mardi 29 août 2023

L’ALGÉRIE ET LES BRICS : REMETTRE LA CHARRUE APRÈS LES BŒUFS

Khaled Satour

La non-admission de l’Algérie au sein des BRICS est devenue soudain pour les Algériens le révélateur de l’échec de la politique économique de leur pays. La courte déclaration de Sergueï Lavrof, ministre russe des affaires étrangères, expliquant a posteriori que « le poids, l’autorité et la position d’un pays candidat sur la scène internationale ont été les principaux facteurs pris en considération » pour l’admission des candidats n’a pas fini d’émouvoir une opinion publique qui s’est mise à considérer que le problème de l’adhésion aux BRICS était devenue le prisme exclusif à travers lequel devait être désavouée l’intégralité des choix du régime.

Des stratégies nationales et régionales

Les secteurs les plus critiques de l’opinion brandissent désormais avec une joie mauvaise le rejet de la candidature algérienne comme le révélateur emblématique de la faillite du régime, à la fois sur le plan intérieur et sur le plan international. Comme si les preuves en grandeur nature accumulées depuis des décennies de la déconfiture économique et sociale dans laquelle le pays est entraîné avaient besoin d’une telle confirmation observée par le petit bout de la lorgnette.

Peut-on en effet prendre pour un diagnostic significatif la sanction venue d’un groupe de puissances hétéroclites qui n’a choisi ses élus que sur la base de priorités et de préférences géopolitiques définies selon des stratégies nationales et régionales et que seul un marchandage politique cynique a permis de concilier? Le Brésil a fait admettre son voisin argentin, l’Afrique du Sud a tenu à faire adhérer l’Éthiopie, la Russie et la Chine ont voulu à tout prix intégrer les puissances pétrolières du Golfe, le régime indien islamophobe et suprémaciste a consacré toutes ses énergies à l’élimination des candidats du monde islamique dont l’Algérie.

Ceux qui font mine de croire que c’est une espèce de jury académique qui a consacré des États en rétribution de leurs vertus, selon des critères impartiaux d’excellence, font preuve de mauvaise foi. Les BRICS représentent certes une alternative pertinente à un monde d’échanges dominé par le pôle occidental et le dollar mais ils ne méritent pas pour autant qu’on leur décerne un brevet d’arbitre de toutes les élégances.

Comme le relève à juste titre un article de Omar Benderra publié le 28 août[1], aurait-il été vraiment à l’honneur de l’Algérie qu’elle soit admise au même rang que l’Arabie Saoudite et les Émirats qui tirent leur poids et leur autorité des « actions criminelles de déstabilisation (qu’ils ont menées) à travers toute la région arabo-africaine (…) par la propagation du wahhabisme et l’alimentation de conflits » ou que l’Argentine « en route vers le fascisme » ?

Aurait-il fallu, ajouterai-je, que l’Algérie rejoigne l’Égypte et les Émirats dans la politique de fraternisation avec Israël pour acquérir le même « poids diplomatique » qu’eux ? Faut-il regretter qu’elle n’ait pas connu à Johannesburg la même fortune que l’Éthiopie enfoncée depuis trois ans dans des guerres ethniques meurtrières ?

Plus généralement, faut-il faire de l’examen de passage désormais organisé par les BRICS d’une façon qui semble appelée à devenir récurrente et obsessionnelle l’alpha et l’oméga de la politique algérienne ?

Ce serait tomber dans un piège mortel qui conduirait l’Algérie à liquider définitivement le peu qu’il survit des critères historiques fondateurs d’organisation et de promotion de son État et de sa société. Les BRICS poursuivent leurs objectifs dans le cadre implacable de la mondialisation capitaliste et ses repères inchangés de compétition. Ils s’efforcent d’en déplacer les centres de gravité au profit des plus puissants d’entre eux mais ne se donnent nullement pour objectif d’en atténuer les effets dévastateurs sur l’écologie et sur les inégalités sociales ni d’en proscrire les rapports de domination.

S’il est vrai que les principaux États émergents du groupe ont réduit plus ou moins fortement la pauvreté au sein de leurs populations, ils sont avant tout les acteurs de la guerre de la croissance, des échanges et de la rivalité financière, qui abandonne les laissés pour compte au bord de la route, comme l’exigent les règles intangibles de la sélection capitaliste dont ils veulent à peine renverser la hiérarchie à leur avantage.

L’inamovible oligarchie du premier rang

S’obstiner à vouloir se faire admettre par les BRICS ne serait donc pour l’Algérie qu’un autre chemin par lequel elle livrerait son économie et ses classes populaires à la logique libérale. Rien ne le prouve mieux que les déclarations assénées par Abdelmadjid Tebboune tout au long de cette année 2023 au cours de laquelle sa campagne pour un second mandat était tout entière gagée sur l’espoir d’une admission aux BRICS.

Le résultat en fut qu’il n’a pas cessé de ressasser les truismes productivistes que lui inspiraient sa hantise du PIB : croissance agricole au forceps au prix de la dilapidation des réserves d’eau souterraines et dans l’occultation totale de la paysannerie, exploitation intensive et systématique des ressources minières dans le vide de toute approche stratégique et au mépris de l’environnement, ouverture obséquieuse à des capitaux étrangers (qui n’a d’ailleurs pas vaincu leurs réticences), discours incantatoires sur les start-ups.

Dans cette perspective illusoire, le président de la République a constamment paru considérer que les fondations d’un tel programme avaient été suffisamment renforcées par l’élimination des oligarques qui incarnaient la gabegie alors que l’inamovible oligarchie du premier rang, notamment militaire, la bureaucratie et la corruption règnent plus que jamais en maîtres.

Dans le même temps, les libertés syndicales étaient entravées, les libertés tout court mises sous l’éteignoir pour mieux signifier sans doute que la croissance n’avait que faire de la libre initiative venue de la société, qu’elle devait être tirée d’en-haut en se passant de la valeur ajoutée que l’adhésion et la créativité populaires pouvaient y apporter grâce au bien-être que procure un authentique épanouissement social et culturel.

Malgré toutes les avanies qu’il a subies et les impostures qui l’ont dénaturé, le seul modèle de développement qui demeure légitime aux yeux de la majorité des Algériens est celui qui serait impulsé par un État reconverti à l’intérêt national et à sa vocation sociale.

Cela ne me paraît pas discutable car, en dépit de toutes les violences infligées à la mémoire collective des Algériens au cours de ces dernières décennies, la promesse originelle d’un État démocratique et social continue d’imprégner les consciences.

Une telle légitimité n’est pas seulement historique, elle est rationnelle. S’agissant même de cette obsession nouvelle de l’adhésion aux BRICS, il y a deux manières de l’appréhender : la première consiste à continuer à faire la course aux critères fumeux qui la régissent, dans un équipage lourdement lesté par la corruption et les privilèges ; la seconde consiste d’abord à se remettre sur l’orbite naturelle de la société et de l’État algériens, telle que l’ont tracée les fondateurs, et d’obtenir ensuite, comme une gratification supplémentaire, le droit de s’asseoir à la table des nations qui comptent.

Il est facile de deviner laquelle de ces deux formules permet de remettre la charrue après les bœufs.


[1] L’Algérie à la porte des Brics, sur le site Algeria-Watch : https://algeria-watch.org/?p=88147

samedi 26 août 2023

LA TORTURE EN ALGÉRIE : LE SAUT DE MOUTON DE LA MÉMOIRE


 

Khaled Satour

L’attentat de l’aéroport d’Alger a été commis il y a exactement 31 ans, le 26 août 1992, et les sept principaux accusés au procès qui s’en est suivi, condamnés à mort le 24 mai 1993, ont été exécutés le 31 août 1993, c’est-à-dire il y a trente ans presque jour pour jour.

Dans un article publié sur mon blog il y a plus de quinze ans, j’avais analysé cette affaire dans ses données judiciaires disponibles et dans sa dimension politique[1]. Je n’y reviendrai donc pas.

Les quelques lignes que je propose ici ont trait au retentissement que cette affaire a eu sur la représentation personnelle que je me faisais de la tragédie que l’Algérie était alors en train de vivre, en essayant comme tant d’autres de mes compatriotes à cette époque de percer le voile de la désinformation qui se déployait déjà pour nous abuser et dissuader chez nous, par le mensonge et l’intimidation, tout effort de lucidité.

L’affaire du procès de l’attentat de l’aéroport a constitué un tournant. Elle est définitivement restée pour moi l’affaire qui a révélé, au début de la décennie 1990, la torture pratiquée par les appareils sécuritaires de l’État avec la bénédiction de ses appareils judiciaires qui l’ont entérinée sans défaillance, sous le regard complice de larges secteurs de la société et dans le silence plus ou moins explicitement approbateur des principaux médias.

La torture avait été par le passé souvent pratiquée contre tous ceux qui s’étaient opposés au régime. Elle avait atteint un niveau insoutenable (dont la justification reste à ce jour en partie énigmatique) en octobre 1988 lorsque des milliers d’Algériens avaient été raflés sans motif et dirigés vers des centres de tortures situés dans l’Algérois et notamment vers un centre de colonie de vacances de Sidi Fredj où ils avaient subi les pires traitements dégradants.

Mais ce qui s’annonçait avec les tortures infligées aux accusés du procès de mai 1993 était d’une gravité symbolique encore plus insoutenable : dans la configuration qui nous était présentée d’une guerre sans merci opposant l’État « républicain » à un intégrisme dévastateur des institutions et de la société, les Algériens étaient sommés de prendre position, sans nuance et sans réserve, en faveur de la sauvegarde du pays confronté à un ennemi mortel et contraint de lutter pour sa survie par tous les moyens.

On les a testés brutalement dès octobre 1992 lorsque les quatre principaux accusés de l’affaire de l’aéroport sont apparus à la télévision, portant les stigmates visibles des supplices qui leur avaient été infligés. Ils diront plus tard au juge qu’ils ont été soumis au supplice du chiffon et à la gégène, qu’on leur a fait ingurgiter de l’eau de javel, qu’on leur a fracassé le crâne à coup de chignole, que deux d’entre eux ont été castrés.

Des procédés qui n’avaient pas vieilli depuis la bataille d’Alger ! De cette façon, c’est la logique de la répression colonialiste telle qu’elle était théorisée par les appareils de la propagande française qui était soumise à l’approbation sans condition des Algériens, avec ce qu’elle allait comporter de justification de la torture, de la justice d’exception disposant des corps sans garanties et sans limites, mais aussi des exécutions extra- judiciaires, des séquestrations, des enlèvements et des disparitions forcées.

En somme, on n’était autorisé à apporter son soutien à l’État algérien menacé qu’en souscrivant, quarante ans plus tard, aux thèses de Massu et de Bigeard sur la torture généralisée comme seul moyen de sauver les institutions (« Nous n’avions pas le choix », répétait Aussaresses). Pour que vivent leur pays et leur État souverain, il était demandé aux Algériens de réhabiliter implicitement les criminels qui n’avaient reculé devant aucune atrocité pour empêcher qu’un État algérien souverain puisse enfin voir le jour.

Or, renier aussi complètement le combat libérateur du pays, la justesse et la justice de la cause pour laquelle ses élites avaient consenti tous les sacrifices aurait dû être considéré comme inacceptable par tous les Algériens qui en gardaient alors un souvenir vivace.

Voilà pourquoi, et en dépit de l’horreur qu’inspirait le projet islamiste (qui n’aurait jamais pu prendre corps sans la complaisance dont le régime l’avait fait bénéficier), le plus important au titre de la fidélité au passé et pour la sauvegarde de l’avenir était de refuser les moyens mis en œuvre par l’État pour mener cette guerre, de refuser d’être enrôlé parmi les émules d’Aussaresses.

Rejeter certes le projet islamiste mais démasquer et dénoncer les pratiques honteuses et dégradantes généralisées par l’État. Faire le distinguo net et rigoureux entre un mouvement de subversion qui ne représente que ses partisans et ne rend compte à personne d’autre qu'eux et un État dont tous les actes engagent l’universalité des citoyens, avec leur assentiment ou à leur corps défendant, et qui ne peut commettre des horreurs dont ces derniers auraient le droit de se laver les mains.

La question la plus importante qu’auraient dû se poser les Algériens tout au long de la décennie sanglante est celle de savoir jusqu’à quel point ils consentaient que l’État recoure en leur nom aux méthodes inhumaines que les paras français ont infligées à leurs aînés pendant la guerre de libération nationale.

Cette question était et demeure proscrite. C’est qu’elle est intenable, ingérable, infernale même ! Il est facile de clouer le bec à quiconque s’interroge sur les massacres en lui jetant au visage la formule du « kituki » orthographiée de toutes les façons possibles et accompagnée d’un rire gras et condescendant. Mais quelle ironie peut désamorcer une interrogation sur le retour attesté et documenté d’Aussaresses en Algérie dans les années 1990 ?

Il n’y avait pas d’autre parade que d’imposer l’oubli pur et simple !

Et, pour s’assurer que les deux époques ne puissent jamais se croiser au hasard d’un rapprochement ou d’une comparaison, on a fait en sorte que l’hypermnésie de la période coloniale circule avec fluidité sur le saut de mouton qu’on a surélevé à son intention, bien au-dessus de la voie où s’égarent encore les fantômes de la décennie noire.

vendredi 4 août 2023

UN EXPERT EN GÉNOCIDES : LES ÉTATS-UNIS D'AMÉRIQUE

Khaled Satour

Je n’ai pas voulu laisser passer l’occasion de montrer et de commenter cette singulière illustration de l'activisme diplomatique de l’auto-proclamé président de la Kabylie indépendante.

Une lettre adressée au président des États-Unis pour lui réclamer « une protection internationale du peuple kabyle contre le génocide ».

Oui, une lettre adressée au chef de la nation qui s’est construite sur un double crime contre l’humanité (l’esclavage de masse des Afro-Américains et le génocide à grande échelle des Amérindiens) pour lui demander d’intervenir contre « le pouvoir militaire et colonial algérien » qui « organise des incendies synchronisés avec des moyens gigantesques pour exterminer le peuple kabyle qui revendique son droit à l’autodétermination ».

On croyait que tout avait été dit sur les incendies qui ont ravagé pendant la dernière semaine de juillet plusieurs régions du Nord-Est du pays, provoquant notamment la mort de 34 personnes dans la wilaya de Bejaia : incompétence notoire des autorités, carence de la prévention et mensonges du pouvoir sur les moyens mis en œuvre pour combattre le feu et évacuer les populations.

On avait craint que le pouvoir ne sorte un nouveau récit complotiste assaisonné à sa sauce lorsqu’on avait appris il y a quelques jours que 12 personnes avaient été placées sous mandat de dépôt par le juge d’instruction à la Section de lutte antiterroriste et contre le crime organisé transfrontalier après que les tribunaux de droit commun des wilayas affectées par les incendies se soient dessaisis des dossiers en sa faveur.

Mais voilà que le MAK prend l’initiative de relancer la machine à bobards en se hissant à un niveau d’imbécilité politique qu’il n’avait peut-être jamais atteint, malgré un répertoire fort honorable en la matière : la lettre qui demande aux États-Unis une « protection internationale » semble en effet ignorer que le temps des protectorats occidentaux est révolu, et n’hésite pas à « supplier » « Votre Excellence » d’ « intervenir pour éteindre les feux » !

C’est le youtubeur Hichem Aboud qui a fait la promotion de cette requête (dans une vidéo dont est extraite la capture d’écran : https://www.youtube.com/watch?v=jj3Li-eKs7c), en se portant garant de la réalité du « génocide kabyle » qui serait à l’œuvre. Outre les rumeurs ridicules qu’il colporte sur des feux systématiquement allumés dans des oliveraies, arbre par arbre, il mentionne un processus au long cours de mesures d’ « extermination » des Kabyles : les entraves mises par le régime aux projets capitalistes de Rebrab, les propos racistes de Naïma Salhi, les retards apportés à l’enseignement de Tamazight, quelques cas de tortures exercées contre des Kabyles (parmi des milliers d’autres subis au cours des dernières décennies par des Algériens de toutes origines) et la promotion de « Kabyles de service » !

Le président du MAK et son démarcheur sur Youtube devraient donc prendre quelques informations sur ce qu’est un génocide. Et tant qu’à correspondre avec Joe Biden, pourquoi ne pas profiter de son expertise et lui demander de leur rappeler ce qu’a fait sa glorieuse nation pour réduire la population autochtone d’Amérique du Nord de 18 millions au 17e siècle à 250.000 âmes en 1900 ?

Quant à la revendication de l’autodétermination, rappelons au passage qu’elle a été pleinement satisfaite en Kabylie, comme dans toutes les régions d’Algérie, par le référendum du 1e juillet 1962 dont les résultats furent annoncés officiellement le 3 juillet. Le processus référendaire résultait lui-même de négociations ardues menées avec le gouvernement français et dont le GPRA s’est obstiné à retarder l’aboutissement pendant plus d’un an à seule fin de déjouer les tentatives faites pour amputer l’Algérie d’une partie de son territoire.

La proclamation de l’indépendance par le gouvernement provisoire de la République algérienne le 5 juillet 1962, sur la base du référendum, produit encore ses effets juridiques et politiques pleins et entiers et reste l’acte fondateur, l’expression originelle du pouvoir constituant du peuple qui a donné naissance à l’Algérie en tant qu’État souverain à l’intérieur de frontières intangibles.