jeudi 8 mars 2007

L'ORDRE JURIDIQUE ALGERIEN : LA VIOLENCE INCORPOREE AU DROIT

Khaled Satour
Etant donné l’ampleur du sujet et la somme de réflexion qu’il exige, nous nous contenterons de quelques éléments élaborés à chaud à partir des seuls matériaux fournis par l’examen de l’affaire de l’attentat de l’aéroport. Comme nous l’avons déjà écrit, le fait attesté que le régime ait recouru massivement à des actes qualifiables de crimes contre l’humanité indique que le droit algérien ne peut plus être défini selon les critères habituels de la validité. Il reste alors à expliquer que l’Etat se soucie tant de produire un droit articulé et relativement cohérent alors même qu’il organise une violence aussi systématique contre les personnes. Car le fait est là : il semble encore possible d’étudier le droit algérien selon les canons de la théorie juridique. Le droit est enseigné dans cette perspective aux étudiants des universités algériennes et cette seule réalité empirique est problématique. Parallèlement, lorsque l’Etat est mis en cause pour les violences qu’il exerce, c’est son propre droit qu’on retourne contre lui : on argumente point par point pour démontrer l’irrégularité de telle règle ou de tel acte. Ainsi opèrent les organisations de défense des droits de l’homme qui relèvent les « violations » par l’Etat de ses différents « engagements » et lui font des « recommandations » afin qu’elles cessent. Ainsi le Tribunal permanent des peuples, dans sa session consacrée à l’Algérie, a largement construit son argumentation sur « les violations du droit algérien » par l’Etat algérienii.
Il y a certes deux lectures opposées : celle qui soutient l’illusion juridique entretenue avec une rare persévérance par l’Etat algérien et celle qui dénonce les entorses faites à l’orthodoxie juridique dont il se revendique. Mais les deux concourent à postuler comme référence le modèle juridique dont le pouvoir se prévaut. Et c’est cette référence-là, retenue à charge ou à décharge, qui rattache l’Algérie à l’idéal chimérique de l’Etat de droit. En vérité, si l’Algérie officielle ne s’est jamais comparée à un Etat de droit que dans un discours très récent, elle est bel et bien pourvue d’un droit étatique dont la particularité est de défier les enseignements de la théorie juridique. Nous sommes constamment mis en présence de ce qui apparaît comme une négation du droit par le droit, formule qui rend bien compte du paradoxe d’un droit qui ne se conteste que pour mieux s’affirmer. Cette incessante contestation/affirmation ne peut plus s’analyser en termes de contradiction au sens d’antinomie, elle constitue une dialectique caractéristique du fonctionnement de l’Etat dont nous proposerons quelques éléments de résolution.

1. L’ECHEC DE L’APPROCHE POSITIVISTE
Le droit fait trop souvent l’objet d’une approche positiviste : dans sa version la plus radicale, le positivisme considère que le seul droit qui compte est celui qui est en vigueur. Peu importe que ses règles soient constamment violées et peu importe même que ces violations ne soient pas sanctionnées. Ce positivisme s’alimente des instruments du normativisme : tant que le législateur s’efforce de produire un droit nanti d’un semblant de clôture normative, d’une complétude toute formelle, on pourra le justifier théoriquement. La normativité repose sur une objectivation des rapports régis par le droit, c’est-à-dire sur « des formes de comportements attendues et extérieures à la volonté immédiate des individualités
iii ». C’est la condition de l’existence des normes à partir de laquelle celles-ci vont constituer un univers spécifique, plus ou moins fermé sur lui-même et puisant son sens, chez les normativistes les plus radicaux, dans l’« autoréférence » : chaque norme est valide du seul fait de sa conformité à une norme supérieure.
Mais l’approche positiviste n’exclut pas, pour certains auteurs, la notion d’effectivité : il ne suffit pas qu’une norme soit en vigueur, en conformité avec des procédures commandant son édiction, il faut qu’elle s’applique
iv. Et le point de rencontre entre validité et effectivité est souvent l’idée de sanction : une règle, même fréquemment violée, ne cesse pas d’être du droit à condition que sa violation ne soit pas impuniev. L’effectivité est ainsi strictement conçue comme complément de la validité.
Les dispositions juridiques qu’il convient de soumettre à l’examen à partir des données fournies par l’affaire de l’aéroport peuvent être présentées sous les trois points suivants :


Point a : La réglementation de l’arrestation et de la détention et la répression des « atteintes à la liberté individuelle »
Le code de procédure pénale algérien encadre l’action des policiers qui n’agissent en principe que sous le contrôle des magistrats. La mise en garde à vue est effectuée par l’officier de police judiciaire si l’enquête l’exige, et, depuis une loi du 26 juin 2001, celui-ci doit immédiatement en informer le procureur de la République et lui soumettre un rapport motivé (art. 51). Dans un délai maximum de 48 heures, l’officier de police doit conduire la personne en garde à vue devant le procureur de la République s’il existe contre elle « des indices graves et concordants de nature à motiver son inculpation » et le procureur peut accorder l’autorisation écrite de prolonger la garde à vue de 48 heures (art. 51 et 65). L’article 22 du décret législatif n° 92/03 relatif à la lutte contre le terrorisme a porté la durée maximale de garde à vue à 12 jours pour les actes terroristes, disposition insérée dans l’article 65 CPP par l’ordonnance du 25 février 1995. En cas de crime flagrant, le procureur peut délivrer un mandat d’amener ou un mandat de dépôt (art. 58 et 59) mais la délivrance des mandats (d’amener, de dépôt et d’arrêt) est de la compétence normale du juge d’instruction (art. 110, 117 et 119). Tout inculpé arrêté en vertu d’un mandat d’amener qui aura été détenu pendant plus de 48 heures sans être interrogé par le magistrat instructeur est considéré comme arbitrairement détenu (art. 113). Car ces garanties procédurales sont renforcées par les articles 291 à 293 bis du code pénal réprimant les « atteintes à la liberté individuelle
vi » et le « rapt ». Sont ainsi lourdement punis l’enlèvement, l’arrestation, la détention ou la séquestration des personnes « sans ordre des autorités constituées et hors les cas où la loi (le) permet » (art. 291), avec pour circonstance aggravante le « port d’un uniforme ou d’un insigne réglementaire » (art. 292). La peine de mort est encourue « si la personne enlevée, arrêtée, détenue ou séquestrée a été soumise à des tortures corporelles » (art. 293). L’article 293 punit l’enlèvement avec pour circonstance aggravantes les tortures corporelles et la demande de rançon. Ces atteintes à la liberté s’ajoutent aux « attentats à la liberté » prévus par les articles 107 et suivants CP qui punissent plus généralement tout fonctionnaire ayant ordonné un acte attentatoire à une liberté individuelle ou à un droits civiques.

Point b : La réglementation de la perquisition et la répression de l’ « abus d’autorité »
Le code de procédure pénale soumet aussi en la matière les services de sécurité au contrôle du procureur de la République ou du juge d’instruction : la perquisition requiert une autorisation écrite (art. 44), elle doit être effectuée en présence du chef de maison (art. 45) et est interdite avant 5 heures et après 20 heures. L’article 21 du décret 92/03 a écarté les garanties des articles 45 et 47 en cas d’acte terroriste et ces dispositions exceptionnelles ont été ajoutées aux dits articles par une ordonnance du 25 février 1995. En vertu de l’article 135 du code pénal, tout fonctionnaire, tout officier de police, tout représentant de la force publique, « qui, agissant en sa dite qualité, s’introduit dans le domicile d’un citoyen contre le gré de celui-ci, hors les cas prévus par la loi et sans les formalités qu’elle a prescrites » est puni pour abus d’autorité. Ce qui garantit pénalement contre toutes les violations de domicile, au-delà du champ strict de la perquisition.

Point c : La combinaison des dispositions du décret législatif 92/03 et de l’ordonnance 06/01
Le décret 92/03 donne dans son article 1e une définition de « l’acte subversif ou terroriste » comme constitué par « toute infraction » réprimée par le code pénal dès lors qu’elle vise « la sûreté de l’Etat, l’intégrité du territoire, la stabilité et le fonctionnement normal des institutions » par « toute action » ayant différents objets énumérés ( Semer l’effroi, porter atteinte aux biens et aux personnes, entraver la circulation, porter atteinte aux moyens de communication, faire obstacle à l’action des autorités, au fonctionnement des institutions, etc.). Les articles 3 et 4 du décret punissent « quiconque créé, fonde, organise ou dirige toute association, corps, groupe ou organisation dont le but ou les activités tombent sous le coup » de l’article 1e, ainsi que quiconque y adhère ou y participe. L’ordonnance n° 06/01 du 27 février 2006 portant mise en œuvre de la charte énonce dans son article 2 que les dispositions de grâce et d’amnistie prises pour consolider la paix « sont applicables aux personnes qui ont commis ou ont été les complices d’un ou de plusieurs faits prévus et punis » par les articles 87 bis à 87 bis 10 du code pénal. Ces derniers reprennent les articles 1 à 10 du décret 92/02 intégrés au code pénal par une ordonnance du 25 février 1995. Quant à l’article 45 de l’ordonnance, il énonce que « aucune poursuite ne peut être engagée, à titre individuel ou collectif, à l’encontre des éléments des forces de défense et de sécurité de la République, toutes composantes confondues, pour des actions menées en vue de la protection des personnes et des biens, de la sauvegarde de la nation et de la préservation de la République algérienne démocratique et populaire. Toute dénonciation ou plainte doit être déclarée irrecevable par l’autorité judiciaire compétente ». De notre interprétation de ces dispositions, nous avons conclu à une subjectivation du droit répressif puisque tout un ensemble d’infractions perpétrées au cours de la dernière décennie sont définies en bloc par leurs auteurs, les « terroristes », alors que les services de sécurité en sont exonérés, en tant que tels, totalement.
Si les deux premiers points (a et b) concernent le problème de l’application des normes, le troisième (c) soulève celui de la validité dans la mesure où il établit une combinaison normative pour le moins problématique. Il faut rappeler que l’objectivation que réalise le droit produit la notion de droit objectif, défini comme l’ensemble de règles d’application générale et abstraite sous-tendues par le principe d’égalité devant la loi. La seule subjectivation possible est en théorie celle qui s’effectue, face au droit objectif, par la notion de sujet de droit. La subjectivation du droit répressif que nous avons relevée, associant un ensemble d’ infractions aux « terroristes » et en exonérant en bloc les services de sécurité, semble aller à l’encontre de ce principe. Car celui-ci est formellement énoncé par l’article 29 de la constitution de 1996 qui consacre l’égalité devant la loi. Cette égalité est-elle rompue par la combinaison du décret 92/03 et de l’ordonnance 06/01, selon les critères qu’impose la normativité du droit ? Et les garanties procédurales favorables aux libertés sont-elles effectives ? Il y a deux façons de répondre aux questions posées par les points a, b et c à partir de deux conceptions de l’effectivité et de la validité conçues d’un point de vue positiviste :
- Dans une approche strictement formelle, on peut d’abord soutenir, s’agissant du point c, que l’égalité devant la loi affirmée par l’article 29 de la constitution s’apprécie par le recours à l’article 47 qui énonce que « nul ne peut être poursuivi, arrêté ou détenu que dans les cas déterminés par la loi et selon les formes qu’elle a prescrites ». Le décret 92/03 et l’ordonnance 06/01 ayant été hissés au rang législatif dans l’ordonnancement juridique
vii, il n’y aurait, du strict point de vue positiviste, aucune faille à relever. Une telle lecture privilégierait la conformité des deux textes à l’article 47 et écarterait la discussion sur la conformité au principe d’égalité de l’article 29. Plus exactement, elle choisirait de raisonner la conformité aux deux articles sous la prééminence de l’article 47. Le raisonnement est artificiel mais l’approche normativiste l’est tout autant en général : elle n’affirme en effet nullement que l’ordre normatif est exempt de contradictions. Mais, paradoxalement, ces contradictions peuvent sauter aux yeux de l’observateur profane et n’en être pas moins considérées comme contingentes par le juriste positiviste. Ce dernier, appliquant les directives de Hans Kelsen, le plus éminent théoricien du normativisme, estimera que « les conflits de normes peuvent être et doivent nécessairement être résolus dans le cadre des matériaux normatifs qui lui sont donnés – ou plus exactement imposés –, par la voie de l’interprétationviii ». L’approche positiviste postule la cohérence de l’ordre normatif et privilégie l’interprétation favorable à cette cohérence. R. Carré de Malberg, autre grand juriste positiviste, affirme qu’ « il n’est pas concevable qu’il puisse se produire des conflits du droit contre le droitix ». Ironisant sur une telle logique, Michel Miaille en conclut que « le juriste a le droit de critiquer, mais pas en tant que juriste !x ».
Un raisonnement de la même inspiration s’appliquera aux infractions telles que les atteintes à la liberté individuelle et l’abus d’autorité (points a et b), couverts par l’immunité que l’ordonnance 06/01 confère à l’ensemble des actes effectués par les services de sécurité. On pourra soutenir que l’article 45 de cette ordonnance est venu légaliser a posteriori l’absence de poursuites : ces infractions n’en sont plus. La faille normative n’a existé que dans un espace temporel annulé rétrospectivement, elle est réputée n’avoir jamais été. Exemple saisissant de négation du droit par le droit qui est cependant inattaquable d’un point de vue positiviste
xi.
Dans la même approche, ces points a et b seront ramenés, pour la période précédant l’édiction de l’article 45 de l’ordonnance, à une problématique étroite d’effectivité. L’arrestation, la détention et la perquisition étant encadrées par un contrôle judiciaire, c’est le juge seul qui décidait de leur régularité. On a vu par exemple dans l’affaire de l’aéroport que la procédure pénale n’avait pas été respectée sur ces différents points. Mais, sans qu’il soit nécessaire d’approfondir la démonstration, on peut tenir pour acquis que, ainsi circonscrite, l’ineffectivité constatée est, en dernier ressort, un moyen de critique des seules institutions judiciaires, chargées de l’application, et ne vaut que si l’on considère la séparation des pouvoirs comme une réalité. On dira que la validation de la procédure, avec tous les actes attentatoires aux libertés qu’elle comportait, ne relevait que des prérogatives du juge. Si ce dernier n’a constaté ni abus d’autorité (art. 135 CP) ni atteintes aux libertés (art. 291 et s. CP), c’est que ces infractions n’ont pas été commises. Cette ineffectivité ne faisait du reste qu’anticiper l’immunité prononcé ultérieurement par l’article 45 de l’ordonnance 06/01 au profit des services de sécurité pour l’ensemble des actes accomplis dans la « lutte antiterroriste ».
- Mais on peut puiser dans le normativisme des arguments qui relativisent, tout au moins en théorie, ce positivisme formel. A une conception de la validité des normes qui en privilégie la forme, c’est-à-dire leur conformité à la hiérarchie des sources du droit construite par le législateur, Michel Virally oppose la validité reposant sur le contenu. « Si on insiste trop sur l’aspect formel, en se désintéressant du contenu, écrit-il, la validité dégénère en légalité. L’attitude inverse la transforme en légitimité
xii ». Légalité et légitimité ne sont pas, selon lui, des notions pures, ce sont les deux « pôles » dont la validité subit constamment l’attraction : « c’est un aspect de l’éternel combat entre la "lettre" et l’ "esprit"» qui désignent respectivement une « sous-validité » et une « sur-validité"xiii ». Et il va de soi que, pour le point c, on considérera à partir de ces catégories que le décret 92/03 et l’ordonnance 06/01, s’ils tirent une validité/légalité de l’article 47 de la constitution, ne peuvent prétendre à la validité/légitimité que seule une conformité de « contenu » avec le principe cardinal de l’égalité devant la loi aurait pu leur conférer. S’agissant des points a et b, on s’appuiera sur les articles 135 et 291-293 CP pour considérer que les règles de procédure encadrant la détention et la perquisition sanctionnent des atteintes aux libertés et soumettent les actes de procédure pénale à des exigences de « contenu », c’est-à-dire à des impératifs de légitimité. La notion d’abus d’autorité (qui s’étend génériquement selon la doctrine à celle d’atteintes à la liberté individuelle) se justifie par l’idée que « l’autorité peut se définir comme un pouvoir donné pour l’exercice d’une fonction » et qu’il faut sanctionner le titulaire du pouvoir qui outrepasse ses droits, autant « pour protéger la légitimité de l’auteur » que pour lui faire respecter des libertés fondamentales qui « constituent la sûreté qu’on appelle aussi habeas corpusxiv ».
Cette approche de la validité par le contenu et non pas simplement par la forme peut paraître séduisante par la possibilité qu’elle offre de démasquer les artifices formels du droit algérien. Mais on voit tout de suite le problème qu’elle soulève : où le droit algérien puiserait-il ces références de « contenu » qui autoriseraient à juger de sa légitimité ? Les libertés publiques prescrites par la constitution renferment-elles une quelconque substance ? Le jugement sur la légitimité se réfère nécessairement, selon Virally, à « des valeurs juridiques s’imposant de façon permanente
xv ». Pierre Noreau y voit, à la suite de Dworkin, « l’idée que ce qui fonde l’interprétation du droit tient du contexte politique général, des convictions partagées par les citoyens d’un Etatxvi ». C’est donc une idée nouvelle d’effectivité qui vient ici se superposer à celle de validité, une effectivité au sens plein et qui se juge à un double degré : la combinaison du décret 92/03 et de l’ordonnance 06/01 applique-t-elle le principe d’égalité de l’article 29 et, simultanément, ce principe constitue-t-il une valeur effectivement consacrée ? Le juge (en particulier celui des cours spéciales) n’a certes pas garanti les prévenus contre les abus d’autorité mais, simultanément, les articles 24, 34, 39 et 40 de la constitution garantissent-ils réellement, c’est-à-dire au-delà d’un nominalisme littéral, la sécurité des personnes, l’inviolabilité de la personne humaine, de la vie privée et du domicile ?
A défaut de cette double interrogation systématique qui hisse la réflexion au niveau de l’ordre juridique, il n’y a pas de « contenu » du droit digne d’examen.
Il en résulte que l’approche positiviste étroite, même corrigée par la notion d’effectivité des normes, mène à l’impasse, elle oblige à contester le droit algérien sur le terrain désigné et maîtrisé par le pouvoir. Ni la validité ni l’effectivité des règles de droit ne permettent la critique radicale du système juridique.

2. LA NECESSITE D’UNE APPROCHE PAR L’ORDRE JURIDIQUE
Il faut en élever l’examen au niveau de l’ensemble de l’ordre juridique auquel « toute norme de droit positif appartient
xvii ». La validité s’appréciera dès lors en fonction de la logique générale de l’ordre juridique qui « colore, en quelque sorte, de façon spécifique, toutes les normes qui le composentxviii ». Quant à l’effectivité, elle semble a priori aller de soi car « un ordre juridique est effectif ou bien il n’est pasxix » : même s’il est plus ou moins maître des rapports sociaux qu’il est censé régir, il demeurera effectif aussi longtemps qu’il en ordonnera quelques-unsxx.
Observons que, à l’échelle de l’ordre juridique, validité et effectivité ont longtemps divisé la théorie juridique en deux camps opposés dans lesquels cependant les positions se sont récemment nuancées.
a) Dans le camp positiviste, il y a autonomie et suprématie de la validité de l’ordre juridique car celui-ci y est présenté comme exclusivement composé de normes et n’a d’intérêt en tant que totalité que pour assurer leur hiérarchie et leur cohérence. Si on se réfère à des valeurs fondatrices, c’est pour les rapporter à la raison universelle. Hans Kelsen a produit sa théorie pure du droit à l’ombre des principes de Kant qui privilégiait, dans l’élaboration du droit, l’empire de la raison, au besoin contre la volonté formulée par le peuple, qui doit céder face au « principe du droit »
xxi. Cet universalisme isole le droit de toute considération relevant de la réalité politique. Mais il est historiquement daté, lié à la philosophie du droit occidentale du 18e siècle. Partant, un tel positivisme, en dépit de la neutralité qu’il revendique, se rattache aux valeurs du « constitutionalismexxii ». Des approches critiques du positivisme se réfèrent aujourd’hui plus expressément à ces valeurs : Jacques Chevallier rattache le normativisme de Kelsen au modèle de l’ « Etat de droit formel », dans lequel l’ordre juridique n’est qu’une organisation de pure rationalité, qu’il distingue de l’ « Etat de droit substantiel ». Face à la généralisation du modèle juridique libéral depuis la fin de la guerre froide, la notion d’Etat de droit substantiel se veut le marqueur d’une effectivité des droits et libertés. La normativité n’est rien sans « l’adhésion à un ensemble de principes et de valeurs qui bénéficieront d’une consécration juridique explicite et seront assortis de mécanismes de garantie appropriésxxiii ». Pour Muriel Rouyer, cela caractérise un « Etat qui garantit (des) procédures pénales (codification et publication du droit), mais reconnaît également et protège certains droits individuels qui englobent certaines valeurs et principes philosophiques xxiv». On n’est pas loin de la notion de « sur-validité » de M. Virally. Ce dernier estime d’ailleurs que l’ordre juridique rassemble certes les normes mais « qu’il est autre chose que leur somme et présente une réalité non-réductible à ses parties composantesxxv ». Mais le problème posé par ces approches, c’est qu’elles permettent, au mieux, d’identifier la présence ou l’absence de cette « substance » ou de ces « valeurs » dans un ordre juridique donné. Ce qui implique que le constat de leur absence ne fournit qu’une qualification négative de l’ordre juridique. Il est aisé de constater, s’agissant par exemple, du décret 92/03 et de l’ordonnance 06/01, qu’ils ne satisfont aux critères de la validité que du point de vue de la légalité formelle. On dira de l’ordre juridique algérien qu’il ne satisfait pas aux critères de l’Etat de droit substantiel. Mais il faut pouvoir aller plus loin et qualifier positivement, à partir de ce constat, l’ordre juridique algérien.
b) A l’opposé, une doctrine dite réaliste s’est référée, essentiellement en Allemagne, aux thèses de Hegel dont l’histoire universelle postulait l’incarnation de la raison dans l’esprit des « peuples historiques »
xxvi. Cette doctrine affirme « la supériorité de l’effectivité par rapport à la validité, de la réalité par rapport à la normexxvii ». Si la conception kantienne, inspirée de la révolution française, a fondé sans discontinuer les institutions de la démocratie libérale, Hegel a produit une postérité de droite et de gauchexxviii.
La prise en compte de l’ordre juridique n’opère une mutation de l’approche que si on adopte un point de vue réaliste. Celui-ci permet d’aborder l’effectuation du droit, c’est-à-dire le processus de matérialisation des règles, qui remonterait de la réalité politique jusqu’au pouvoir. Certains auteurs ont établi que le pouvoir constituant, ancré dans une société donnée et produit par des enjeux politiques spécifiques, peut seul expliciter l’ordre juridique. Georges Burdeau l’a englobé en tant qu’ « idée de droit » dans le dispositif normatif
xxix. Mais c’est surtout Carl Schmitt qui a contesté le positivisme en faisant découler la validité de la constitution « de la volonté politique existante de celui qui la donne »xxx. Il distingue la constitution au sens relatif (une loi constitutionnelle particulière) de la constitution au sens absolu qui est « la structure globale concrète de l’unité politique et de l’ordre social » d’un Etat déterminé et qui s’identifie à lui : « L’Etat est sa constitutionxxxi ». De cette façon, des notions telles que « l’unité, l’ordre (…) doivent désigner quelque chose d’étant, et non quelque chose de simplement normatifxxxii». Si l’ordre social trouve, selon Schmitt, sa « structure globale concrètexxxiii » dans la constitution, celle-ci ne pourra donner naissance qu’à un ordre juridique particularisé.
Dans cette direction, les catégories proposées par le juriste italien Santi Romano en 1917 nous paraissent plus explicites. Romano estime que l’ordre juridique est à ce point lié à l’ordre social qu’il en devient « une entité qui, dans une certaine mesure, se conduit selon les normes mais conduit surtout, un peu comme des pions sur un échiquier, les normes elles-mêmes
xxxiv ». De ce fait, celles-ci ne sont qu’ « un moyen par quoi s’affirme le pouvoir de ce moi socialxxxv ». Ou encore « l’objectivité de l’ordre juridique ne peut pas se réduire aux seules normes juridiques », « celles-ci (…) restent bien loin de l’épuiserxxxvi ». L’ordre juridique est donc l’ordre social, et c’est le produit juridique de l’ordre social que Romano définit comme le droit objectif, nécessairement particularisé et s’écartant donc d’un droit universel : « Là où il y a un Etat, il ne peut pas ne pas y avoir du même coup un ordre juridiquexxxvii».
Ce passage de l’ordre juridique à l’ordre social indique que le droit doit être explicité par une analytique concrète de la réalité politique, c’est-à-dire des rapports de pouvoir.

3. DE L’ORDRE JURIDIQUE A L’ORDRE SOCIAL :
LA RELATION DE POUVOIR STRUCTURANT LE DROIT ALGERIEN

Les approches de Louis Althusser et de Michel Foucault, qui articulent le droit sur le pouvoir, peuvent y concourir.

a - Droit et relation de pouvoir
Althusser énonce le rapport pouvoir/droit dans des termes exclusifs. Il considère que la violence est transformée par l’appareil d’Etat en pouvoir légal, par le recours au droit : « la plus grande partie de son (l’Etat) activité, écrit-il, consiste à produire du pouvoir légal, c’est-à-dire des lois, décrets et arrêtés ; l’autre partie (…) consistant à en contrôler l’application
xxxviii ». Selon lui, l’Etat, pour ne pas exercer sa violence hors du droit, « a toujours intérêt (…) à s’appuyer sur des lois » car celles-ci « sont aussi un moyen de contrôler son propre appareil répressifxxxix ». Et il est un fait que c’est une préoccupation, parmi d’autres, du pouvoir algérienxl. Mais Althusser ajoute que si tout Etat, y compris le plus despotique, s’appuie sur des lois, c’est « au besoin (…) pour les violer ou les suspendre à son gré ». Et les deux propositions ne paraissent pas se contredire : que l’Etat s’acharne à passer son pouvoir au filtre de la loi ne le dispense pas de la violer. C’est bien la constatation qu’on peut faire à propos de l’Etat algérien et l’approche d’Althusser fournit des arguments pour se distancier de la cohérence axiomatique des normes, supposée par le positivisme juridique. Elle se situe dans le cadre de la critique marxiste des doctrines juridiques libérales. Cette critique, tirée de la notion de mode de production, situe le droit au niveau des superstructures en tant qu’instance juridique définie comme « système (…) formulé en termes de normes pour permettre la réalisation d’un mode déterminé de production et d’échangesxli ». Appliquée au droit algérien, elle a, bien avant la mondialisation libérale, diagnostiqué la domination du mode de production capitaliste dans la formation sociale algériennexlii. Mais elle ne permet pas de répondre à notre questionnement sur la spécificité de l’ordre juridique algérien.
L’analytique de Michel Foucault établit, quant à elle, que la relation de pouvoir est dessinée par une pluralité de facteurs : un système de différenciations (en particulier des différentiations juridiques de statuts, des privilèges) ; un type d’objectifs (dont par exemple le maintien des privilèges) ; des modalités instrumentales (la violence, le discours, etc.) ; des formes institutionnelles (dont différentes structures juridiques) etc.
xliii. Une telle perspective fait éclater le droit en composantes que l’analyse peut séparer, associées à d’autres facteurs de la relation de pouvoir. En conséquence, elle ne l’isole pas des phénomènes sociaux comme le fait le positivisme et ne le détermine pas essentiellement par l’instance économique comme la critique marxiste du droit. Et, de plus, l’édiction des lois peut y côtoyer des pratiques para-légales (privilèges où violence instrumentale) sans que celles-ci puissent être réduites à de banales violations de la loi. D’autre part, elle pose le rapport droit-pouvoir dans des termes qui nous conviennent puisqu’elle choisit d’ « analyser les institutions à partir des relations de pouvoir et non l’inversexliv ». C’est par la relation de pouvoir que se dessine « un réseau socialxlv » aux nombreuses ramifications, parmi lesquelles une « forme » institutionnelle et des statuts et privilèges. Le droit au sens strict d’appareil normatif n’a plus un monopole d’organisation de la société. La relation de pouvoir est dotée d’une existence concrète, par la configuration d’un certain nombre de facteurs (statuts, privilèges, structures) se rapportant au droit mais aussi à la violence. Cette configuration peut se comparer à un ordre social déterminé s’accompagnant d’un ordre juridique que la norme n’épuise pas.
Dans la vision normativiste, Kelsen allait jusqu’à affirmer que « l’individu (n’appartenait) jamais à une collectivité sociale (…) par la totalité de son être » et que la société était « uniquement un système d’actes individuels déterminés et régis par l’ordre étatique »
xlvi. L’approche de Foucault nous autorise à penser le phénomène juridique comme un simple facteur, pas nécessairement cohérent formellement, par lequel le pouvoir tient les individus dans un réseau complexe. La violence, entre autres facteurs, peut y coexister avec le droit : « elle force, elle plie, elle brise », affirme Foucault ; par elle, le pouvoir « peut accumuler les mortsxlvii ».
Il est alors possible de déjouer le cercle vicieux, entretenu par le législateur algérien, d’un droit artificiellement maintenu dans une cohérence formelle et dont on ne pourrait mesurer les failles que par les écarts entre les normes ou entre celles-ci et leur application. Le pouvoir autant que l’ordre juridique ne sont pas rapportés à des modèles théoriques, ils sont définis par des variables concrètement articulées.

b - Un pouvoir direct des appareils de la violence
Une analyse approfondie de la relation de pouvoir qui détermine l’ordre juridique algérien reste à faire. On ne peut ici proposer que quelques directions. Si l’on convient que les appareils militaires se sont imposés à la société dès l’indépendance du pays, on peut considérer que les modalités et les formes de l’exercice de leur pouvoir ont connu deux périodes successives :
- Dans la première période, l’armée a progressivement élargi son emprise sur l’Etat sous le couvert du parti unique. Les constitutions de 1963 et de 1976 et, entre les deux, les institutions issues du mouvement du 19 juin 1965, ont fondé leur légitimité sur un projet social impulsé par l’Etat. Celui-ci se disait inspiré par un parti unique porteur du programme mais le FLN n’avait en fait pas d’autre fonction que de neutraliser le politique, d’en constituer un lieu vide. Par là, il ne faut pas entendre que le parti monopolisait le politique mais qu’il en était seulement désigné comme le détenteur nominal privé de toute ressource. Le parti unique ne fut en Algérie qu’une technique de préemption du politique au détriment de la société.
- La seconde période est inaugurée par la crise d’octobre 1988, provoquée par la volonté de l’appareil militaire dominant d’instaurer une nouvelle gestion du politique. L’abandon du projet social imposait de se débarrasser du parti unique et, puisqu’il n’était pas question de mettre les chefs militaires sur le devant de la scène, de simuler l’ouverture. La constitution de 1989 n’a ouvert le champ politique que parce que les appareils sécuritaires se jugeaient aptes à le contrôler (création de partis de toutes pièces, infiltration des directions, etc.). Ayant présumé de leurs forces, ils durent d’abord plonger le pays dans une décennie de violence. Mais ils y ont forgé, en sacrifiant des dizaines de milliers de vies, un appareil tentaculaire contrôlant toutes les activités et toutes les expressions. Depuis lors, les libertés et le pluralisme politique et social formels sont les instruments même de leur monopole : tout parti, toute association créée, sont soumis à leur influence. L’économie, la presse, la justice, l’administration sont tenues. Au gel de toute activité politique par le biais d’un appareil partisan a succédé l’activité débordante d’un appareil sécuritaire essaimant dans un foisonnement de structures.
Dans ce contexte, la relation de pouvoir concrètement à l’œuvre se compose de différents facteurs :
- un système de privilèges hiérarchisés reconnus aux membres de l’élite sécuritaire et les séparant du reste de la société, consacré solennellement par la charte pour la paix et la réconciliation et juridiquement par les immunités de l’ordonnance 06/01 ;
- à l’opposé, des statuts de privation de droits : la charte pour la paix et la réconciliation retire à l’ennemi islamiste « toute possibilité d’exercice d’une activité politique et ce, sous quelque couverture que ce soit » ;
- la part faite à la violence qui prend pour alibi une prétendue lutte antiterroriste, prolongée sans fin et se justifiant désormais par des enjeux mondialisés
xlviii, et le discours menaçant qui l’accompagne ;
- des institutions (organes législatifs et exécutifs et justice) entièrement soumises.
On voit donc que, d’une part, les institutions, les organes supérieurs de l’Etat et l’administration ne peuvent être saisis dans la perspective étroite de la constitution et de la loi, et que, d’autre part, il y a cette omniprésence de la violence qui polarise déjà la société dans une opposition ami-ennemi et qui est à tout propos instrumentalisée par le pouvoir pour liquider les oppositions, comme en Kabylie depuis 2001.

4. RETOUR A L’ORDRE JURIDIQUE PAR LA RELATION DE POUVOIR
Si, en théorie, les normes sont la totalité de l’ordre juridique, celui-ci renferme en fait d’autres éléments de l’ordre social, c’est-à-dire des déterminants du pouvoir. On peut en déduire que, d’une part, le droit algérien, « manipulant les normes comme des pions sur l’échiquier » selon l’image de Romano, peut mettre en œuvre les catégories du droit pénal et les déterminer de telle sorte que les infractions soient vidées de leur matérialité, y introduire des éléments de subjectivation permettant d’édicter des incriminations et des immunités pénales sélectives, etc. Il ne fait qu’imposer un ordre social donné, défini entre autres par la polarisation de la société selon une logique de guerre. Ce sont là les différenciations de statut, les privilèges que Foucault intègre à la relation de pouvoir ou les « rapports de force » que Romano inclut dans l’ordre social.

a - L’hypothèse d’une violence incorporée au droit
En théorie toujours, la violence et le droit s’excluent. Le droit, du moins, est censé légaliser la violence. Le « pouvoir légal » n’est, selon Althusser, que de la violence transformée par l’appareil de l’Etat
xlix. En langage positiviste, on parle d’application de la règle de droit par la coercition dont les moyens doivent être « eux-mêmes fondés sur une autre règle de droitl ».
Mais là se pose une question décisive : faut-il retenir cet axiome théorique contre la réalité pratique ? Nous avons vu le droit et la violence concourir au déroulement de la procédure de la cour spéciale : c’est par la combinaison du décret 92/03 et de la torture que les accusés ont été jugés. En validant la procédure, le juge a appliqué le droit avec la torture. On peut en rendre compte, à partir des définitions de M. Foucault, en affirmant que c’est une relation de pouvoir combinant le droit et la torture qui s’est exercée. Peut-on aller plus loin et affirmer que l’ordre juridique lui-même réunit la loi et les violences contre les personnes comme composantes du droit à part entière ? La question est délicate : l’ordre juridique est certes déterminé par l’ordre social. Mais si on peut avancer sans hésiter que l’ordre social algérien, avec la relation de pouvoir qui le sous-tend, inclut l’usage de la violence d’Etat, il paraît difficile d’en dire autant de l’ordre juridique : aucune loi ne prescrit la torture (ni les disparitions forcées ni encore les massacres). Faut-il se limiter à considérer que l’ordre social régit certaines relations par le droit et leur superpose un champ de la violence étranger à l’ordre juridique ? Un peu comme si le pouvoir légal, au sens d’Althusser, laissait échapper un excédent de violence étatique qui ne passerait pas par le filtre du droit ?
Le problème est qu’il s’agit de tortures massives et répétées, et de même de disparitions forcées perpétrées systématiquement par le pouvoir. C’est ce caractère massif qui en fait, par exemple, au titre du droit international, des crimes contre l’humanité
li. Au plan du droit interne, cette intensité des exactions se traduit au mieux par la dénaturation du droit. Au pire, elle rejaillit sur sa validité et son effectivité dans des proportions telles qu’on doit considérer la violence comme partie prenante de l’ordre juridique, sauf à supposer une dualité du pouvoir – qui aurait une face légale visible et une face invisible violente – renvoyant au concept de « cabinet noir » qui fait florès. Ferdinando Imposimato, ancien député et magistrat italien, cite les conclusions de la commission parlementaire qui a enquêté en 1981 sur la loge P2 et qui a analysé la structure du pouvoir comme « composée de deux pyramides symétriques, l’une inférieure, que l’on connaît, et l’autre, supérieure, dont on ignore tout – elle est le pouvoir secret, constitué de ceux-là mêmes qui gèrent le pouvoir en dehors des lieux institutionnels, mais aussi par le biais des institutionslii ». Cette réalité, bien rarement affirmée avec une telle netteté, est soupçonnée aujourd’hui dans les régimes réputés les plus démocratiques : la lutte antiterroriste à travers le monde ressemble tellement à une mystification. Mais il nous semble que ce qui est spécifique à un pays comme l’Algérie, c’est que la figure d’un Etat impersonnel, donnant le change en tant que « tiers impartial », n’a pas l’autonomie et la crédibilité minimales requises pour qu’on postule une telle dualité. Notre option d’un ordre juridique incluant la violence brutale et nue se conforme de ce fait plutôt à l’injonction de Jacques Derrida : « penser l’homogénéité du droit et de la violence, la violence comme exercice du droit et le droit comme exercice de la violenceliii ». Elle va plus loin que la thèse de Santi Romano, même si ce dernier n’exclut de l’ordre juridique que ce qu’il nomme « l’arbitraire ou la force matérielle non ordonnéeliv ». Et la violence dont nous parlons est bel et bien ordonnée, aux deux sens possibles du terme.

b- La confirmation de l’hypothèse par le critère de l’ « abus d’autorité »
On peut tenter d’administrer la preuve d’une violence portée par l’ordre juridique en analysant les éléments de droit présentés aux points a et b dans la perspective de l’abus d’autorité. Lorsqu’on considère les dispositions régissant l’arrestation et la détention et celles relatives à la perquisition, on observe qu’elles édictent des garanties sanctionnées pénalement en tant qu’abus d’autorité et atteintes à la liberté individuelle, celles-ci étant en fait à ranger, comme nous l’avons relevé, sous l’abus d’autorité au sens générique de l’expression. L’abus d’autorité, comme cas de dénaturation de l’exercice du pouvoir et atteinte à des libertés fondamentales, présuppose que les garanties procédurales énoncées ont une substance de validité puisée dans des principes constitutionnels fondamentaux (art. 24, 34, 39 et 40 de la constitution). L’abus d’autorité est une modalité de l’abus de droit tiré d’une conception forte du droit associée à sa fonction sociale. Dans une représentation formelle de l’exercice des droits par leur titulaire, « tant que l’on reste dans le cadre de son droit, l’on peut nuire à autrui sans se voir reprocher un abus
lv », l’exercice d’un droit excluant en lui-même toute idée d’abus. Mais on a peu à peu considéré qu’ « à chaque droit est dévolue une certaine fonction » et que, en conséquence, constitue un abus non seulement le fait d’exercer un droit en vue de nuire mais aussi le fait de l’exercer « à des fins autres que celles en vue desquelles il a été reconnulvi ».
L’abus de droit, conçu pour contrôler l’exercice des droits subjectifs, a été appliqué par des juristes français à l’administration pour contrôler la validité/légitimité de ses actes là même où formellement « elle n’a pu commettre d’illégalité proprement dite
lvii ». Mais c’est la notion de détournement de pouvoir qui en est l’équivalent consacré en droit public. Cette notion se fonde sur ce que « l’administration, à la différence du particulier qui choisit librement le but de ses actes (…), ne doit jamais exercer ses compétences qu’en vue de la satisfaction de l’intérêt publiclviii », à défaut de quoi on considérera qu’ « elle a détourné de son but le pouvoir qu’elle a exercélix ». Dans toutes ces notions (abus de droit et d’autorité, détournement de pouvoir), le "supplément d’âme" qui est requis de l’acte légal autorise, selon la formule de Maurice Hauriou, un « contrôle de moralité ».
Bien entendu, dans les articles du code de procédure pénale algérien relatives à l’arrestation, à la détention et à la perquisition, les dispositions réglementant l’action des autorités de police sont si précises que l’abus d’autorité se constitue par le simple défaut de formalités objectives (l’absence de mandat d’arrêt ou d’autorisation écrite pour la perquisition) mais ce sont des formalités substantielles, renvoyant à une valeur réputée essentielle à l’ordre juridique : la défense des libertés par un juge indépendant. Leur violation ne peut donc être réduite à un banal vice de forme.
Observons d’abord que l’article 135 définit comme abus d’autorité le fait pour un agent de l’autorité de s’introduire dans un domicile illégalement en arguant de sa qualité alors que l’article 291 qualifie d’atteinte à la liberté l’enlèvement, l’arrestation, la détention et la séquestration illégale commises par toute personne quelle qu’elle soit, le port de l’uniforme ou de l’insigne étant une circonstance aggravante (art. 292). Il différencie enlèvement et arrestation, détention et séquestration mais les punit de la même peine. La torture exercée contre la personne arrêtée ou enlevée est une autre circonstance aggravante (art. 293 et 293 bis). Elle n’est une infraction pénale que dans ce cas de figure : le code pénal ne la réprime pas dans le cadre d’une détention régulière. Mais nous avons bien l’idée centrale d’une dénaturation de la fonction d’autorité, accompagnée dans les deux cas d’atteintes aux libertés. Et cette idée est confirmée par le fait qu’on ait cru devoir recourir à une législation d’exception pour déroger à certaines de ces dispositions. L’article 22 du décret 92/03 à porté la durée maximale de la garde à vue à 12 jours et son article 21 a écarté l’application des articles 45 et 47 à propos de la perquisition. Quoiqu’on puisse dire par ailleurs de la notion de droit d’exception, on a affaire à la fiction d’un ordre juridique qui fonctionne à la validité/légitimité, selon la terminologie de M. Virally, ou encore en tant qu’Etat de droit « substantiel » tel que le définit J. Chevallier.
Le fait est, cependant, que les services de sécurité ont massivement enlevé et fait disparaître, torturé et exécuté, arrêté et détenu illégalement, travesti des séquestrations de plusieurs semaines en gardes à vue, que ce soit avec ou sans la collaboration de l’appareil judiciaire, certainement sur ordre de leur hiérarchie ; que cela s’est effectué selon une organisation et un mode opératoire systématiquement étrangers aux dispositions légales, y compris celles édictées par le droit d’exception. L’ampleur de ces pratiques
lx est telle qu’on ne peut les analyser en termes d’ineffectivité du droit, comme si l’autorité judiciaire n’avait pas su réguler ces actes ou avait omis de sanctionner des abus d’autorité.
Si l’abus d’autorité est la dénaturation de l’exercice d’une fonction défini formellement mais aussi à l’aide d’un substrat de légitimité, on ne conçoit pas qu’il puisse être généralisé. Abus d’autorité des services de sécurité ? Oui, mais alors pourquoi pas également déni de justice des tribunaux qui n’ont jamais poursuivi ? En réalité, c’est la relation de pouvoir que nous avons analysée qui se trouve corroborée, celle qui définit un ordre social incluant des éléments politiques qu’une conception réaliste du droit ne peut ignorer : toute-puissance des services de sécurité et soumission de l’appareil judiciaire.
Dans un tel contexte, c’est l’improbable velléité d’un juge indocile de poursuivre un abus d’autorité au sens prétendu par la loi qui devient un abus intolérable. C’est que nous avons là des pratiques à ce point généralisées qu’ils constituent une négation de la fonction assignée expressément aux services de sécurité et donc du critère par lequel s’apprécie l’abus. La fonction étant de fait redéfinie, il n’y a plus d’abus qui tienne et l’attitude du juge l’atteste : il n’a que trop régulièrement avalisé l’arbitraire. Et comme ce sont deux fondements essentiels de la norme expresse qui font défaut, la fonction telle qu’elle la suppose et le contrôle judiciaire qu’elle en prescrit, il n’est plus possible de raisonner en termes d’ineffectivité.
Il faut changer de boussole : le droit est ailleurs. D’autant que l’immunité attribuée par l’ordonnance 06/01 aux services de sécurité pour ce qui fut formellement, entre autres, des abus d’autorité, est venue mettre le droit formel en adéquation avec l’ordre social. Et, pour faire bonne mesure, l’article 46 de cette ordonnance, en punissant quiconque, par ces écrits ou déclarations, nuirait à l’honorabilité des membres de ces services, substitue à leurs abus d’autorité une sorte d’abus de liberté d’expression qui trahit l’infirmité de l’ensemble des libertés.
Car si la violence devient bel et bien consubstantielle au droit
lxi, c’est en raison de cette circonstance capitale qu’elle ne se limite pas à des pratiques. Elle peut être portée par des normes, non pas explicitement prescrite mais fortement suggérée en creux : lorsque l’ordonnance 06/01 immunise les services de sécurité contre toute poursuite pour les violences qu’ils ont commises, elle réunit droit et violences sur les personnes, à divers titres : elle justifie celles-ci par celui-là ; elle valide, en les légalisant, des actions criminelles : leur refusant leur qualification, elle en fait des comportements de droit ; et elle le fait pour consolider un statut juridique, conférant à l’élite sécuritaire un privilège d’immunité. Par là, relation de pouvoir et ordre juridique se rejoignent indéniablement : l’abus d’autorité se pervertit en abus des libertés et la violence d’Etat est consacrée par le droit.

5. ORDRE JURIDIQUE ET CRIMINALITE D’ETAT
On doit enfin rendre compte de cette possibilité qu’à le pouvoir de prescrire des règles de droit, dans un cadre se référant au « constitutionnalisme » le plus scrupuleux, tout en commettant des actes qui peuvent être qualifiés de crimes contre l’humanité. Le système normé par la loi et la criminalité d’Etat peuvent être les deux faces d’un même ordre juridique même si, formellement, la notion de crime contre l’humanité n’a pas d’équivalent dans le droit interne algérien : le corpus de règles qui fait plus généralement de certaines atteintes aux droits de l’homme des crimes (stipulations conventionnelles ou coutumes et règles de droit international) provient d’un autre ordre normatif.
Ce dernier point doit être explicité pour rejeter des confusions fréquentes. Certes, l’Algérie a ratifié plusieurs traités, en particulier le pacte sur les droits civils et politiques de 1966, dont l’article 9 fait des disparitions forcées un crime, et la convention de 1984 sur la torture. De même, il est un fait que « le principe de légalité ne s’oppose pas à ce qu’une infraction soit définie dans un traité ou un accord international
lxii ». Mais « le doit répressif est intimement rattaché à la notion de souveraineté de chaque Etat » et le traité « ne peut prévoir les sanctions, (il) exige, par nature, des mesures législatives complémentaires au sein de chaque Etatlxiii ». Le droit pénal punit les crimes au nom de l’ordre public dont l’Etat est le garant qui ne peut donc se dessaisir de ses prérogatives. Mais le problème ne se limite pas à cela. S’agissant de crimes impliquant les appareils du pouvoir, que le droit international qualifie de crimes contre l’humanité, le droit de l’Etat ne peut même les envisager sans se disqualifier. A titre d’exemple, le droit pénal français n’a introduit le crime contre l’humanité qu’en s’assurant que toute poursuite à ce titre ne rejaillisse pas sur l’Etat françaislxiv.
La notion de crime contre l’humanité est porteuse de la négation potentielle, cette fois explicite, de l’ordre juridique interne. Plusieurs dispositions de la constitution algérienne de 1996 ont pour fonction de faire barrage à toute identification de cette catégorie de crimes au moyen du droit positif : l’article 24 qui affirme que « l’Etat est responsable de la sécurité des personnes et des biens » ; l’article 34 qui « garantit l’inviolabilité de la personne humaine » ; les articles 39 et 40 qui affirment « l’inviolabilité » de « la vie privée et de l’honneur » et du domicile. Voilà pourquoi les conventions ne tirent de leur ratification aucune effectivité, leur intégration par des lois nationales au droit interne étant un non-sens. Nous avons vu que ces articles constitutionnels n’avaient, en tant que valeurs proclamées, aucun contenu et que les règles que le législateur édicte dans leur cadre n’avaient que cette légalité que Virally qualifie de « sous-validité » et dont l’approche par la relation de pouvoir a montré l’inexistence de fait. Ce qui veut dire que, quant au fond, l’ensemble de ces garanties sont nulles. Plus exactement, les atteintes auxquelles elles se réfèrent se définissent dans la loi, selon des critères matériels, intentionnels et d’organisation donnés, soit comme des crimes « terroristes », soit comme des actes de « défense de la République » inattaquables. Cette dernière qualification ne peut se défendre qu’au prix d’une interprétation controuvée de l’article 25 de la constitution confiant à l’armée nationale populaire « la sauvegarde de l’indépendance nationale », « la défense de la souveraineté nationale » et « la défense de l’unité et de l’intégrité territoriale », interprétation qui ne tire sa justification que de l’aveu d’un droit surdéterminé par l’ordre social
lxv.
Nous n’en conclurons pas moins, si extravagant que cela soit au regard du positivisme, que l’égale appartenance à l’ordre juridique d’une criminalité d’Etat et d’un appareil normatif qui s’efforce d’en nier l’existence s’énonce simplement dès lors qu’on peut la rapporter à une analytique du concret. Il suffit de s’affranchir d’une théorie qui a pour effet de nier des pans entiers de réalité. C’est des matériaux divers du concret (statuts, privilèges et immunités des services de sécurité, structures institutionnelles assurant la prééminence de l’appareil militaire, discours de guerre, violence instrumentale multiforme) qu’il faut partir pour déduire l’ordre juridique qui peut résulter de leur combinaison. Ce qu’on s’expose à y perdre en orthodoxie théorique, on le gagne en densité du réel.
La torture, les disparitions forcées ou les exécutions extra-judiciaires commises en Algérie sont des crimes que la justice et la morale réprouvent. Mais dans le droit positif algérien, qui détermine seul les effets de droit qui en découlent, ce sont des actes de défense de la République. Cependant, si l’approche par le droit positif doit se satisfaire d’un tel constat, en recourant systématiquement à une cohérence normative produite par la « sous-validité », l’analyse faite à partir de l’ordre juridique peut en dire plus : l’ordre juridique algérien est l’institutionnalisation d’un ordre social dans lequel la relation de pouvoir autorise (mieux : implique) de multiples violences exercées contre la personne humaine que le droit positif a pour fonction de légaliser. Et il n’y arrive, quand des actes sont particulièrement rétifs à la légalisation, que par des contorsions telles que celles relevées dans l’article 45 de l’ordonnance 06/01. Ce "trop plein" d’actes n’est ramené à la détermination de la norme, selon l’exigence kelsénienne, que parce que la loi est subsumée sous un ordre juridique spécifique. Partant, nous soutiendrons contre toutes les orthodoxies possibles que la violence, brute, sanglante et banalisée, est partie intégrante du droit algérien.
Telles sont quelques-unes des indispensables directions que doit prendre la réflexion sur le droit en Algérie. A rebours d’une telle méthode, le champ juridique algérien, dont l’unique doxa est la doctrine positiviste, ne peut théoriser le droit qu’en persistant à ignorer sa face complémentaire et indissociable de privilèges et de violence extrême. Celle-ci ne peut s’expliquer ni par le recours à la notion de droit d’exception (sauf à supposer que l’ordre juridique dans son ensemble est dans une situation d’exception permanente) ni par l’invocation de « parenthèses
lxvi » entre lesquelles le droit se suspendrait par intermittences, c’est-à-dire à chaque fois que cela arrange le juriste positiviste. Toute théorie juridique, toute interprétation du droit, qui, appliquées à l’Algérie, ignorent la relation de pouvoir structurant l’ordre juridique, doit avouer sa déconnexion de la pratique.
Notes:
i Le primat de la guerre sur le droit, Réflexion sur la charte pour la paix et la réconciliation : http://elhadichalabi.free.fr/
ii Les violations des droits de l’homme en Algérie, 32e session du TPP, Paris, 5-8 novembre 2004. Voir le site www.algeria-watch.org.
iii Pierre Noreau, Comment la législation est-elle possible ? Objectivation et subjectivation du lien social, Revue de droit de McGill, 2001, Vol. 47, p. 206.
iv H. Kelsen lui-même considère que « l’efficacité est une condition de validité des normes juridiques en tant qu’il faut qu’elle s’ajoute à leur édiction pour qu’elles ne perdent pas leur validité » (Théorie pure du droit, Dalloz, 1962, p. 19).
v M. Miaille, Une introduction critique au droit, FM Fondations, 1976, p. 321.
vi Il faut compter aussi les « attentats à la liberté » de l’article 107 CP qui peuvent être retenus contre tout fonctionnaire qui « a ordonné ou commis un acte arbitraire attentatoire à la liberté individuelle ou aux droits civiques d’un ou plusieurs citoyens ».
vii En vertu respectivement de la délibération n° 92-11 du HCE en date du 14 avril 1992 et de l’article 124 de la constitution de 1996.
viii H. Kelsen, Théorie pure du droit, Op. Cit., p. 275. Et, en bonne logique positiviste, c’est l’interprétation proposée par les organes désignés à cette fin qui fait autorité : juge constitutionnel ou ordinaire.
ix R. Carré de Malberg, Contribution à la théorie générale de l’Etat, 1920, in Le droit, textes choisis et présentés par F. Rouvillois, GF Flammarion, 1999, p. 137 (Souligné dans le texte).
xM. Miaille, Une introduction critique au droit, FM Fondations, 1976, p. 322.
xi « La validité de la norme posée le plus récemment annule la validité de la norme posée plus anciennement et qui la contredit, ceci en vertu du principe lex posterior derogat priori ».( H. Kelsen, Théorie pure du droit, Op.Cit., p. 275).
xii Michel Virally, La pensée juridique, Panthéon-Assas, LGDJ, 1998, p. 146.
xiii Ibid.
xiv Encyclopédie Dalloz, Répertoire de droit pénal et de procédure pénale, Tome 1, « Abus de droit », 2004, p. 1.
xv Michel Virally, La pensée juridique, Op. Cit., p. 146.
xvi Pierre Noreau, Comment la législation est-elle possible ? Op.Cit., p. 203.
xvii Michel Virally, La pensée juridique, Op. Cit., p. 138.
xviii Ibid., p. 139.
xix Ibid., p. 140 (Souligné par nous).
xx Ibid., p. 141.
xxi « Il s’agit ici d’une méthode sûre, indiquée par la raison, qui ne se préoccupe pas de savoir ce que le peuple choisira […] mais ce qu’il doit choisir absolument, que cela lui soit avantageux ou non […] ; en d’autres termes, il s’agit de savoir ce que le peuple doit décider selon le principe du droit, lorsqu’il est dans la nécessité de choisir ». (Emmanuel Kant, La raison pratique, textes choisis, PUF, 1997, p. 181, souligné dans le texte).
xxii Lequel s’appuie sur l’article 16 de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : « Toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de constitution ».
xxiii J. Chevallier, L’Etat de droit, Montchrestien, 1994, p. 108.
xxiv Muriel Rouyer, La politique par le droit, Raisons politiques, n° 9, février 2003, pp. 73-74.
xxv Op. Cit., p. 138.
xxvi Hegel estime, dans ses Principes de la philosophie du droit, que, « pour avoir validité dans un Etat », le droit « reçoit un élément positif par le caractère national d’un peuple, le niveau de son développement historique et l’accord de tous les rapports qui relèvent de la nécessité naturelle (§ 3). Il précise : « Chaque peuple a […] la constitution qui lui est adéquate et qui lui convient » (§ 274).
xxvii Olivier Beaud, préface à C. Schmitt, Théorie de la constitution, PUF, Léviathan, p. 85.
xxviii Dans la doctrine juridique allemande, alors que Lorenz Von Stein a impulsé, avant Schmitt, le courant hégélien conservateur en défendant « l’accord substantiel entre le droit et l’esprit du peuple », Ferdinand Lassalle, hégélien de gauche, a soutenu que ce sont « les rapports réels de force qui existent dans une société donnée » (lutte des classes) qui déterminent la constitution de l’Etat (Cité par Olivier Beaud, préface à C. Schmitt, Théorie de la constitution, PUF, Léviathan, p. 78).
xxix « Le pouvoir constituant est tributaire d’une idée de droit qu’il exprime et qui le légitime, il n’existe donc pas un pouvoir constituant abstrait valable quelle que soit la société considérée. Chaque idée de droit porte un pouvoir constituant qui ne vaut que par rapport à elle ». (Manuel de droit constitutionnel et institutions politiques, LGDJ, 1985, p. 85).
xxx Carl Schmitt, Théorie de la constitution, PUF, Léviathan, p. 154.
xxxi Ibid., p. 132.
xxxii Ibid., p. 133 (Souligné par nous).
xxxiii Ibid., p. 132.
xxxiv Santi Romano, L’Ordre juridique, Dalloz, 1975, p. 7.
xxxv Ibid., p. 13.
xxxvi Ibid.
xxxvii Ibid., p. 31.
xxxviii L. Althusser, Marx dans ses limites, in Ecrits philosophiques et politiques, T. 1, Stock/Imec, 1994, p. 465.
xxxix Ibid.
xl Le général Nezzar l’exprime à merveille quand il déclare : « On ne donne pas une arme à un policier comme cela. On sait qu’un Etat est répressif dans le cadre de l’Etat de droit et dans le cadre des règles » (Le procès de la sale guerre. Algérie : Le général-major Khaled Nezzar contre le lieutenant Habib Souaïdia, La Découverte, 2002, p. 71). De même, à propos de la légalisation des milices, écrit-il dans ses mémoires : « Pour que cette révolte contre le terrorisme ne déborde pas, l’Etat décide donc d’encadrer le mouvement en intégrant les citoyens menacés dans leur chair et leurs biens dans les corps constitués »( Algérie, échec à une régression programmée, Publisud, 2001, p. 190).
xli M. Miaille, Une introduction critique au droit, Op. Cit., p. 109.
xlii Ibid., p. 234 et s.
xliii M. Foucault, Le pouvoir, comment s’exerce-t-il ? in Dreyfus et Rabinow, Michel Foucault, un parcours philosophique, Gallimard, 1984, p. 316 et 317.
xliv Ibid., p. 316.
xlv Ibid., p. 318.
xlvi H. Kelsen, La démocratie. Sa nature. Sa valeur, 1932, in La démocratie, textes choisis par B. Bernardi, GF Flammarion, p. 97. Et, comme Kelsen identifie l’Etat au droit, ordre étatique est chez lui synonyme d’ordre juridique.
xlvii M. Foucault, Le pouvoir, comment s’exerce-t-il ? in Dreyfus et Rabinow, Op. Cit., p. 313.
xlviii Après le GIA des années 1990, le GSPC aurait quitté son sanctuaire kabyle pour menacer le sud du pays et les pays limitrophes. Depuis que les Etats-Unis ont déclaré le Sahel zone stratégique, après le 11 septembre, les « montagnards » du GSPC se sont soudain transformés en « chameliers », avant de se proclamer « branche d’El Qaéda » en février 2007.
xlix L. Althusser, Marx dans ses limites, Op. Cit., p. 465.
l R. Carré de Malberg, Contribution à la théorie générale de l’Etat, 1920, in Le droit, textes choisis et présentés par F. Rouvillois, Op. Cit., p. 138.
li Article 7 du statut de Rome relatif à la cour pénale internationale.
lii F. Imposimato, préface à H. Souaïdia, La sale guerre, La Découverte, 2001.
liii Force de loi, Galilée, 1994, p. 86.
liv Santi Romano, Op. Cit., p. 18.
lv Philippe Brun, Responsabilité civile extracontractuelle, LexisNexis, 2005, p. 397.
lvi Ibid., p. 398.
lvii A. de Laubadère, Traité de droit administratif, T. 1, 8e édition, LGDJ, 1980, p. 267.
lviii J. Rivero, Droit administratif, 8e édition, Dalloz, 1977, p. 250.
lix R. Chapus, Droit administratif général, T. 1, 5e édition, 1990, p. 718.
lx Les témoignages de centaines de victimes de la torture ont été recueillis, les exécutions extra-judiciaires se sont comptées par milliers et le nombre des disparus (sans doute assassinés) est d’au moins 15.000.
lxi A défaut d’une telle approche, on se bornera à décrire les règles du droit algérien qui interdisent le recours à la torture, en n’en évoquant l’usage concret en Algérie que … par la France pendant la guerre de libération nationale (Mohamed Merouane, La situation de la personne suspecte durant l’enquête policière, Revue Algérienne de Sciences juridiques, économiques et politiques, n° 1, 2001, p. 127 et s.). De même, on traitera des dispositions permettant de prononcer la nullité de la procédure sans évoquer les multiples procédures irrégulières qui furent validées par les cours spéciales (Ahmed Chafai, La nullité en procédure pénale, Ibid., p. 107).
lxii F. Desportes et F. Le Gunehec, Droit pénal général, Economica, 2003, p. 184.
lxiii Encyclopédie Dalloz, Répertoire de droit pénal et de procédure pénale, Tome 5, février 2004, p. 13.
lxiv Avant la réforme de 1994 introduisant le crime contre l’humanité dans le code pénal français, la jurisprudence de la cour de cassation a pris soin d’en limiter le champ d’application aux « Etats européens de l’Axe » pendant la seconde guerre mondiale (Arrêts Touvier de 1975 et Barbie de 1985). Elle en a refusé l’invocation contre l’Etat français au titre des guerres d’Indochine (Arrêt Boudarel de 1993) et d’Algérie (Arrêt ECPB de 2003 à propos d’Aussaresses). Bien entendu, la réforme de 1994 n’est applicable qu’aux actes postérieurs à son entrée en vigueur.
lxv Car l’article 25 peut être interprété de telle sorte qu’il prime les dispositions constitutionnelles garantissant les droits fondamentaux, aux fins de réfuter toute violation de la constitution. La charte « pour la paix et la conciliation », par son hymne aux « artisans de la sauvegarde de la République », s’y réfère implicitement. On retrouve à ce niveau la notion d’ordre constitutionnel prééminent par rapport à la constitution écrite tel que l’a défini Carl Schmitt (équivalent de la notion de « superlégalité constitutionnelle » de Maurice Hauriou).
lxvi La parenthèse des pouvoirs publics constitutionnels de 1992 à 1998 est le titre d’un ouvrage de Mohamed Boussoumah (Alger, 2005, Office des Publications Universitaires). La thèse de l’auteur est que l’Algérie a connu dans cette période une phase « d’aconstitutionnalité » avant de revenir au constitutionnalisme. Or, cette « parenthèse » fut la période la plus édifiante sur ce qu’est réellement le droit en général en Algérie.











LE PROCES DE L’ATTENTAT DE L’AEROPORT D’ALGER DU 26 AOUT 1992


LA JUSTICE COMME EXERCICE DE LA VIOLENCE
Khaled Satour
Avant-propos
Il y a plusieurs raisons de revenir aujourd’hui sur le procès de l’attentat perpétré le 26 août 1992 à l’aéroport d’Alger : des raisons de moyen, de motivation et d’opportunité.
Je passerai vite sur la première : le fait que nous ayons pu avoir accès à l’arrêt rendu le 21 avril 1993 par la cour spéciale d’Alger et surtout à l’arrêt de renvoi de la chambre de contrôle : ils sont les pièces sans lesquelles un examen de l’application du droit n’auraient pu éclairer les pratiques judiciaires et plus généralement de pouvoir inaugurées avec l’interruption du processus électoral de décembre 1991, il y a 15 ans.
La seconde est en partie personnelle : pendant les années passées à l’université d’Alger, en tant qu’étudiant puis enseignant, j’ai souvent été confronté au « commentaire d’arrêt », à ce savoir-faire méthodologique érigé en instrument mythique d’observation du droit à l’œuvre, du droit appliqué, du droit « dit », de la justice en action à travers l’élaboration de la « jurisprudence ». C’était le droit mis à l’épreuve de son accomplissement dans la réalité, de par l’obligation faite au juge de se confronter à la vie de tous les jours, en décortiquant les « faits » établis par la « procédure » pour en tirer les « problèmes juridiques » qui lui étaient posés et leur trouver des « solutions ». Une épreuve de la réalité imposée aux règles d’un droit qui n’en finissait pas d’être « en transition », hybride et pléthorique, parfois incompréhensible. Dans ces années de paix civile relative où le pouvoir imposait sa tyrannie avec une violence encore mesurée, les pièces les plus rares étaient les arrêts rendus en matière administrative dans lesquels les juges entérinaient les « excès de pouvoir », « faits du prince » et autres « voies de fait », à moins qu’ils ne s’enhardissent à les sanctionner – et c’étaient forcément les actes d’autorités subalternes – en pure perte, donc sans prendre de risques : leurs décisions, ils le savaient, étaient rarement exécutées. La doxa du champ universitaire de l’époque affirmait avec assurance que le droit algérien ne se détachait pas assez vite du droit français pour mériter un regard qui dévoile ses spécificités : c’était le prétexte trouvé à se délecter des arrêts de la jurisprudence française, d’en plaquer les raisonnements et les solutions sur les litiges soumis au juge algérien. Le tout fait sous les auspices d’un positivisme intemporel nourri à la normativité universelle.
Or, et c’est une autre raison de s’intéresser à l’affaire de l’aéroport, c’est par le droit répressif de la dernière décennie que se sont manifestées l’autonomie et la spécificité de l’ensemble du droit algérien. Il n’est plus dominé par les thèmes de l’Etat providence, ou carrément socialiste, qui semblaient lier son avenir aux avancées du droit de l’administration. La répression et la violence généralisée ont passé le relais au droit répressif dont le moindre effet ne fut pas d’avoir relégué les pratiques sociales et économiques de l’Etat dans l’ombre propice aux arrangements et aux dilapidations. Le droit constitutionnel lui-même, où se puise en théorie les fondements du système tout entier, a dégringolé de sa hauteur : la violence des pouvoirs s’est exercée à l’ombre de ses principes, les a adaptés à ses objectifs.
Le droit d’ « exception » et les cours spéciales ont clarifié, par la torture et les condamnations à mort, les bases spécifiques de la théorie et de la pratique juridiques et pourtant, on ne trouvera pas trace de cette « avancée » dans l’enseignement du droit et la recherche universitaire algériens. Que de commentaires d’arrêts perdus! Bien sûr, le droit répressif est la branche du droit où le juge est le moins inventif. Encadré en théorie par des lois impératives lui imposant une procédure stricte et le principe cardinal de légalité des délits et des peines, il ne se livre pas au raisonnement juridique qui fait l’attrait intellectuel des arrêts. Les juridictions criminelles ne recourent pour trancher qu’à la fameuse « intime conviction ». Il n’y a pas en la matière d’autre jurisprudence que celle qui se décline, au mieux, en politique criminelle, au pire, en politique de la terreur (lorsque la « conviction » du juge ne lui est plus dictée que par son allégeance).
Mais cette carence s’explique autrement : elle est la marque que la recherche universitaire a pour fonction de produire un discours qui, comme le discours judiciaire, s’inspire du discours juridique du pouvoir et l’alimente. Les trois discours constituent la chaîne par laquelle le droit s’élabore, s’applique et se légitime en faisant vivre la fiction de la norme. Et lorsque cette fiction devient difficile à soutenir, on l’élude ou on en appelle à la diversion : lisez les articles écrits en Algérie sur les juridictions pénales et les droits fondamentaux, ils parlent des acquis de la révolution française et des percées de la justice universelle !
La raison d’opportunité, enfin, est tirée de l’actualité et permet de ne pas oublier cet autre discours qui complète le consensus, celui des médias : le procès et l’exécution de Saddam Hussein ont suscité une telle réprobation de la presse algérienne, étayée par une si « lucide » analyse de la parodie judiciaire américano-irakienne, que le procès de 1993, exemple de tant d’autres organisés en Algérie à la même époque, est l’occasion toute trouvée de rappeler le temps où nombre de journalistes s’enthousiasmaient pour les lynchages légalisés.


Introduction

L’affaire de l’aéroport d’Alger fut le premier et le plus important procès intenté devant une cour spéciale et faisant application d’une loi pénale d’exception. En réalité, le droit, appuyé sur la violence exercée contre les accusés, y fut instrumentalisé à des fins politiques, participant à la construction de la représentation dominante de la décennie 1990.
C’est ce que nous ferons ressortir par la présentation critique des faits tels qu’ils ont été soumis au jugement de la cour spéciale par l’arrêt de renvoi de la chambre de contrôle, du déroulement de la procédure et, à travers les chefs d’inculpation, du droit dont il a été fait application (A, B, C). Celui-ci, porté par le décret législatif n° 92/03 relatif à la lutte contre la subversion et le terrorisme, sera le fondement juridique des mesures de grâce et d’amnistie prononcées pas l’ordonnance n° 06/01 du 27 février 2006 portant mise en œuvre de la charte pour la paix et la réconciliation nationale. Nous prolongerons donc notre analyse par quelques réflexions sur la continuation de la logique du décret dans l’ordonnance (D).

A. Des faits construits pour incriminer la direction du FIS
Le 26 août 1992 à 10 heures 45 une bombe explosait dans le hall central de l’aéroport Houari Boumediène d’Alger faisant 9 morts et 128 blessés. A ce fait brut et indiscutable, l’enquête et l’instruction associeront d’autres pour juger 58 personnes. Ce seront les faits de l’affaire, permettant de mesurer le rapport du procès au réel. Ils posent le problème de la vérité puisque tout procès est nécessairement vérification ou réfutation de faits. Ces derniers se déclinent en dates, en lieux, en noms propres et en actes. On les prouve : leur exactitude matérielle doit être attestée. Dans les procès criminels, les faits initiaux sont des actes et ils déclenchent l’ensemble du processus. Ils sont donc donnés préalablement comme matière à constatations. Encore faut-il pour cela qu’ils puissent être qualifiés en infractions prévues par la loi. Cette qualification, qui dispense de toute autre interprétation, leur confère la seule vérité qui compte, celle par laquelle ils sont rapportés à des catégories légales. Voilà pourquoi il n’est pas possible de s’intéresser aux faits d’un procès criminel sans en référer au droit : d’emblée, la seule vérité des faits qui compte est celle que commande la loi répressive : faits constituant l’élément matériel ou moral de l’infraction, actes commis par un ou plusieurs auteurs avec ou non le concours de complicités. D’autres faits, dont il faut établir l’exactitude, sont en revanche interprétés : on doit établir qu’ils attestent l’imputation des infractions aux accusés. Tout cela tisse un faisceau plus ou moins complexe destiné à produire une vérité d’ensemble qui ne vaut, cependant, que par la vérité prouvée de chacun des faits pris séparément. Mais, à tous les niveaux, ce ne sont que vérités relatives : le procès pénal est encadré dans ses fins et dans ses moyens par son objet. En ce sens, il est confiné, fermé sur des données limitées.
Dans l’affaire de l’aéroport, ce qui frappe c’est l’amalgame qui a été opéré entre deux sortes de faits superposés : les faits relatifs à l’attentat lui-même dont les protagonistes directs sont au nombre de sept, et les faits de subversion de l’ensemble de la mouvance islamiste tels qu’ils ont été construits en récit dans les années 1992-1993. On en a fait une seule et même affaire en les regroupant dans l’arrêt de renvoi de la chambre de contrôle de la cour spéciale d’Alger, rendu le 21 avril 1993, même si ce sont deux arrêts de jugement qui furent prononcés le 26 mai 1993 : le premier a jugé les trente accusés alors en détention et le seul qui ait comparu en liberté, et le second a condamné à mort par contumace les 26 accusés en fuite. L’arrêt de renvoi rapporte deux histoires entremêlées : celle de l’organisation et de l’exécution de l’attentat et celle de la structuration du mouvement islamiste armé. Elle les rend indissociables : les auteurs de l’attentat faisaient partie du mouvement armé et l’attentat n’était lui-même que l’un des actes commis dans le cadre d’une stratégie « terroriste » élaborée à l’initiative des dirigeants du FIS. Bien entendu, ce que nous avons dit de la nécessaire limitation de la scène juridique ne s’oppose pas en principe à la prise en compte des circonstances élargies de l’affaire, des influences qui ont déterminé les actes incriminés et, plus généralement, dans un procès en « terrorisme », du contexte politique. Mais, d’une part, il aurait fallu que cet élargissement ne soit conçu que pour éclairer les intentions des auteurs en termes de circonstances atténuantes ou aggravantes des actes jugés et, d’autre part, que l’ouverture aux circonstances intègre des faits ou actes matériels justiciables des procédés de vérification/réfutation. Il n’en est rien, les faits extérieurs à l’affaire sont des événements, narrés dans une intrigue élaborée qui lisse les faits pour les conformer à une thèse.

1. Les faits de l’attentat lui-même
Même si l’affaire est restée dans les mémoires comme celle de l’attentat de l’aéroport d’Alger, les accusés étaient poursuivis pour trois opérations simultanées : celle de l’aéroport et les deux tentatives contre les agences d’Air France et de Swissair. Si l’arrêt de renvoi énonce explicitement cette triple incrimination, on relève des omissions sur les principaux faits :
-Les attentats contre les deux agences sont tout simplement « oubliés ». Les préparatifs et l’exécution de l’attentat de l’aéroport, tels qu’ils ressortent des aveux des accusés, les absorbent si exclusivement que, à aucun moment, on ne les voit préparer simultanément ni même évoquer les tentatives contre les agences d’Air France et de Swissair. Tout, dans les motivations et les discussions prétendues des accusés, les montre préoccupés par l’organisation du seul attentat de l’aéroport. Lors des interrogatoires menés par la police et des auditions faites par le juge d’instruction, les tentatives menées contre les deux agences ne sont pas du tout évoquées. L’instruction ne les concerne pas. Les auteurs matériels de ces deux opérations ne sont pas même mentionnés.
Du même coup, la programmation horaire, pourtant indispensable, des trois explosions est passée sous silence. L’arrêt n’en indique pas moins que l’appel anonyme adressé à la police vers 10 heures 30 et attribué à Boulesbaa aurait mentionné les trois engins explosifs. Sur ce point, il semble que les informations communiquées aient varié. Selon une relation des faits reprise par L. Aggoun et J-B. Rivoire, « dans la matinée, un coup de téléphone prévient les autorités qu’une bombe va exploser dans le hall (de l’aéroport). Le commissariat central d’Alger reçoit deux appels comparables annonçant des attentats à Air France et Swissair
[1] ». L’arrêt de renvoi affirme pourtant que les services de police ont reçu un seul appel anonyme. Boulesbaa aurait téléphoné une fois la bombe posée à l’aéroport, après avoir raccompagné le poseur de bombe, Djaffar Zouaoui, à Mohammedia, et avant de rejoindre Hocine Abderrahim à une mosquée d’El Harrach.
-Aucun des auteurs matériels principaux des trois crimes n’est identifié. Pour ce qui est des auteurs des attentats contre les deux agences de voyage, ils disparaissent avec les actes correspondants. Quant à l’attentat de l’aéroport, Djaffar Zouaoui est désigné comme son auteur principal. Il se serait rendu à l’aéroport avec Boulesbaa, aurait placé l’engin explosif sous les sièges du hall central puis aurait été ramené par son compagnon à Mohammedia. Cette version ressort des aveux attribués à Hocine Abderrahim et Boulesbaa. Le problème est que Zouaoui n’a pas été arrêté et ne compte pas parmi les personnes poursuivies. On en conclut que c’est un fantôme, confondu avec Si Ahmed Mourad dit Djaffar El Afghani dans un autre passage de l’arrêt de renvoi où on peut lire que H. Abderrahim a demandé à Si Ahmed « de prendre livraison de la bombe et de la déposer dans le hall de l’aéroport »
[2]. Zouaoui est aussi fictif que le dénommé Salah El Afghani, présenté comme un pourvoyeur en explosifs et qui aurait remis à Saïd Soussène une précédente bombe déposée au siège de la télévision. Saïd Soussène déclarera au procès : « J’ai inventé ce nom. Salah El Afghani est un personnage imaginaire et s’ils peuvent attraper une ombre, alors c’est tant mieux pour eux[3] ».
- Il n’est nulle part question d’expertises réalisés sur les engins explosifs. Dans le récit des préparatifs, l’ordonnance révèle des informations sur la bombe de l’aéroport : Guettaf l’aurait fabriquée au domicile de Karim Fennouh « selon la technique qu’il a apprise en Irak pendant la guerre du Golfe » et Boulesbaa l’a transportée à l’aéroport. Hocine Abderrahim avait auparavant fait l’acquisition de 5 kg de plastic auprès d’un « certain Omar, chef du bureau exécutif du FIS dans la commune de Sidi M’hamed », son frère Ahmed s’était fait remettre 15 kg de TNT par Azzeddine Baâ et Guettaf le chlorure de potassium et l’oxygène à 120°. Mais point de rapport d’expertises, pas d’analyse sur les lieux ni d’informations techniques sur les destructions occasionnés. Aucune enquête n’a été faite pour obtenir d’éventuels témoignages sur l’attentat principal : un poseur de bombe fantomatique a déposé une bombe dont rien n’est spécifié, à l’insu de tout témoin, par exemple un employé de l’aéroport, qu’on a d’ailleurs pris soin de ne pas rechercher. Les faits n’ont été soumis à aucune procédure de vérification qui fassent remonter des engins et de ceux qui les ont déposés aux co-auteurs des attentats pour établir le degré exact de leur participation au crime.
En revanche, les éléments surabondent à propos des responsabilités dans l’instigation et la préparation du seul attentat de l’aéroport. Ils manquent de rigueur et ne peuvent être résumés qu’une fois démêlées de multiples confusions. Et encore, ils donnent lieu à deux versions juxtaposées : l’une insiste sur les responsabilités de Soussène, l’autre met l’opération au compte des initiatives de Hocine Abderrahim. Dans la première, Soussène a la prééminence sur Hocine Abderrahim
[4]. Mêlé aux projets d’organisation du mouvement armé dès l’interruption du processus électoral en janvier 1992, il est impliqué dans plusieurs opérations avant d’être blessé le 5 août 1992 par la police à Hydra, à proximité du « domicile d’un haut responsable des services de sécurité ». Ayant pu prendre la fuite, il se cache à Baba Hassen, puis, à une date indéterminée, décide avec Djaffar El Afghani[5] d’organiser un attentat contre la tour de contrôle de l’aéroport Houari Boumediène. Mais à peine a-t-il pu associer Hocine Abderrahim qu’il est arrêté le 18 août. Le projet est alors ajourné jusqu’à ce que Abderrahim le reprenne.
Dans la seconde version, Hocine Abderrahim est au cours du premier semestre 1992 « l’organisateur principal des opérations dans la région Centre » et « le trait d’union entre les chefs terroristes ». Au cours d’une réunion tenue au domicile de Mohamed Rouabhi en mai 1992, il a rejeté une proposition faite par un complice exerçant comme mécanicien à l’aéroport de mettre le feu à un avion d’Air Algérie. Et en juin 1992, Abderrahim est présent à une rencontre tenue à Bouzrina en présence de Soussène, au cours de laquelle la tour de contrôle a été désignée comme cible
[6]. Dans cette présentation des faits, le projet remonte à mai dans sa première ébauche et il est retenu en juin sur décision de Abderrahim prise avec l’accord de Soussène. Une dernière réunion se tient 15 jours avant l’attentat, sans Soussène, blessé entre-temps. Abderrahim, Boulesbaa et Guettaf sont présents. Hocine Abderrahim y « déclare que l’opération contre l’aéroport portera un coup à la réputation internationale de l’Algérie ». Les tâches sont réparties pour l’acquisition des explosifs. C’est alors que Hocine Abderrahim consulte Rachid Hachaichi, commandant de bord d’Air Algérie, qui lui déconseille de cibler la tour de contrôle, trop étroitement gardée, et le convainc de viser le hall central des lignes étrangères à une heure d’affluence, c’est-à-dire entre 10 et 11 heures.
Abderrahim donnera ses ultimes instructions le 25 août : la bombe préparée par Guettaf est remise le matin du 26 août à Boulesbaa qui se rend à l’aéroport en compagnie de Djaffar Zouaoui. Ce dernier la déposera sous un siège du hall central, puis Boulesbaa raccompagnera Djaffar Zouaoui à Mohammedia avant de téléphoner aux services de police de l’aéroport pour les prévenir quelques instants avant l’heure de l’explosion.
Ainsi peuvent être résumés les faits rapportés par l’ordonnance de renvoi avec quelques autres contradictions de détail qu’il n’ y a pas lieu de relever. Résumé fastidieux mais édifiant sur les éléments de l’enquête et de l’instruction. Il est remarquable en effet que les faits rapportés sont imprécis, souvent non datés, par conséquent non vérifiés, parfois incompatibles les uns avec les autres.
Aux points aveugles de l’enquête et de l’instruction déjà présentés, il faut ajouter des contradictions résultant de la relation médiatique du procès :
- Contrairement à ce qui a été rapporté des débats, l’arrêt de renvoi ne mentionne pas la présence de Soussène à l’aéroport le matin de l’attentat. Selon un compte-rendu de l’affaire répercuté par la presse, l’accusation se serait contredite en affirmant que, en dépit de son arrestation le 18 août, c’est-à-dire 8 jours avant l’opération, il se trouvait sur les lieux de l’attentat. C’est ce qui avait conduit Le Canard Enchaîné a ironiser sur « l’attentat à distance ». En réalité, l’arrêt de renvoi n’affirme rien de tel, rapportant son arrestation avant l’attentat
[7].
- De même, les comptes-rendus de la presse algérienne
[8] mentionnent que, au procès, le président de la cour spéciale a retenu le 6 octobre 1992 comme date d’arrestation de Hocine Abderrahim en se fondant sur un PV de police, c’est-à-dire deux jours avant qu’il ne soit présenté le 8 au juge d’instruction, l’intéressé soutenant qu’il avait été arrêté le 6 septembre[9]. L’arrêt de renvoi ne précise pas la date de l’arrestation mais laisse entendre qu’elle a suivi de près sa fuite de Tamezguida dans la nuit du 31 août au 1e septembre, après l’interruption par les forces de sécurité d’une réunion tenue par les chefs des maquis islamistes[10].
Que faut-il conclure de cette présentation des faits ? Et d’abord, avons-nous de la sorte les éléments de fait les plus indispensables ? L’auteur principal de l’attentat de l’aéroport n’est qu’un nom, les attentats contre Air France et Swissair ne semblent intéresser personne et leurs auteurs ne sont pas mentionnés. Et comme les faits d’un procès sont seuls susceptibles de fonder sa vérité, il n’y avait aucune vérité à attendre de celui-ci. On sent que ce qui a primé sur les faits eux-mêmes, c’est leur rattachement à un ensemble d’événements imbriqués dans une trame politique. L’attentat et le procès n’ont de sens que dans une stratégie qui produit les événements et le sens qu’il faut leur attribuer pour ouvrir à l’action du pouvoir des « champs de possible ». Et, à cet effet, les faits relatifs à la mouvance islamiste, artificiellement raccrochés à l’affaire, sont les plus importants.

2. Les faits relatifs aux groupes armés d’obédience islamiste
Si le procès de l’affaire fut à la fois celui des prétendus auteurs de l’attentat et celui de l’ensemble des dirigeants et cadres du FIS alors en fuite, c’est parce qu’il devait être l’occasion d’élaborer le récit officiel de la guerre sanglante de la décennie. D’une part en effet, les principaux auteurs étaient des membres du parti et d’autre part l’attentat était présenté comme l’une des opérations menées par une organisation armée unissant l’ensemble des activistes du FIS sous l’impulsion de ses politiques
[11].
Il faut dire que l’affaire de l’aéroport s’est produite moins d’un mois après l’assassinat de Mohamed Boudiaf, que des signes d’agitation semblaient se faire jour au sommet de la hiérarchie militaire alors que le FIS cherchait plutôt l’apaisement
[12]. Il fallait une action spectaculaire qui discrédite les islamistes et justifie un regain de répression s’appuyant en particulier sur une législation antiterroriste.
De ce point de vue, l’attentat de l’aéroport fut l’occasion d’imposer un véritable paradigme de l’affrontement, une grille de lecture qui ne s’est plus démentie dans les comptes-rendus et commentaires des autorités et de la presse, qu’elle soit d’Etat ou « indépendante ». C’est ainsi que le 26 août 2002, le Quotidien d’Oran, dix ans après les faits, affirmait sous la signature de Mounir B. que l’attentat avait été pour l’Algérie « une date charnière du terrorisme » comparable à ce que devait être « pour la communauté internationale le 11 septembre 2001 ». L’article rappelait que « le réseau Abderrahim, du nom du cerveau de l’attentat de l’aéroport, avait un lien direct avec la direction politique de Abassi Madani ».
On s’écarte de ce fait de l’exigence de rapporter des faits précis et datés, suffisamment attestés pour faire foi. C’est une narration chaotique qui est faite d’une succession d’événements accompagnant et justifiant une stratégie de pouvoir. Il faut s’extraire de l’affaire jugée en 1993 pour en comprendre les enjeux.
Dans l’arrêt de renvoi, le fait essentiel rapporté pour étayer cette thèse est une réunion tenue à Zbarbar « durant le ramadan de 1992 » et regroupant les principaux chefs militaires (Abdelkader Chebouti, Mansouri Meliani et Saïd Makhloufi) en présence de cadres du FIS (Abdennacer El Eulmi
[13], Abdelkader Bennouis et Hocine Moutadjer) et de l’indispensable Hocine Abderrahim. Cette réunion aurait unifié les rangs des activistes du mouvement, désignant Chebouti au poste d’émir national, secondé par Meliani et Makhloufi, et attribuant des responsabilités aux civils (El Eulmi, Moutadjer, Bennouis, Kamreddine Kharbane[14]). Abderrahim, désigné à la tête de la région « Centre », devait commander « dans chaque commune … une cellule composée de 10 à 20 membres, les chefs de cellule communiquant par l’intermédiaire de Soussène et Ressaf ». Même le groupe dirigé par Moh Léveilley[15], ébauche de ce qui deviendra le GIA, est annexé à cet organigramme avec pour mission « l’assassinat des agents des forces de sécurité ».
Cette réunion aurait constitué un moment décisif d’unité, au cours duquel plusieurs opérations, dont l’attentat de l’aéroport, furent menées. Quant à l’organisation qui en aurait résulté, quelles en sont la dénomination et l’obédience politique ? Dans un contexte où la différenciation entre Mouvement islamique armé (MIA), Mouvement pour l’Etat islamique (MEI) et Groupe islamique armé (GIA) – mais aussi en perspective : Armée islamique du salut (AIS)– deviendra un enjeu capital dans la représentation du conflit, en particulier pour impliquer le FIS dans les attentats et les exactions, la réponse est loin d’être acquise historiquement. Elle n’est fournie que par un discours élaboré par les services de sécurité que ne contredisent que quelques témoignages crédibles d’acteurs. En fait, les données concernant les groupes armés et leur action tout au long des années 1990 ont été trop « travaillées » par la désinformation du pouvoir pour être crédibles.
Dans la lignée du récit proposé par l’arrêt de renvoi, le pouvoir a eu ces dernières années toute latitude de perfectionner et lisser sa version des faits. On en trouve une synthèse parfaite dans une série d’articles parus dans Le Matin en 1999 sous la signature de Nazim Khadra
[16] : La thèse centrale en est que le FIS a toujours eu la haute main sur les groupes armés. Dès le congrès de Batna de juillet 1991, nous dit ce « journaliste », le parti avait mis en place « une cellule de crise » et certains de ses dirigeants, dont Ikhlef Cherati[17], étaient dans la clandestinité et en relation avec Chebouti, Makhloufi et Meliani. Une organisation armée était alors déjà structurée. On l’a appelée MIA du seul fait de la filiation de ses principaux chefs avec l’organisation de Bouyali. Meliani, sollicité à cette date par les « Afghans », s’en détache du fait de l’attentisme de Chebouti qui privilégie la voie légaliste. Il créera son propre groupe qui ne prendra la dénomination de GIA qu’en octobre 1992, c’est-à-dire après son arrestation. Au lendemain de l’interruption du processus électoral, Chebouti a les mains libres pour créer avec Makhloufi le MEI et regrouper tous les activistes sous l’égide du FIS. Il y parvient en effet au cours de réunions tenues en mars-avril 1992 à Zbarbar qui recoupent les rencontres de « ramadan 1992 » évoquées par l’arrêt de renvoi[18]. L’auteur de l’article reprend l’organigramme mentionné par l’arrêt et en conclut que « l’ex-FIS dispose alors d’une organisation très structurée et hiérarchisée » : le MEI est alors « le FIS en armes », c’est-à-dire un dépassement du MIA initial qui a incorporé le GIA naissant et l’ensemble des groupes autonomes. Il restait des problèmes politiques à aplanir et ils devaient être à l’ordre du jour de la rencontre de Tamezguida le 31 août 1992, mais l’intervention des forces de l’ordre l’a interrompue et introduit dans les esprits une suspicion qui devait conduire Abdelhak Layada[19], représentant Meliani arrêté en juillet, à séparer à nouveau le GIA du MEI.
Mais, selon l’auteur, il n’en demeure pas moins que, d’une part, le GIA est bien né dans le giron du FIS et que, d’autre part, l’AIS, bras armé reconnu du FIS, ne serait à partir de l’été 1993 que le MEI rebaptisé. Avant l’annonce de la création de l’AIS en juin 1994, le FIS et le MEI auraient tout fait pour réintégrer le GIA en y faisant adhérer des politiques comme Mohamed Saïd
[20] et Abderrezzak Redjam[21] ou des militaires comme Makhloufi. Mohammed Samraoui a fourni plusieurs éléments contestant cette thèse et donc celle de l’accusation. Pour lui, le MIA de Chebouti a été dès l’origine à la solde des services[22] et Makhloufi, qui s’en est détaché, a créé le MEI, qui était contrôlé également à son insu par les services[23].
Mais le seul intérêt de la version de Nazim Khadra est qu’elle synthétise les invariants du récit élaboré par les services de sécurité même si, à partir de 1994, la presse a appuyé ses démonstrations de l’implication du FIS sur la genèse du GIA, principal agent de la violence. En 1993, on n’est pas surpris que l’ordonnance de renvoi vise le MEI et mentionne Abderrahim comme membre de cette organisation, même si par ailleurs elle évoque aussi l’expression « mouvement islamique armé » qui semble plus généralement qualifier l’ensemble de la branche armée du FIS. Quant au GIA, il n’est pas même mentionné
[24].
Résumons : A toutes les phases de la décennie 1990, par delà la succession des sigles, il fallait incriminer le FIS dans tous les actes de terrorisme et, en 1992-1993, cette incrimination se faisait par le truchement du MEI.

B. Une procédure dévoyée par la torture
Au regard de cet enchevêtrement des faits de l’affaire, l’enquête et l’instruction ne permettent pas de se prononcer sur le champ exact des infractions poursuivies. C’est ce qui a fait dire à des commentateurs que ce sont plusieurs affaires qui ont été jugées en une seule. Selon la loi, le juge d’instruction est saisi par le ministère public pour des faits déterminés (saisie in rem) et il faut que le procureur général (dans le cas des cours spéciales) prenne un réquisitoire supplétif pour que d’autres faits soient joints au dossier (art. 67 CPP). On doit considérer que la chambre de contrôle de la cour spéciale a en revanche la possibilité de s’autosaisir de faits nouveaux au même titre que la chambre d’accusation (art. 187). Il ne fait pas de doute cependant que, à tous les stades de la procédure, les magistrats n’ont fait qu’entériner la version ficelée jusqu’aux détails par les services de sécurité.
Ce point de procédure rejaillit sur le fond de l’affaire car il renvoie au problème des infractions connexes définies par l’article 188 CPP. L’application du décret législatif n° 92/03 relatif à la lutte contre le terrorisme, si elle atténue l’acuité de la question en criminalisant en bloc les organisations qualifiées de terroristes, ne délie pas en principe les juridictions de toute justification sur le champ des infractions poursuivies. Mais la démonstration que le pouvoir a voulu faire d’une entreprise terroriste coordonnée et structurée sous l’égide du FIS a commandé la procédure. Aussi, ce sont de strictes considérations d’opportunité politique (et plus exactement des impératifs policiers) qui ont présidé au montage de l’instruction : non seulement l’attentat de l’aéroport a été mis en avant, au détriment des attentats contre les deux agences de voyage, mais la chambre de contrôle a joint d’autres actes
[25] étrangers à l’affaire pour étayer la thèse de l’entreprise terroriste. De plus, pouvait-on considérer que l’affaire avait été mise en état, alors que l’identité des auteurs principaux n’avait pas été établie ?
Surtout, durant l’ensemble de la procédure précédant la phase de jugement, les accusés ont été continuellement torturés . C’est ce qui explique que les faits aient été exclusivement établis à partir des aveux qui leur ont été arrachés. Les principaux accusés en ont informé le juge d’instruction devant qui ils se sont rétractés et n’ont pas cessé de le clamer devant la cour. En vain. Quelle que soit la rigueur du décret n° 92/03 du 30 septembre 1992 relatif à la lutte antiterroriste en vertu duquel l’affaire a été jugée, ce ne sont pas ses dispositions d’exception qui sont en cause.
On a pu observer, à propos des législations antiterroristes en général, qu’elles aggravaient la condition des personnes poursuivies par leurs dispositions procédurales. Si l’on considère le procès criminel, on observe en effet que le droit pénal au sens strict s’applique par une simple opération intellectuelle comparable au jugement déterminant kantien : il s’agit de rapporter des actes commis à des catégories d’agissements décrits et punis par la loi pour en déduire la peine éventuellement prescrite à l’encontre de leurs auteurs. Le reste, c’est-à-dire le plus épineux, est affaire de procédure. Celle-ci, balançant entre l’exigence de punir et la nécessité de protéger les prévenus de l’arbitraire de toute une série d’opérations exercés par la force (détention, perquisitions, interrogatoires), constitue l’enjeu politique essentiel de la loi. Les législations antiterroristes rompent toujours cet équilibre délicat au profit des appareils répressifs.
Dans le cas du procès de l’aéroport, ce n’est cependant pas le droit d’exception qui explique les exactions. Certes, les règles édictées par le chapitre 3 du décret n° 92/03 amoindrissent les garanties reconnues aux accusés : les articles 45 et 47 du code de procédure pénale (CPP) relatives à la perquisition sont écartés par l’article 21 du décret et celle-ci devient possible jour et nuit ; la durée légale de garde à vue, limitée à deux fois 48 heures par l’article 65 CPP est portée à 12 jours par l’article 22 ; l’article 19 confère aux officiers de police judiciaire une compétence étendue à l’ensemble du territoire national ; l’instruction doit être bouclée en trois mois (art. 26).
Mais dans cette affaire, l’enquête et l’instruction ont été menées pour l’essentiel avant la promulgation du décret législatif et le traitement réservé aux accusés relève d’un pur et simple non-droit. La torture, proscrite par la constitution
[26], s’est exercée sans limite, puisqu’en fait de garde à vue, les accusés ont été tenus au secret pendant plusieurs semaines[27]. Or, en vertu du code de procédure pénale, toute personne détenue pendant plus de 48 heures sans être interrogée par le magistrat instructeur est considérée comme arbitrairement détenu (art. 113)[28]. Les agents de l’Etat en charge de l’enquête étaient justiciables des articles 107 et suivants du code pénal (CP) réprimant les « attentats à la liberté » par tout fonctionnaire en général et le procureur de la République aurait dû déclencher des poursuites à leur encontre en vertu de l’article 577 CPP. La présomption d’innocence a été foulée au pied par la diffusion des aveux des quatre principaux accusés à la télévision. Même si le décret exécutif ne précise pas si les pouvoirs de contrôle dévolus normalement à la chambre d’accusation sont exercés par la chambre de contrôle des cours spéciales, on doit supposer que celle-ci devait pouvoir exercer les prérogatives définies par les articles 206 et suivants CPP en matière de « contrôle de l’activité des officiers de police judiciaire » et au besoin s’autosaisir « des manquements relevés à la charge des officiers de police judiciaire dans l’exercice de leurs fonctions » (art. 207). Il est vrai que l’alinéa 2 de l’article 207 soumet ce contrôle à l’avis du procureur militaire de la république en « ce qui concerne les officiers de police judiciaire de la sécurité militaire ». Or, ce sont les agents de la sécurité militaire qui ont supervisé « l’enquête » et les exactions commises. D’ailleurs, l’ensemble des officiers de police judiciaire, rattachés en droit à la sûreté nationale et à la gendarmerie, obéissaient en fait au DRS.
Il y avait enfin sans aucun doute, si le droit en vigueur s’était appliqué, matière à frapper la procédure de nullité car ses « dispositions substantielles » avaient été violées (articles 157 à 160 CPP). Le juge d’instruction (à défaut d’une initiative du procureur), à qui de nombreux accusés ont déclaré qu’ils avaient subis des actes de torture, disposait du pouvoir de saisir la chambre de contrôle à cette fin (art. 158 et 159 CPP).et la chambre de contrôle elle-même avait le devoir « d’examiner la régularité de la procédure » et d’en prononcer la nullité en totalité ou en partie (art. 191 CPP).
Mais le procès de l’aéroport, de même que tous les autres intentés aux « terroristes », nous mettent face à une réalité dans laquelle il est vain de pointer des carences institutionnelles : en incriminant par exemple des dysfonctionnements, la soumission de la justice au pouvoir exécutif ou la carence de tel ou tel autre acteur (le procureur, le juge d’instruction ou le président de la cour). Car, dans cette affaire, la procédure a obéi à cette vérité unique : la pleine disposition des corps des accusés entre les mains d’un pouvoir maîtrisant les appareils, en dehors de toute règle, le contrôle de l’être humain ramené à la « vie nue » selon l’expression de Giorgio Agamben. Les hommes qu’on a vu faire des aveux télévisuels portaient les stigmates des violences qu’ils avaient subies. Au lieu d’une phase procédurale destinée à mettre l’affaire en état en vue de la faire juger, on a, avec l’enquête de police, une mise en scène de l’issue inévitable du procès : des hommes affirmant leur culpabilité et dont le supplice, avec pour fin annoncée la mort, a déjà commencé. Dans ce contexte, il n’y a pas de procédure criminelle ordinaire servant de référence pour identifier des procédures d’exception ni de procédures d’exception dérogeant à des règles ordinaires. Il y a le libre pouvoir permanent de procéder à même la vie, à même la mort, de faire des pires supplices non seulement des truchements mais des fins d’anéantissement : l’un des accusés, Mansouri Meliani, n’a-t-il pas été torturé sans relâche après sa condamnation à mort, jusqu’à l’exécution ?

C. L’application d’un droit fondé sur la responsabilité et la peine collectives
Un acte déterminé, l’attentat de l’aéroport, a été imbriqué dans une série d’actions décrites sans précision de dates et sans même aucune certitude sur leur réalité. On a ainsi pu confondre les infractions et mêler les auteurs directs à un ensemble d’accusés très nombreux qui n’ont aucun rapport établi à l’attentat. Pour cette raison, on a du mal à déterminer le motif des incriminations de chacun des accusés.
La principale cause en est la mise en œuvre du décret législatif n° 92/03. Celui-ci donne dans son article 1e une définition de « l’acte subversif ou terroriste » comme constitué par « toute infraction » réprimée par le code pénal dès lors qu’elle vise « la sûreté de l’Etat, l’intégrité du territoire, la stabilité et le fonctionnement normal des institutions » par « toute action » ayant différents objets énumérés (Semer l’effroi, porter atteinte aux biens et aux personnes, entraver la circulation, porter atteinte aux moyens de communication, faire obstacle à l’action des autorités, au fonctionnement des institutions, etc.). La finalité requalifie toute infraction en acte terroriste. Celui-ci ne se définit donc en tant que tel que par la mutation de l’élément intentionnel qui comporte le mobile direct de l’infraction matériellement considérée doublé du but terroriste de l’action. Il y a une articulation imprécise d’infractions, d’actions ayant des objets divers et de buts visés. La référence aux infractions semble maintenir la détermination légale des actes punissables, la notion d’action s’élargit à tous les objets d’infraction et l’intention ramène le tout à l’atteinte à la sûreté de l’Etat, à l’intégrité territoriale et au fonctionnement des institutions. Cet élément intentionnel assemble plusieurs catégories d’infractions différentes par leur objet. La distinction objective entre infractions de droit commun et infractions de droit politique, par exemple, disparaît et c’est un critère subjectif fondé sur le mobile qui est généralisé.
La subjectivation du droit est accentuée par les articles 3 et 4 du décret législatif qui, énonçant de nouvelles infractions, punissent « quiconque créé, fonde, organise ou dirige toute association, corps, groupe ou organisation dont le but ou les activités tombent sous le coup » de l’article 1e, ainsi que quiconque y adhère ou y participe. L’élément matériel de l’infraction n’est plus prépondérant : des organisations de tous ordres pouvant être qualifiées de terroristes, la simple appartenance à ces groupes, la participation à leurs activités (même légales), devient un crime. Telle est la logique de la législation antiterroriste : elle part d’infractions matériellement déterminées, elles les réunit dans leurs divers objets par un critère intentionnel commun pour qu’enfin, par l’entremise de la notion d’organisation, les infractions puissent se définir par leurs auteurs.
Ainsi construit, le droit est inspiré d’une approche stratégique dont il dissimule les mobiles en en renversant purement et simplement les termes : celle-ci commence par désigner des organisations comme ennemies, puis elle les présente, avec l’appui du discours médiatique, comme terroristes, pour enfin édicter les mesures destinées à conjurer leur menace. Le concours de la loi est certes requis mais pas au sens habituel du principe de légalité pénale. Il ne s’agit pas de savoir si un acte présente certains caractères préalablement fixés par la loi, mais de savoir quelles dispositions celle-ci doit renfermer pour que tout acte de telle organisation devienne une infraction. Et l’objectif peut-être atteint, y compris dans le respect du principe de non rétroactivité de la loi pénale. Il se trouve que, en plus, dans l’affaire de l’aéroport, le décret législatif (qui n’est déjà pas une loi) a été appliqué rétroactivement. Produit d’une représentation dominante du conflit, le droit cristallisera définitivement la figure préparée de l’affrontement : il y a eu, tout au long des années 1990, une double dialectique de la construction de l’ennemi par le droit et du criminel par le discours.
On peut analyser le fonctionnement de la loi antiterroriste à partir de sa mise en œuvre dans l’affaire de l’aéroport.
En premier lieu, le décret 92/03 conduit à atténuer les distinctions entre auteur matériel et auteur intellectuel de l’infraction, et entre coauteur et complice. Elles ressortent bien de la narration des faits mais n’emportent pas de pleines conséquences quant à la mesure de la responsabilité de chacun. Le principe de la personnalisation de l’infraction, et partant de la peine, voit ses effets atténués dans la proportion même où l’infraction matérielle cède le pas à une subjectivation collective et organique du droit.
Ensuite, la responsabilité de droit commun pour appartenance à un groupe ou participation à un fait collectif n’aurait pu, à elle seule, rendre compte de la criminalité collective qu’on veut attacher au terrorisme. L’association de malfaiteurs est invoquée contre les accusés mais, ne concernant que l’atteinte « aux personnes et aux propriétés » (art. 176 CP), elle est par trop restrictive. Il est aussi fait référence au complot mais, en vertu de l’article 78 CP, il ne s’applique qu’à l’attentat défini par l’article 77, acte individualisé et rapporté à « l’exécution ou la tentative » et, en vertu de l’article 85, il ne concerne que l’attentat visant à « porter le massacre et la dévastation dans une ou plusieurs communes »(art. 84), n’impliquant pas forcément un projet de dimension nationale. L’article 80 lui-même, qui réprime le fait de « lever des troupes armées » et d’ « enrôler des soldats », n’aurait pu répondre aux exigences de la lutte antiterroriste : introduit par une ordonnance de 1975, il se destinait à dissuader les putschistes de l’armée. L’ensemble de ces phénomènes de criminalité organisée n’est visé par l’arrêt de la chambre de contrôle que pour diversifier la matérialité des actes poursuivis, le décret n° 92/03 étant là pour en requalifier les éléments intentionnels et élargir la référence à une criminalité organisée.
Plus important est le mécanisme par lequel les incriminations ne coïncident pas rigoureusement avec les faits matériels imputés. Parmi les accusés, dix sont impliqués directement dans l’opération, dont sept ont comparu (Abderrahim, Soussène, Hachaichi, Boulesbaa, Aimat, Fennouh, Rouabhi). Mais le rapport lu devant la chambre de contrôle a retenu des charges communes contre 45 accusés. Parmi ces charges, certaines se rapportent à l’attentat lui-même : acte visant à porter le massacre et la dévastation (art. 84 CP), destruction par mine ou tout autre substance explosive de différentes installations publiques, dont des édifices portuaires ou aéroportuaires, ayant causé la mort (art. 401 et 403). D’autres sont l’énumération d’infractions liées à l’appartenance à un groupe ou la participation à un fait collectif : port d’armes contre l’Algérie (art. 61), actes susceptibles de nuire à la défense nationale (art. 73 et 74), excitation des citoyens à s’armer contre l’Etat (art. 77), levée de troupes armées (art. 80). La réunion de ces deux séries d’incriminations permet d’impliquer les auteurs prétendus de l’attentat dans les activités attribuées à des groupes et d’impliquer la totalité d’une mouvance plus ou moins organisée dans l’attentat. L’article 1e du décret législatif n° 92/03 permet un tel amalgame du fait même de son parti pris d’imprécision : l’acte terroriste de l’article 1e est défini de telle sorte qu’il suppose une organisation et l’organisation terroriste de l’article 3 est définie par la commission d’actes terroristes. Ce qui favorise un raisonnement circulaire : les auteurs de l’attentat sont des membres du groupe et les membres du groupe sont des auteurs de l’attentat. La narration par la chambre de contrôle des réunions tenues entre les auteurs directs de l’attentat et les chefs militaires et politiques de la mouvance islamiste n’était pas gratuite : l’attentat devient inséparable d’une entreprise terroriste au double sens matériel et organique de l’expression.
Bien entendu, la chambre d’accusation a ensuite introduit des distinctions : ainsi elle a voulu réserver aux auteurs directs de l’attentat une accusation d’homicide volontaire avec préméditation et guet-apens (art. 254 à 257) que la cour spéciale n’a d’ailleurs pas retenue. Celle-ci a finalement déclaré 22 des 32 accusés qui ont comparu devant elle coupables des infractions supposant l’action de groupe et réservé, parmi eux, à 6 accusés la culpabilité dans l’attentat en vertu des articles 84, 401 et 403. Mais l’amalgame initial, maintenu jusqu’au bout de l’instruction, aura produit des effets irrévocables. Il aura permis de poursuivre l’ensemble des accusés dans une seule et même procédure
[29] sans avoir à justifier de la connexion des infractions commises, et de les condamner selon l’échelle aggravée des peines prévues pour les actes terroristes[30] (la cour prononcera dans cette affaire 41 peines de mort[31]).
Mais il nous faut maintenant aborder l’essentiel : l’importance du décret n° 92/03 n’est pas tant juridique que politique. Si la définition de l’acte terroriste et celle de l’organisation terroriste se nourrissent l’une de l’autre alors même qu’aucune des deux n’a de substance spécifique, c’est parce que leur interprétation adéquate dépasse le juge. Elles sont le moyen par lequel le pouvoir désigne un ennemi. Dans ce sens, le procès de l’aéroport a permis de configurer une confrontation, de définir les protagonistes d’une guerre. De tous ceux qui ont été intentés en application du décret 92/03, il est le seul qui ait visé la mouvance islamiste dans son ensemble, impliquant en particulier l’ensemble de ses dirigeants en fuite. L’ennemi était dès lors converti en criminel. D’une façon générale, dès 1994, après une trentaine d’exécutions de condamnés à mort, un moratoire sur les exécutions a été appliqué et l’année suivante, les cours spéciales ont été dissoutes. Mais l’esprit de la législation antiterroriste a survécu et s’est alors affirmé de plus belle. Ceux qu’elle avait définis comme terroristes pouvaient être livrés à l’arbitraire des services de sécurité qui, simultanément, se "subrogeaient" à eux pour commettre à grande échelle les pires actes qui leur étaient attribués. Dans la forme, le décret 92/03 avait rempli son office. Il devait reprendre du service à l’occasion du processus ouvert en 2005 par la charte « pour la paix et la réconciliation », montrant la continuité de la logique qui l’avait inspiré.
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Notes:
[1] Françalgérie, Crimes et mensonges d’Etats, La Découverte, 2004, pp. 295-296.
[2] Dans l’article consacré à l’attentat dans Reporters Sans Frontières, Le Drame algérien. Un peuple en otage, La Découverte, 1994, José Garçon écrit : « Demeure inconnue l’identité du poseur de bombe, que ni l’accusation ni les inculpés n’ont révélée ». En fait, Djaffar Zouaoui est désigné dans l’ordonnance de renvoi de façon répétitive nommément mais (et en cela J. Garçon n’a pas tort, au fond) il n’y a personne derrière ce nom.
[3] Rapporté par Jacques Vergès dans son livre intitulé « Lettre ouverte à des amis algériens devenus tortionnaires », cité in Livre Blanc sur la Répression en Algérie (1991-1995), Supplément : Les complicités, Editions Hoggar, Suisse, 1996, p.120.
[4] Soussène et Abderrahim sont tous deux d’anciens membres du groupe de Chebouti (MIA) qui ont été graciés et libérés en 1989. Abderrahim a été un proche de Abassi Madani et a exercé des responsabilités dans le syndicat islamiste (SIT). Guettaf, Rouabhi et Boulesbaa avaient les mêmes antécédents au MIA. Parmi les prétendus auteurs de l’attentat, Hechaichi, commandant de bord à Air Algérie, n’avait adhéré qu’au SIT.
[5] De son vrai nom Si Ahmed Mourad. Condamné à mort par contumace dans cette affaire, il serait devenu émir national du GIA et a été tué en février 1994.
[6] Notre hypothèse, partagée par de nombreux analystes, est que l’attentat de l’aéroport a été monté de toutes pièces par les services de sécurité. On a pu cependant soutenir que le projet initial de faire sauter la tour de contrôle a bien été envisagé par la mouvance islamiste. V. J. Garçon, Reporters Sans Frontières, Le Drame algérien. Un peuple en otage, Op. Cit.
[7] La date mentionnée dans l’arrêt est le 5 août et non le 18. Erreur matérielle, sans aucun doute, puisque l’arrêt relate par ailleurs que le 5 août Soussène avait été blessé par des policiers à Hydra avant de prendre la fuite.
[8] Cités dans le Livre Blanc sur la Répression …, Op.Cit, p. 112 et s.
[9] Et donc détenu pendant plus longtemps que ne le laissait supposer le président « dans les salles de torture à Châteauneuf, Hydra, Ben Aknoun ».
[10] « Son frère le transporta dans une maison de la région de Dellys appartenant à Rouabhi, où il devait être arrêté ».
[11] C’est ce qui explique l’incrimination des chefs militaires islamistes Mansouri Méliani, Abdelkader Chebouti (anciens du MIA tous deux condamnés à mort, le premier exécuté, le second, en fuite et qui sera tué en décembre 1993), Saïd Makhloufi (officier déserteur de l’armée, condamné à mort par contumace et tué en juin 1996), Titraoui Abdennacer, condamné à mort par contumace, qui aurait fait partie du GIA avant de fuir le pays, mais aussi des chefs politiques, tous condamnés à mort par contumace : Rabah Kebir, ex-président de l’instance exécutif du FIS, rentré en Algérie dans le cadre des loi sur la réconciliation, Bennouis Abdelkader, plus connu sous le non de Rachid Ramda, arrêté en 1995 à Londres et extradé en 2005 en France où il a été condamné à 10 ans de réclusion pour sa participation aux attentats de 1995, Lounissi Djamal, exilé en Allemagne où il a été incarcéré en 1995, Aït Haddad Abdelghani, exilé en France puis en Grande-Bretagne, Achir Redouane, ancien prédicateur à la mosquée Essouna d’Alger, auxquels s’ajoutent les trois fils de Abassi Madani. Quant à Zebda Benazzouz, autre dirigeant politique, il a comparu libre pour financement de groupe terroriste et a été acquitté.
[12] Par la voix de Rabah Kebir qui signait à cette fin un article publié quelques jours avant l’attentat dans Le Monde. V. Françalgérie, Crimes et mensonges d’Etats, Op. Cit., p. 295.
[13] Militant du SIT et proche de Makhloufi.
[14] Ancien officier de l’armée devenu membre de l’instance exécutive du FIS à l’étranger.
[15] Emir du GIA tué en août 1992.
[16] Nazim Khadra, Qui est l’AIS ? Le Matin des 3-10 juillet 1999.
[17] Imam et ex-membre de la direction du FIS. Assassiné au cours du massacre de la prison de Serkadji en février 1995 quand 105 détenus politiques ont été abattus par les forces de sécurité.
[18] D’après nos calculs, le ramadan de l’année 1992 correspondrait plutôt à avril-mai.
[19] Autre émir du GIA, incarcéré en 1973 et libéré en 2006 à l’occasion du processus de « réconciliation ».
[20] Imam et dirigeant de premier plan du FIS qui a rallié le GIA et a été assassiné au maquis en juillet 1995.
[21] Autre dirigeant du FIS qui a subi le sort de Mohamed Saïd.
[22] Mohammed Samraoui, Chronique des années de sang, 2003, Denoël, p. 75 et s.
[23] Ibid., p. 171 et s.
[24] C’est surtout dans des récits ultérieurs au procès de l’aéroport et antérieurs à la « synthèse » de Nazim Khadra que des journalistes proches des sources sécuritaires feront naître le GIA avant même l’interruption du processus électoral. Ainsi, selon Ammar Belhimer, « c’est à la suite de la grève générale de juin 1991 qu’il (Mansouri Meliani) créé le Groupe islamique armé » (Groupes armés islamiques, in Cahiers de l’Orient, n° 36/37, 1994-1995, p. 61 et s.). Il est vrai que l’article paraissait à un moment où c’est l’affiliation au FIS du GIA, principal agent de la terreur, qu’il fallait souligner.
[25] Différentes tentatives d’attentats (contre la télévision, le siège de la Sûreté nationale, le siège de la wilaya d’Alger), tentative d’assassinat du directeur général de la Sûreté nationale, assassinat de cinq policiers, des vols, en plus des deux tentatives contre les agences d’Air France et de Swissair.
[26] Articles 33 et 34 de la constitution de 1989 qui était (très théoriquement) en vigueur. Le code pénal ne réprime la torture que dans les cas de détention illégale ou d’enlèvement (art. 291 à 293 bis relatifs aux atteintes à la liberté individuelles.
[27] A l’audience, Hocine Abderrahim a décrit « les électrodes sur les testicules », le « coup de chignole sur la tête, Soussène l’eau de javel ingurgitée, le supplice du chiffon. Rouabhi a affirmé avoir eu le crâne fracassé.
[28] Ces garanties procédurales sont renforcées par les articles 291 à 293 bis du code pénal réprimant les « atteintes à la liberté individuelle ».
[29] Même si en définitive les accusés en fuite ont fait l’objet d’un arrêt de jugement séparé.
[30] L’article 8 du décret 92/03 double les peines de réclusion les plus faibles, substitue la réclusion à perpétuité à la réclusion allant de 10 à 20 ans, la peine de mort à la réclusion à vie.
[31] Dont 13 contre les accusés qui ont comparu et 28 contre les accusés jugés par défaut. Parmi les premiers, 7 seront exécutés le 31 août 1993 : Hocine Abderrahim, Rachid Hechaichi, Karim Fennouh, Djamal Tchicou, Mansouri Meliani, Saïd Soussène et Mohamed Aimat.