samedi 21 novembre 2009

SI TARIQ RAMADAN VEUT CONVAINCRE QU’IL EST LUI-MÊME …

Les dits et non-dits d’un débat télévisé


Khaled Satour
Je viens de visionner sur internet le débat entre Caroline Fourest et Tariq Ramadan à l’émission « Ce soir ou jamais » du lundi 16 novembre et je ne l’ai pas fait avec un regard partisan : la première nommée est une professionnelle de la désinformation et le second suscite mes réticences. Je connais trop le courant auquel appartient C. Fourest pour avoir à l’interpeller sur ses prises de positions, sur cette partialité qui les caractérise et ces libertés qu’elles prennent avec la vérité. Le fait qu’elle ait tenu à se prévaloir du soutien des « démocrates algériens » me suffit.

La caution des "démocrates algériens"
Les "démocrates algériens" ! Cette couche d’ultras liée au pouvoir et à ses services de sécurité qui a entériné sans état d’âme la sanglante répression menée en Algérie au cours de la décennie 90. Caroline Fourest a adopté leur cynisme froid, au cours de ce débat, lorsqu’elle a reproché à Ramadan d’avoir rédigé la préface de la traduction du livre de Zayneb El Ghazali.
J’ai pu vérifier en me rendant sur le site de la journaliste que ce reproche n’était pas un simple argument de circonstance, un peu court, de ceux qu’on glisse dans le feu de la polémique. Elle le développe dans un article de fond intitulé « Vraies préfaces et petit tour de passe-passe » dans lequel elle dresse de cette femme, qui fut à la tête du mouvement des Femmes Musulmanes affilié aux Frères Musulmans, un portrait impitoyable, mentionnant à peine « les supplices et la torture » qu’elle a subis. Elle relève qu’elle est était – elle aussi ! – une adepte du « double langage » et qu’elle militait pour « une dictature islamique ». En bonne disciple des « démocrates algériens », elle s’acharne sur cette femme en passant sous silence le contexte terrible que celle-ci restitue dans son livre, celui des procès intentés aux Frères Musulmans par le régime de Gamal Abdel Nasser en 1965, suite à un complot dont les analystes les plus sérieux ont établi depuis longtemps qu’il avait été en réalité fomenté par les services secrets égyptiens.
C. Fourest a dit et répété au cours du débat que les Frères Musulmans avaient « dévasté » l’Egypte. Mais, tout occupée à l’exploitation passionnelle qu’elle fait de cet épisode contre Ramadan, elle réduit la féroce persécution mise en route par le régime égyptien à un vague arrière-plan historique, indiscernable, foncièrement inutile à sa cause donc sans intérêt. C’est pourtant dans cette sauvage répression qu’on découvre les actes les plus « dévastateurs ». A titre d’exemple, Jabir Rizq, un témoin de l’expédition menée contre un village proche du Caire en août 1965, raconte :
« Ils ont détruit les récoltes dans les champs (…), ils ont saisi tous ceux qui s’y trouvaient, ils m’ont pris, moi et ma famille, ils ont confisqué tous nos biens et nous ont menés à l’ "Unité coopérative" du village, un véritable enfer ; j’y ai vu des hommes frappés si fort que leurs chairs étaient en lambeaux, d’autres crucifiés sur les troncs de palmiers ».
Le même témoin rapporte que « des centaines de femmes sont alors jetées en prison comme otages et servent de gages pendant l’interrogatoire de leurs maris, de leurs fils, de leurs frères ou de leurs pères, au camp de Qanatir, au centre de la police militaire de la place Abidîn, dans les prisons de l’armée ».
Quant à Zayneb El Ghazali, arrêtée au début de septembre, « elle est soumise aux supplices suivants : morsures de chiens dans le noir ; soif ; devant elle, interrogatoire et tortures de témoins questionnés à son sujet (…) ; supplice de la faim sept jours durant ; annonce de sa prochaine mise à mort »*.
Et c’est là qu’est le fossé qui me sépare de Caroline Fourest et de ses "démocrates algériens" : ces pratiques chères à nos dictatures arabes ne me sont pas indifférentes, quel que puisse être par ailleurs mon total désaccord avec les thèses des mouvements islamistes. La cruauté de ces procédés, surtout lorsqu’ils sont appliqués aux femmes, ne sauraient être anecdotiques et, si le livre de Zayneb El Ghazali, publié une dizaine d’années (et non pas « plusieurs décennies ») après les événements sous le titre original de Ayyâm min Hayâtî, si poignant dans certaines de ses évocations, comporte des enseignements précieux à méditer aujourd’hui encore, c’est bien sur ce point et non pas dans le fait, contingent et dérisoire, que Ramadan en préface l’édition française.

Les ruses de la croyance
Je n’approfondirai pas ici l’interrogation relative aux ressorts profonds de ce mépris de la vérité qui, chaque fois que ces questions sont en cause, alimente la désinformation, que ce soit à titre d’entreprise principale ou sous forme d’allusions diffuses et incidentes, comme c’est ici le cas. Mais il me semble que ce débat Fourest-Ramadan apporte quelques explications qui ne sont pas sans rapport avec cette problématique : Fourest, convaincue de parler au nom de la rationalité séculière, prétendant exercer sur l’islam le même magistère critique que sur les religions dans leur ensemble, méprise en Ramadan le croyant captif des dogmes d’une religion qu’elle abhorre plus que toute autre. Or, s’il est vrai que Ramadan s’inscrit explicitement dans une réflexion de l’intérieur de l’islam, Fourest elle-même est une dévote qui s’ignore.
J’ajouterai : une dévote parmi d’autres, car je voudrais un instant élargir la perspective. Depuis que j’ai l’occasion de suivre de près les débats politiques en France (sur la république, la laïcité, le voile et, dorénavant semble-t-il, sur l’"identité nationale"), j’ai acquis la certitude que les tenants les plus intransigeants de la laïcité et des valeurs républicaines étaient les sectateurs d’une foi farouche qu’un catéchisme civique séculaire a façonnés dans le même moule. C’est une foi d’autant plus sûre d’elle-même et aveugle à sa réalité qu’elle prétend rejeter toutes les fois. Une foi certaine d’avoir proclamé la fin de la foi comme on a plusieurs fois proclamé la fin de l’histoire. Une croyance assurée d’avoir déjoué les ruses de la croyance en s’affirmant « la Raison ».
Et si les ruses de la croyance surpassaient celles de la raison ?
Cette raison est supposée inférer par définition le pluralisme des opinions puisqu’elle s’affirme fille de la liberté. Mais en réalité, elle a tôt fait de se crisper et de se dégrader en arguments d’autorité dès lors que le noyau dur des convictions qu’elle organise – et qui sont dénommées valeurs – est soumis à la critique. Ces valeurs sont le pendant exact des credo religieux. Mais elles prennent de surcroît dans la discussion un caractère d’ordre public – car ce religieux-là détient le pouvoir –, la pensée qui les soutient étant aussi normative et impérative que les règles du même nom et s’imposant, comme elles, sans recours possible. Vient toujours un moment du débat où les tenants de cette orthodoxie (qui se dit laïque ou républicaine le plus souvent) rompent le contact, avec cette supériorité et cette suffisance qu’ils tirent de leur monopole des valeurs axiomatiques. Et, pour revenir à mon propos initial, c’est cette supériorité, cette immunité que confère l’orthodoxie, qui expliquent que Caroline Fourest ait pu soumettre Ramadan à une véritable séance d’inquisition.
La revendication d’un tel ascendant est une pratique coutumière chez les dévots et je l’illustrerai par deux anecdotes des plus anodines. Je me souviens d’un ancien collègue à l’université d’Alger, musulman pratiquant mais se piquant de tolérance, qui me disait accepter toutes les opinions dont je voudrais lui faire part à propos de la religion. Mais il y mettait une limite : que je ne remette pas en cause l’existence de Dieu. A la même époque, un de mes étudiants avec qui je discutais de religion m’expliquait qu’il respectait les croyances des fidèles de tous les cultes. Mais il ajoutait aussitôt que, si l’opportunité s’en présentait, il se ferait fort de les persuader que la seule vraie foi était la foi islamique.
Lorsqu’on critique le système politique français actuel, en se fondant sur les inégalités, les discriminations, les violences policières ciblées, tant de fois meurtrières, qui s’exacerbent sous son couvert, on est vite pris à partie par des croyants qui entendent arrêter la discussion, comme mon ancien collègue d’Alger, à la frontière intangible du blasphème : la République est sacrée. Lorsqu’on invoque le respect dû aux pensées minoritaires, les mêmes répondent comme mon ancien étudiant : il faut convertir tout le monde.
Les divergences de vues ne sont admises que dans un champ codifié de consensus. On a eu l’occasion de s’en rendre compte, il y a une quinzaine de jours, à cette même émission de Frédéric Taddéi, lorsque Houria Bouteldja a fait irruption dans le temple dédié à l’identité nationale. C’est comme si une hérétique avait eu l’outrecuidance de troubler un service ! Une prometteuse controverse entre un ministre du culte et un laïque (les laïques n’ont-ils pas toujours été les véritables piliers de l’Eglise ?) en a été gravement contrariée, le laïque menaçant pour le coup d’embrasser "sur la bouche" celui qu’il traitait quelques secondes plus tôt comme son pire ennemi !
C’était plus qu’une boutade et les réactions scandalisées aux propos de notre drôle de paroissienne annonçaient la couleur : ce débat sur l’identité nationale sera un hymne à l’union sacrée et ne tolérera que de menues querelles entre prédicants.

Se revendiquer en tant qu’ennemi
Et c’est par ce biais que j’en viens maintenant à Tariq Ramadan, avec une question qui m’était déjà venue à l’esprit en le voyant le mois dernier aux prises avec le plateau hétéroclite de l’émission "On n’est pas couché" : deux querelleurs professionnels, un écrivain de romans de gare, un comédien de théâtre, deux acteurs en promotion. Cette question est : pourquoi court-il, sans discernement, les débats télévisés ?
Il était venu à cette occasion défendre un livre qu’il a écrit pour sa défense. C’est donc peu dire qu’il était sur la défensive et c’est à croire qu’il n’y a pas de posture qui le ravisse plus que celle-là ! Il s’est défendu d’être celui qu’on croyait qu’il était mais j’ai personnellement eu l’impression qu’il se défendait tout autant d’être ce qu’il était – qu’il n’est peut-être plus tellement sûr d’être. Je cite de mémoire un extrait du livre que Ramadan vient de publier sous le titre « Mon intime conviction » et dont il a été donné lecture durant l’émission. Il y affirme se définir comme étant suisse de nationalité, égyptien de mémoire, européen de culture, marocain et mauricien d’adoption. Je n’objecterai rien à sa nationalité suisse, donnée objective, alors même que les « adoptions » marocaine et mauricienne ne semblent être que les adjuvants d’une universalité de justification. Mais j’avoue que l’association de la mémoire égyptienne et de la culture européenne me désarçonne. Dans la formulation choisie, la seconde me paraît destinée à minimiser la première d’une façon par trop démonstrative.
Faire montre, donner des gages, voilà d’ailleurs à quoi Tariq Ramadan s’est appliqué sans cesse : il adore la culture et la littérature françaises, il est un défenseur de la laïcité, il aime la France, il voudrait même devenir français. Autant d’aveux qui lui furent arrachées dans un climat de discussion de comptoir tournant parfois à l’interrogatoire de garde à vue où les sommations pleuvaient sur lui de toutes parts. Aura-t-il pour autant convaincu ses détracteurs ? Ne sait-il pas, depuis si longtemps, que ses assauts d’honorabilité télévisuels s’apparentent à l’épreuve de Sisyphe et que son incontestable talent de débatteur ne lui fera jamais remporter que des victoires médiatiques sans lendemain ?
Quant à ceux qui se sont souvent sentis solidaires de lui, ils sont fondés à être pour le moins perplexes. Désavouant l’enrôlement de Tariq Ramadan en tant que conseiller de Tony Blair, il y a quelques années, alors même que celui que sa propre opinion publique qualifiait de "caniche de George Bush" envoyait des troupes en Irak, ils constatent aujourd’hui qu’il imite de plus en plus ces "intellectuels médiatiques", bretteurs narcissiques des plateaux, qui lui mènent la vie dure.
Il continue certes à défendre la cause palestinienne, à s’opposer aux menées des fondamentalistes de la laïcité contre les musulmans de France et d’Europe. Mais qu’a-t-il besoin de quémander la sollicitude de ses détracteurs et les honneurs que dispensent les universités occidentales ou les municipalités, des Pays-Bas et d’ailleurs ? Pourquoi n’assume-il pas l’inimitié qu’il suscite ? J’ajouterais même : pourquoi ne se revendique-t-il pas en tant qu’ennemi de ses ennemis, plutôt que de se rabaisser à d’humiliantes auto-justifications telles que celles dont il a donné le spectacle face à Caroline Fourest ?
Ramadan devrait méditer l’exemple de cet ascète, dont le philosophe Farabi raconte l’histoire. S’étant attiré les foudres du pouvoir par sa probité et son amour de la vérité, cet homme fut poursuivi par toutes les polices du souverain et guetté à toutes les portes de la cité. Il prit alors le parti de se déguiser en ivrogne, chantant dans les rues en s’accompagnant d’un tambourin. Interrogé par les gardes qui lui demandaient qui il était, il répondait, honorant formellement son vœu de sincérité, qu’il était celui qu’ils recherchaient. Ainsi leur échappait-il car les gardes pensaient qu’il se moquait d’eux. Ce faisant, il perdait son âme : sincère en paroles, il mentait en acte.
Ramadan semble également encore fidèle par la parole à la plupart de ses engagements. Mais pour convaincre qu’il est encore lui-même, il a mieux à faire que d’aller battre le tambourin devant les publics du show-business.

* Ces citations sont tirées de : Olivier Carré et Gérard Michaud, Les Frères Musulmans (1928-1982), Collection Archives, Gallimard, 1983, pp. 77 et 79.