Khaled Satour
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Ce que
diagnostiquait Emmanuel Macron, c’était l’existence d’un projet concerté et
théorisé ayant pour but de subvertir la République. Une telle approche
idéologique constitue une rupture avec celle qui, au cours de la décennie
précédente, saisissait l’immigration dans son ensemble sous le prisme de la
nation. Nicolas Sarkozy avait annoncé dès la campagne de 2007 l’utilisation
qu’il allait faire de l’identité nationale.
Il avait pu damer
le pion au Front National en martelant des formules telles que "Vive la
République et par-dessus tout vive la France" et avait combiné le
discours national originel avec le nationalisme le plus actuel, le premier
conférant au second sa légitimité. La nation qu’il définissait par "ceux
qui se lèvent tôt" était une réappropriation réactionnaire
du discours révolutionnaire. Des formules de Sieyès étaient paraphrasées à
contre-emploi[1]. Dissocié, au premier degré, de toute xénophobie et
dédié à la contestation des "privilèges", ce discours pouvait
compter sur la perspicacité élémentaire des électeurs : "Ceux qui
ne se lèvent pas tôt" étaient ceux-là même qui "n’aiment pas
la France".
Sous la présidence
de François Hollande, les attentats de 2015 et 2016 ont incité, du moins dans
le discours officiel, à prôner une unité nationale sans exclusive. Mais la
sincérité de cette intention a été très vite démentie par la mise en avant du slogan
"Je suis Charlie", retenu comme signe de ralliement à la nation. Le choix n’était pas dénué de provocation, la majorité des musulmans de France ayant décidé de ne voir dans
les caricatures du prophète qu'un outrage insoutenable. C'est donc à un emblème
ethnocentrique de la liberté d'expression qu'on a identifié la nation. L’exaltation
nationale a tourné pour Hollande à la déconfiture où l’a entraîné le projet
d’extension de la déchéance de la nationalité.
La nouveauté de la démarche initiée par
Macron est double : elle évite le terrain polémique de la nation en
situant le péril dans les replis du corps social ; et elle s’innocente de
toute velléité belliqueuse en faisant endosser à l’ennemi l’initiative de la
confrontation.
Une véritable entreprise de subversion
Le séparatisme étant un « projet
conscient, théorisé, politico-religieux », c’est à une véritable
entreprise qu’il faut faire face. Celle-ci fédère les actes comme l’entreprise
terroriste, de sorte que chacun ne devra plus être appréhendé séparément, mais
sous le prisme du dessein auquel il prend part.
Que l’on recoure à la répression pénale ou aux sanctions
administratives, les manquements et les infractions que l’on vise sont réputés
obéir à un mobile collectif.
Par ailleurs, comme le séparatisme est censé se manifester dans des phénomènes divers, il lui est opposé une mobilisation générale. Les ripostes vigoureuses dans lesquelles les organes judiciaires relaient les méthodes souterraines du renseignement sont de la partie et peut-être même quelques violences plus ou moins graves faites à la légalité. Et ce ne sont pas là de simples hypothèses, comme nous
allons le voir. La loi du 24 août 2021 offre bien un cadre à la répression mais elle n’en est dans une certaine mesure que la vitrine légale.
On observera d’abord qu’elle n’a guère
besoin de définir les actes répréhensibles par une qualification qui les
rattache explicitement au séparatisme. Le délit qu’elle revêt de cette qualification
dans son article 9 (pour l’introduire dans le code pénal sous le libellé de l’article
433-3-1) est restrictif. Il réprime les menaces exercées contre un agent du
service public pour obtenir de lui « une exemption totale ou partielle
ou une application différenciée des règles qui régissent le fonctionnement
dudit service[2] ».
Il vient doubler l’article 433, dernier alinéa, du code pénal qui vise plus
spécifiquement des menaces similaires visant à obtenir « des
distinctions, emplois, marchés ou toute autre décision favorable[3]».
Le législateur aurait pu se contenter de compléter cet article plutôt que d’en
formuler un nouveau. Mais il a préféré singulariser des pressions
caractéristiques du comportement « séparatiste », ayant probablement
en vue des menaces visant à obtenir des horaires séparés dans les piscines, le
report d’un examen coïncidant avec une fête religieuse ou un médecin du même
sexe que le patient, dont les médias ont suffisamment répété qu’elles étaient
le seul fait de musulmans. Cette séparation est là pour suggérer que le mobile
séparatiste transforme un « délit de droit commun » en délit
d’exception.
La même démarche, fondée sur la spécificité
du mobile, explique sans doute que la loi renforce la répression des mariages
forcés, de la polygamie et des certificats de virginité pour
suggérer qu’ils ont perdu leur caractère de délit de droit commun, somme toute
véniel.
C’est selon cette logique qu’on est
invité à décoder, par référence au discours politique, la charge symbolique de
la plupart des dispositions de la loi du 24 août 2021. Par imitation des
législations antiterroristes qui s’emparent d’infractions diverses réprimées
par le code pénal pour les requalifier en actes terroristes, en raison de leur
finalité, les actes et comportements que la loi du 24 août 2021 sanctionne
cessent d’être des agissements isolés dès lors qu’on présume qu’ils participent
à l’ « entreprise séparatiste ».
Une cible de prédilection : les
associations
Aussi bien, ce n’est pas à la
répression pénale individuelle que la loi du 24 août 2021 fait la part belle.
Comme ce sont essentiellement les associations, notamment cultuelles, et leurs
dirigeants qui sont visés, on a créé ou renforcé à leur intention des
infractions qu’un auteur a qualifiées « d’administrativo-pénales ».
L’obligation de souscrire un contrat
d’engagement républicain qui pèse désormais sur les associations
subventionnées, sous peine de retrait des subventions, est sans doute la
disposition la plus redoutable du dispositif. Dans sa généralité, elle inquiète
toutes les associations car elle impose une mainmise publique sur leur
fonctionnement, pouvant aboutir à les priver non seulement des fonds mais aussi
du droit d’obtenir une salle pour leurs réunions et rassemblements. A l’heure
qu’il est, il faut attendre l’application qui en sera faite par
l’administration pour s’assurer que c’est le « séparatisme islamiste »
qui en sera la cible privilégiée.
Mais il y a fort à parier qu’on ne sera
pas déçu. Le séparatisme dont Emmanuel Macron a brossé le portrait « se
concrétise par des écarts répétés avec les valeurs de la République »,
et il y a belle lurette que l’extrême droite n’est plus comptée au nombre des
ennemis de la République. Lorsqu’on considère les engagements contenus dans le
contrat[4],
on mesure à quel point la loi appelle l’idéologie en renfort. Et qui élaborera
les dossiers soumis aux subventionneurs publics afin qu’ils évaluent les
manquements au contrat ? Les services de police, bien entendu. On devine
quelles seront les associations que ces derniers choisiront de surveiller en
priorité. D’ailleurs, s’agissant de juger du respect de valeurs, les services
de police ne sont ni plus ni moins compétents que d’autres. Les
valeurs ont tous les traits de l’auberge espagnole. Inaltérables et absolues,
elles échappent à toute mise à l'épreuve. Elles ne ressortissent ni au droit ni
aux institutions, ni à aucun autre moyen de régulation ou de contrôle. Elles
n'ont en outre pas de champ circonscrit, tout objet peut en relever, selon la
nécessité du moment.
Outre l’arme généraliste du contrat
d’engagement républicain, l’administration est dotée par la loi des moyens qui
lui permettent de surveiller, dissoudre, fermer et éventuellement expulser
rapidement et, en la matière, une pratique déjà bien établie atteste que ce
sont les associations musulmanes qui sont visées. Le Conseil d’État aurait même
voulu un ciblage explicite car il avait estimé dans son avis préalable que la
généralité des dispositions pouvait conduire « à imposer des
contraintes importantes à une majorité d’associations cultuelles (…) de toutes
confessions dont les agissements (…) sont respectueux des règles communes ».
Ce qui montre à quoi se restreignaient ses craintes pour les libertés
publiques ! C’est sans doute ce qui a incité Darmanin à rassurer, dans une
déclaration faite le 5 octobre 2020 au journal La Croix : « Les
catholiques n’ont rien à craindre des lois qui défendent la République ».
Ces sanctions contre les associations de
tous ordres découlent du contrôle de leur création, de leur fonctionnement et
de leur financement, dans une articulation d’obligations, de manquements,
d’infractions, d’actions ayant des objets divers susceptibles d’être réunis
dans l’intention commune présumée de séparatisme. La
personnalisation de l’infraction n’est plus prépondérante : des
associations peuvent être suspectées de séparatisme et la simple
appartenance à ces groupes, la participation à leurs activités (même légales),
devient suspecte.
Mais j’en viens maintenant au plus
inquiétant pour l’État de droit : d’une part, les initiatives que la loi
du 24 août 2021 préconise n’ont pas attendu sa promulgation pour s’appliquer et,
d’autre part, elles ne semblent être que l’amorce d’un processus illimité de durcissement
de la législation.
S’agissant de la première constatation,
on est à peine surpris de relever que la lutte contre le « séparatisme
islamiste » a été engagée avant le discours de Macron du 2 octobre
2020 qui n’a fait qu’en accélérer le rythme comme dans la dernière ligne droite
menant à la loi annoncée.
L’arsenal permettant de dissoudre les
associations et de fermer les mosquées était déjà performant, dont la pièce
maîtresse était le code de la sécurité intérieure. Son article L.112.1 a ainsi
permis de dissoudre le CCIF et l’association Barakacity à la fin de
l’année 2020, au motif qu’ils provoquaient « à la discrimination, à la
haine ou à la violence ».
Et l'incrimination collective a été poussée en l’occurrence à l’extrême
puisqu’on a reproché au CCIF les propos tenus par un ancien dirigeant et à Barakacity
les réactions de tiers sur le « compte personnel Twitter de son
président, ainsi que des comptes Facebook et Twitter de l’association ».
Quant à l’article L227.1 du code de la
sécurité intérieure[5],
il a notamment permis de fermer en octobre 2020 la mosquée de Pantin et en
octobre 2021 celle d’Allonnes, pour une durée de six mois. Pris dans le cadre
de la lutte antiterroriste, il est désormais doublé par les dispositions de
l’article 36-3.-I. de la loi de 1905 sur la séparation de l’Église et de l’État
introduite par la loi du 24 août 2021, dans le cadre de la lutte contre le
séparatisme.
De « la stratégie Al Capone
» …
Et puis, il est temps de s’interroger
sur le chaînon manquant, réduit à une quasi-invisibilité, qui n'a pas attendu le vote de la loi au grand jour pour la matérialiser
en mesures répressives et coercitives, prises dans une semi-clandestinité, sans
jamais manquer ses cibles de prédilection, les musulmans et leurs différentes
activités organisées. Comment expliquer un bilan aussi fructueux
que celui annoncé par le gouvernement en janvier 2022 : 24.877 contrôles
effectués, 718 établissements fermés et plus de 46 millions d’euros redressés
depuis 2018[6] ?
La réponse porte un nom à rallonge raccourci
en un sigle : les cellules départementales de lutte contre l’islamisme
radical et le repli communautaire (CLIR). Elles ont été installées en 2018 dans
15 départements à titre expérimental puis créées dans tous les départements
(elles sont au nombre de 101) par une circulaire du 27 novembre 2019, avant
d’être coiffées d’une « CLIR à compétence nationale (…) pour traiter des dossiers d'envergure
nationale ou communs à plusieurs départements » en vertu d’une
circulaire du premier ministre datée du 14 janvier 2022 qui ajoute à son appellation
la mention « pour lutter contre le séparatisme islamiste et les
atteintes aux principes républicains[7] ».
Les CLIR nous entrouvrent une
perspective sur la face cachée du droit, autant qu’on puisse l’observer car
elle est sombre, nécessairement. La circulaire du 27 novembre 2019 qui les a
créées est introuvable sur Internet (en tous cas, elle a échappé à mes
recherches). Ce sont des structures policières par leur vocation et leurs
procédés, non pas simplement parce que les services de police et du
renseignement y sont des partenaires de premier plan, mais parce que ce sont
eux qui désignent à l'attention des services des impôts et des organismes sociaux et
sanitaires (bailleurs sociaux, URSSAF, CAF, Pôle Emploi, administrations
fiscales, services de la santé publique et vétérinaires) les cibles à
contrôler, et que le processus se fait de bout en bout sans autre habilitation
judiciaire que celle du procureur de la République qui coiffe les cellules, aux
côtés du préfet.
Cette désignation se fait sur la base d’une
présomption simple de séparatisme, de radicalisation ou de liens avec le
terrorisme pesant sur des personnes et des entités (cultuelles, sociales,
éducatives ou simplement commerciales) sur la foi d’un travail de surveillance
policière, à la suite duquel des contrôles fiscaux, sociaux ou administratifs sont
confiés aux organismes compétents. Quand on sait que cette suspicion est le
plus souvent formulée dans l’une de ces « notes blanches » du
renseignement qui ont suffi pour entériner la fermeture de mosquées comme
celles d’Allonnes et de Pantin, on mesure tout l’arbitraire de la démarche. Ces
notes ne précisent en effet ni le nom de leur auteur ni l’origine des
informations qu’elles contiennent[8].
Ce qui est le plus remarquable, c’est
que ces contrôles et la démarche dans sa totalité ne visent pas à confirmer la
suspicion de séparatisme. Les plus hauts responsables de l’exécutif, dont les
propos sont rapportés par l’Express du 22 février 2022, revendiquent
pour les CLIR la mise en œuvre de « la stratégie Al Capone »,
du nom du gangster de Chicago poursuivi en vain pour les nombreux meurtres
qu’il avait commandités et finalement condamné pour une vulgaire fraude
fiscale. Un conseiller du gouvernement a expliqué à l’Express :
« C’est une stratégie de harcèlement face à des organisations très
habiles qui ne dépassent pas la ligne rouge ». L’auteur de
l’article traduit : « En clair, il s’agit de mettre la pression,
par tous les moyens à la disposition de l’Etat, sur des associations, des
commerces, des sociétés qui, en apparence, respectent toutes les lois[9] »
(Souligné par moi).
Ainsi, on part d’un soupçon que les
cibles désignées sont des islamistes séparatistes et on va les « harceler »
et les sanctionner au titre d’autres manquements de la plus grande banalité
constatés à grand renfort de moyens.
Lorsqu’ils se confient à la presse, les
participants à ces opérations semblent s’en amuser. « Le plus efficace,
ce sont les services vétérinaires, les contrôles d’hygiène. Pour fermer un
lieu, c’est radical (sic)», confie l’un ; un autre parle « d’étouffement
financier » et un troisième avoue qu’« avec l’URSSAF,
l’avantage, c’est que l’addition monte tout de suite très très haut[10] ».
Ajoutons que l’action des CLIR est à ce point confidentielle qu'elle décourage toute investigation des
journalistes, de sorte que l’opinion ne peut compter que sur la communication avare
de l’administration qui se limite à la publication périodique de statistiques
globales et triomphales. La journaliste de Mediapart, Camille Polloni,
constate dans un billet de blog du 9 octobre 2020 : « Faute de
savoir quels établissements ont fait l’objet de ces mesures, il est impossible
d’effectuer un travail journalistique sérieux : contacter les responsables des
lieux fermés, s’y rendre, analyser les motifs invoqués, voir dans quelles
conditions ils ont pu rouvrir ensuite. Bref, confronter la communication aux
faits ». Elle ajoute que, sollicitée par Mediapart pour
plus d’informations, la commission d’accès aux documents administratifs lui a
opposé une fin de non-recevoir : « Ne sont pas communicables aux tiers
les documents ou mentions de documents relatifs à un comportement dont la
divulgation serait susceptible de nuire à son auteur[11].
La protection des personnes qui ont
subi les contrôles est-elle le véritable motif de cette omerta ? N’est-ce
pas plutôt les méthodes utilisées par les CLIR qu’on refuse de divulguer ?
Toujours est-il qu’il y aurait une
piste à creuser pour déterminer si ces méthodes sont légales. A priori, la
création et l’action des CLIR paraissent susceptibles d’encourir les griefs
juridiques suivants :
1° - Au niveau de leur dénomination et
de leur objet, on ne comprend pas qu’une circulaire (celle du 27 novembre 2019),
qui ne paraît se rattacher ni à une loi ni à un décret, puisse charger des
administrations ayant chacune sa spécialité de « lutter contre
l’islamisme et le repli communautaire », c’est-à-dire contre des
phénomènes idéologiques ou sociologiques qui ne constituent pas des délits ou
manquements juridiquement qualifiés. Le complément d’intitulé qu’apporte la
circulaire du 24 janvier 2022 (pour lutter contre le séparatisme islamiste
et les atteintes aux principes républicains) est justiciable du même
reproche.
2° - Un dispositif juridique dictant à
différentes structures (Impôts, CAF, Pôle Emploi URSSAF) l’accomplissement de
mesures de contrôle auprès de catégories de personnes définies par leur
appartenance communautaire, à l’exclusion de la généralité des citoyens, est
une atteinte à l’égalité devant la loi, principe cardinal de la République.
3° - Un texte qui se donne pour objet
la répression d’actes et de comportements déterminés, dans la seule intention de
permettre la répression d’autres agissements, est entaché d’un détournement de pouvoir.
Ce point étant fait, je vais tenter de
dégager un critère général d’identification des dysfonctionnements de l’État tels
qu’ils ressortent de ce type de rapport que l’État a instauré entre ses
institutions et la minorité musulmane.
… à l’ordre du bandit
Pour ce faire, je vais me référer au
livre de l’Anglais Herbert Hart, Le Concept du Droit. S’il est un ouvrage de
théorie du droit qui m’a toujours fasciné, c’est bien celui-là. Non que ses prémisses idéologiques me
séduisent : Hart était un positiviste pur et dur qui prônait la séparation
du droit de tout précepte de justice ou de morale. Mais il faisait partie de
ces juristes qui ont consacré leurs efforts à définir la règle de droit « en
apportant des retouches successives à la situation élémentaire du bandit »,
ce qui fait tout l’attrait insolite de ses thèses et qui, venant ici à la suite de notre
évocation de la « stratégie Al Capone »,
ne manquera pas de piquant.
Hart part de ce qu’il appelle « la
situation élémentaire du bandit », dans laquelle un malfaiteur prend
un groupe de personnes sous sa coupe et les contraint à exécuter ses
injonctions. Par touches successives, il modifie ensuite cette situation pour configurer le rapport juridique, qui ne saurait évidemment s’y apparenter, car, selon lui, la situation de départ où le bandit donne un ordre sous la menace ne caractérise pas le droit :
« De telles formes
individualisées de contrôle constituent plutôt soit des exceptions, soit des
accessoires subordonnés (…) par rapport à des formes générales de
règlementation (…). Même la forme type que possède une loi pénale (qui présente
la plus étroite ressemblance avec un ordre appuyé de menaces) est
générale à un double titre : elle désigne un type
général de comportements et s’applique à une catégorie générale de personnes (…)
Le contrôle juridique est, par conséquent (…) assuré par des directives qui
sont, en ce double sens, générales. Tel est le premier trait qu’il nous faut
ajouter au modèle élémentaire du bandit »[12].
Toute le mérite symbolique que
s’attribue la législation française réside dans cette exigence de lois générales,
donc universelles : la désignation d’« un type général de
comportement » et l’application « à une catégorie
générale de personnes ».
Nous avons vu jusqu’à quels simulacres
elle pouvait porter la ruse linguistique et sémantique pour préserver
l’illusion de l’universalité. Mais sa réussite toute relative en la matière se
trouve ruinée par des textes tels que la circulaire du 27 novembre 2019, qui a été prise pendant que l'attention était distraite par les débats souvent délirants sur le séparatisme. Ce texte et les méthodes qu’il
autorise font régresser le droit français vers la situation élémentaire du
bandit.
Celle-ci n’est certes qu’une métaphore dont
Hart a fait la prémisse théorique d’un raisonnement aux prétentions bien plus
ambitieuses. Mais pourquoi exclure que, lorsque le droit français traite de questions
devenues obsessionnelles, il est tenté par de telles tendances régressives.
Et dans la France de 2022, nul ne peut
mieux conférer sa pertinence à la métaphore du bandit que Gérald Darmanin se
félicitant le 2 septembre dernier que le Conseil d’État permette « que
quelqu’un qui a des enfants, qui est marié en France, qui est né en France,
peut quand même – 58 ans après – être expulsé », ajoutant qu’il
préparait une liste d’une centaine de « prédicateurs », « de
présidents ou agitateurs d’associations[13] »,
qui subiraient son sort.
Nous tenons même là un motif à
redoubler la métaphore : cette manière de narguer les musulmans français en se
vantant de harceler leurs religieux s’apparente dans la démarche à l’action
d’une bande de gangsters qui brisent dans un fracas assourdissant la devanture
d’un magasin pour signifier à tous les commerçants qu’ils sont indésirables
dans le quartier.
Il me faut pour finir noter que
l’avenir nous réserve sans doute d’autres épisodes de répression puisque
l’exposé des motifs de la loi du 24 août nous les promet implicitement :
Ce projet est exigeant ; la République
(…) vit par l’ambition que chacun des Français désire lui donner. Et c’est par
cette ambition qu’elle se dépasse elle-même. Ainsi que le disait le Président
de la République (…) le 4 septembre 2020 : « la République est une volonté
jamais achevée, toujours à reconquérir ».
La République ainsi conçue offre à l’islamophobie
institutionnelle un horizon d’avenir illimité : la
présentation par Emmanuel Macron de la menace communautaire islamiste comme un
processus en constant renouvellement justifie en creux, aux yeux du
législateur, de sacrifier la stabilité du droit à une République insatiable.
Un cas improbable de guerre unilatérale
Nous sommes bien en présence de
dysfonctionnements affectant l’État de droit dans lequel les normes juridiques
ne jouent plus pleinement leur rôle de régulateur et d’arbitre. C’est l’indice
que le rapport politique qui se dessine est du type de la relation ami/ennemi.
D’ailleurs, l’extrait que je viens de
citer de l’exposé des motifs de la loi définit beaucoup plus justement un état
de guerre, où chacun des belligérants règle sa riposte sur la tournure que
prend la bataille, qu’un état de conflictualité civile que le droit a pour
souci constant d’aplanir. Cependant, ce rapport est déséquilibré : l’État prend en inimitié une religion et ses adeptes dont les
différents statuts et libertés n’existent que sous sa juridiction.
Or, le rapport politique, dans toutes
les acceptions du politique que nous avons dénombrées, est un rapport entre
égaux : une égalité de statut entre « pairs » dans le modèle de
l’isonomie grecque, une égalité formelle reconnue par la loi dans l’État
politique pluraliste, une reconnaissance mutuelle des acteurs en tant
qu’ennemis dans la relation amis/ennemis. Si la France est en guerre, il s’agit d’une guerre d’une singulière asymétrie confinant, dans la réalité des
choses dépouillée des fantasmes, à un cas improbable de guerre unilatérale dont
seule la notion de tyrannie peut rendre compte.
On pourrait rétorquer que la France ne
manquait pas de mobiles pour légiférer contre les dérives de l’islam, en France
et dans le monde, dont les actes terroristes sont l’indice indiscutable. Mais
nul ne peut nier que ces actes et leurs auteurs sont les épiphénomènes de
tragédies dont la genèse est étrangère aux contradictions de la société
française. Qu’ils ne sont en aucun cas le produit d’un projet conçu par la
minorité musulmane pour se constituer en contre-société. Que la déscolarisation
dont Emmanuel Macron fait un symptôme d’une volonté séparatiste est d’abord le
signe d’un échec scolaire massif qui fait le malheur des familles. Que pour
prouver le développement de pratiques sportives, culturelles communautarisées,
il faut prouver l’existence d’un communautarisme là où le naufrage social de
ces familles ne suscite qu’un sauve-qui-peut généralisé auquel la promiscuité
des banlieues seule confère une apparence de solidarité. D’ailleurs, les statistiques et
les études sociologiques les plus impartiales démentent catégoriquement les
constats alarmistes qui ont inspiré toutes ces lois répressives[14].
Dans son discours des Mureaux, Emmanuel
Macron n’avait pas seulement brandi des menaces contre les musulmans, il avait
fait un mea culpa et promis des mesures sociales. Il n’en est rien resté
que ce regard implacable posé sur le mirage du séparatisme. C’est-à-dire le
reproche fait à toute une population de s'assumer telle qu’elle est, telle
qu'on lui impose d'être. S'assume-t-elle d’ailleurs ? Assume-t-elle le
chômage massif, l'échec scolaire, le parcours délinquant de ses enfants, leurs
pathologies mentales de toutes natures, ses suicidés si souvent recueillis sous
les balcons ? Non pas certes. Mais il suffit qu'elle se vive, par la seule
force des choses, en ghetto (avec ses commerces halal, ses marchés par trop
exotiques, et tous ces salamwalikoum qui s'échangent dans les travées)
pour que cela soit intolérable.
Ce présent-là dans lequel elle se vit
n'est pas fait de rêves insensés de sécession mais de ces rêves légitimes de
tous les jours qui n'en finissent pas de se briser. Le regard de Macron et de
tous les Darmanin qui sont là pour l’assombrir est un regard étranger à son
objet : une population qu'il réifie à seule fin qu'elle serve d'alibi à
une stratégie politique du pire qui la met une énième fois en accusation,
"au fond comme une vie qui a d'abord été condamnée et est ensuite
devenue coupable"[15].
Notes :
[1] « Une
classe entière de citoyens (…) saurait consumer la meilleure part du produit,
sans avoir concouru en rien à le faire naître. Une telle classe est assurément
étrangère à la nation par sa fainéantise ».
[2] Cet
article punit « d’une peine maximale de cinq ans d’emprisonnement et
75 000 euros d’amende le fait d’user de menaces ou de
violences ou de commettre tout autre acte d’intimidation à l’égard de toute
personne participant à l’exécution d’une mission de service public, afin
d’obtenir pour soi-même ou pour autrui une exemption totale ou partielle ou une
application différenciée des règles qui régissent le fonctionnement dudit
service ».
[3]
L’article punit « d’une peine de dix ans d’emprisonnement et
150 000 euros d’amende le fait d’user de menaces, de violences ou de
commettre tout acte d’intimidation pour obtenir d’une personne, chargée d’une
mission de service public notamment, qu’elle accomplisse ou s’abstienne
d’accomplir un acte de sa mission en vue de faire obtenir des distinctions,
emplois, marchés ou toute autre décision favorable ».
[4]
Respect des lois de la République ; liberté de conscience ; liberté
des membres de l’association ; égalité et non-discrimination, fraternité
et prévention de la violence ; respect de la dignité de la personne ;
respect des symboles de la République
[5]
« Aux seules fins de prévenir la commission d'actes de terrorisme, le
représentant de l'Etat dans le département ou, à Paris, le préfet de police
peut prononcer la fermeture des lieux de culte dans lesquels les propos qui
sont tenus, les idées ou théories qui sont diffusées ou les activités qui se
déroulent provoquent à la violence, à la haine ou à la discrimination,
provoquent à la commission d'actes de terrorisme ou font l'apologie de tels
actes ».
[6]
Selon le ministre de l’intérieur, « les types d’établissements
concernés par ces contrôles et fermetures au titre de la lutte contre le
séparatisme et le repli communautaire sont principalement des : lieux de culte,
établissements sportifs et culturels, accueils collectifs de mineurs,
établissements scolaires hors contrat, restaurants et débits de boissons ».
[7]
Circulaire du 1e ministre n° 6328/SG 14 janvier 2022 ayant pour
objet la « mobilisation des cellules de lutte contre l'islamisme
radical et le repli communautaire (CLIR) pour lutter contre le séparatisme
islamiste et les atteintes aux principes républicains ».
[8]
Voir à ce sujet l’article publié par Le Midi Libre le 6 avril 2022 sous
le titre Lutte contre le "séparatisme islamiste" : des ONG
dénoncent des procédures "opaques" et "arbitraires".
[9]
L’Express du 22 février 2022 : Islamisme : dans les secrets de la
"stratégie Al Capone" Le gouvernement assume de contrôler plus
sévèrement les établissements proches de la mouvance séparatiste. La méthode a
rapporté 47 millions d'euros en deux ans.
[10] Article
de l’Express précité.
[12]H.L.A.
Hart, Le concept de droit, FU de St Louis, 1976, pp. 31-35.
[15] Formule empruntée à W. Benjamin.