte publié en septembre 1857 la propagande de guerre britannique qui avait accompagné la révolte des Cipayes en Inde : « Tandis que les cruautés des Anglais sont relatées comme des actes de vaillance martiale, racontées brièvement, simplement, sans insister sur les détails révoltants, les excès des indigènes, si choquants qu’ils soient, sont délibérément exagérés ».

Après avoir dépouillé un ensemble de correspondances transmises par des acteurs de la répression, il précisait :

« Un fonctionnaire des services civils écrit d’Allahabad : « Nous avons pouvoir de vie et de mort, et vous assurons que nous ne faisons pas quartier. » Un autre écrit de la même ville : « Il ne se passe pas de jour sans que nous en branchions de dix à quinze (non combattants). » Un officier exultant écrit : « Holmes les pend par douzaines, en “bloc”. » Un autre, faisant allusion à la pendaison sommaire d’un groupe nombreux d’indigènes, dit : « Ce fut alors notre tour de nous amuser. » Un troisième : « Nous tenons nos cours martiales en selle, et tout négro que nous rencontrons, nous le branchons ou lui logeons une balle dans la peau. » Nous sommes informés de Bénarès que trente zamindar [collecteurs d’impôts] ont été pendus, sur le simple soupçon de sympathiser avec leurs compatriotes, et des villages entiers ont été réduits en cendres pour le même motif. Un officier de Bénarès, dont la lettre est publiée dans The Times de Londres, dit : « Les troupes européennes sont devenues des démons, opposées aux indigènes[3] ».

Le dilemme moral dans lequel on tente de nous enfermer a donc été résolu depuis longtemps. Et si, en dépit de l’expérience vécue depuis lors, nous devions hésiter à en prendre acte, il suffirait de solliciter le renfort de notre sensibilité anticoloniale et de l’opposer à la prétendue sensibilité universelle héritée du génocide de la 2e guerre mondiale qu’on réactive à tout propos.

Cette sensibilité anticoloniale est d’ailleurs assez forte pour déborder le camp des victimes du colonialisme comme l’atteste, dans un contraste saisissant avec les propos d’Elias Sanbar, la position exprimée sur les événements actuels par l’historien israélien Ilan Pappe :

« Il est difficile, affirme-t-il, de garder son sens moral lorsque la société à laquelle on appartient – dirigeants et médias confondus – prend le dessus et attend de vous que vous partagiez avec elle la même fureur vertueuse avec laquelle elle a réagi aux événements de samedi dernier, le 7 octobre.

Il n’y a qu’une seule façon de résister à la tentation de se joindre à eux : si vous avez compris, à un moment de votre vie – même en tant que citoyen juif d’Israël – la nature coloniale du sionisme et si vous avez été horrifié par ses politiques à l’encontre du peuple autochtone de Palestine[4] ».

De quoi vaincre la frilosité suscitée chez ceux qu’impressionne la propagande : la morale anticoloniale peut prétendre à une universalité au moins aussi méritée que celle qui veut la couvrir de honte.


[1] « Manifestation propalestinienne : "Aucun débordement ne sera toléré" lors du rassemblement dimanche à Paris pour Gaza ». Le Figaro du 20 octobre : https://www.lefigaro.fr/politique/manifestation-propalestinienne-aucun-debordement-ne-sera-tolere-lors-du-rassemblement-dimanche-a-paris-pour-gaza-20231021

[2] « Elias Sanbar : « Nétanyahou a la volonté de vider Gaza de son peuple », Mediapart, Edition du 14 octobre : https://www.mediapart.fr/journal/international/141023/elias-sanbar-netanyahou-la-volonte-de-vider-gaza-de-son-peuple

[3] « Quand Karl Marx dénonçait la propagande coloniale des médias » Publié par Révolution Permanente le 20 octobre : https://www.revolutionpermanente.fr/Quand-Karl-Marx-denoncait-la-propagande-coloniale-des-medias

[4] Ilan Pappe : « Mes amis israéliens, voici pourquoi je soutiens les Palestiniens » publié sur informations ouvrières le 21 octobre : https://infos-ouvrieres.fr/2023/10/21/ilan-pappe-mes-amis-israeliens-voici-pourquoi-je-soutiens-les-palestiniens/

 

 

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