jeudi 29 juin 2023

CETTE SOLITUDE DE BOUDIAF QUI N'EN FINIT PAS DE NOUS RONGER


Khaled Satour

Mohamed Boudiaf a souvent été décrit comme un baroudeur, toujours prêt à en découdre, exposé de ce fait à tous les guet-apens mais prêt à rendre coup pour coup. 

En mai 1954, un commando d’hommes de mains aux ordres de Messali Hadj[1] s’est jeté sur lui dans une rue de la Casbah d’Alger et l’a roué de coups, le laissant sur le carreau.

C’était l’époque de la scission au sein du PPA-MTLD, quand Messali n’avait pas encore pleinement compris qu’une troisième force, constituée de ceux qu’on appellera les activistes, était en train de s’interposer entre les deux factions rivales pour dépasser leurs différends. Deux mois plus tôt, en mars, Boudiaf avait été l’initiateur de la création du Comité révolutionnaire d’unité et d’action (CRUA) qui se donnait pour objectif de réunifier le parti et de hâter le choix de la lutte armée.

Si Boudiaf avait fait alliance avec certains membres du comité central, c’était par pure tactique : pour se donner les moyens de battre le rappel des anciens de l’Organisation Spéciale (OS), aile militaire du mouvement[2] dont il avait commandé la zone du Constantinois, qui s’étaient dispersés dans la clandestinité.

Mais Messali, à qui échappaient certaines évolutions récentes des rapports de force, ne voyait dans ce rapprochement qu’un risque de renforcement de ses ennemis traditionnels et il a cru qu’une bonne correction administrée à Boudiaf (dont Rabah Bitat qui l’accompagnait devait essuyer quelques coups perdus) suffirait à faire rentrer dans le rang celui qu’il considérait comme un simple comparse.

Boudiaf ne se voyait pas comme tel et surtout il n’était pas seul. Il a donc réuni ses troupes et a lancé une véritable expédition punitive contre le siège du parti. La bagarre générale qui s’en est suivie a fait plusieurs blessés dans les deux camps. « Cette riposte, devait-il écrire plusieurs années plus tard, fit réfléchir Mezerna[3] et ses sbires qui n’osèrent plus s’attaquer à nous et ce jusqu’au 1er Novembre 1954[4] ».

La raclée infligée à Boudiaf en mai 1954 est devenue pour moi rétrospectivement plus qu’une péripétie relevant de la petite histoire. Je me surprends à comparer la scène dans laquelle je l’imagine gisant sur le pavé d’Alger en mai 1954 avec les images de la télévision algérienne le montrant agonisant sur l’estrade du Palais de la culture de Annaba le 29 juin 1992.

Dans la première scène, je me le représente certes bien amoché mais rassemblant déjà des énergies demeurées intactes pour rebondir sur la voie ascendante de l’histoire, avec comme galop d’essai la rixe monumentale de la place de Chartres qui devait prouver qu’il n’était pas accessible à l’intimidation et qu’il avait des amis sur qui compter. 

Criblé de balles tirées dans son dos à Annaba 40 ans plus tard, aussi inerte qu’un oiseau foudroyé, il avait en revanche atteint l’extrême bout de la solitude dans laquelle il s’était enfermé 5 mois plus tôt quand il avait répondu aux sollicitations d’une Organisation Spéciale autrement plus secrète que celle qu’il avait jadis mobilisée et qui était entretemps passée à l’ennemi, avec les armes et les bagages de la Nation.

Aucun Bitat n’était plus là pour partager son sort, les dirigeants de cette OS ayant aménagé le vide autour de sa personne, pour parer à toute incertitude balistique : leur ministre de l’Intérieur, qui n’aurait pu décemment bouder la tribune s’il l’avait accompagné, s’était fait carrément porter pâle et les quelques membres de leur hiérarchie qui étaient présents avaient pris soin de se fondre dans le public, à distance respectable de la cible.

Surtout, personne n’était là pour monter une expédition punitive qui l’aurait vengé et fait réfléchir les sbires et leurs commanditaires, et l’histoire n’était plus porteuse d’aucun 1e novembre à revivre, de sorte que la solitude de Boudiaf dure jusqu’à ce jour, et n’en finit pas de nous ronger.

Témoin de l’assassinat, Hosni Kitouni, qui fut le collaborateur de Boudiaf, a décrit les moments qu’il a vécus au Palais de la culture de Annaba aussitôt après la mitraillade :

« Je l’avoue, j’ai pensé à survivre. Après coup, je me rends compte que je me suis trompé sur un point essentiel : je ne soupçonnais pas combien survivre à Boudiaf était un enfer et que cela n’avait rien à voir avec la survie à la guerre, car si la guerre nous a libérés de la colonisation, la mort de Boudiaf nous a privés de notre dignité d’hommes[5] ».


[1] Messali Hadj (1898-1974). Fondateur du Parti du Peuple (PPA) en 1937 puis du mouvement pour le Triomphe des Libertés Démocratiques (MTLD) en 1946. Pionnier du nationalisme radical algérien.

[2] Créée en 1947 et démantelée en 1950 par la police coloniale.

[3] Ahmed Mezerna, membre de la direction du PPA-MTLD et fidèle de Messali Hadj.

[4] Mohamed Boudiaf, La préparation du 1e novembre 1954, article publié en 1974. http://www.argotheme.com/organecyberpresse/spip.php?article484

[5] Hosni Kitouni, J’ai vécu en direct la mort de Boudiaf. https://marevuedepressedz.com/2022/06/29/mohamed-boudiaf-assassinat/

dimanche 25 juin 2023

ENTRE « FRANCAFRIQUE » ET « RUSSAFRIQUE », LA STRATÉGIE ALGÉRIENNE DU GRAND ÉCART

Khaled Satour

Alors que la presse occidentale s’est ouvertement réjouie de la mutinerie de la milice Wagner contre le pouvoir russe dont elle espère des répercussions décisives sur l’avenir de la guerre menée par Moscou en Ukraine, on a plutôt tendance en Algérie, à en juger par les réactions sur les réseaux sociaux, à minimiser l’événement qui n’aurait en rien amoindri la vitalité du régime russe ni l’efficacité de ses armes.

Il est difficile d’apprécier les causes et la portée de cette mutinerie et d’en prévoir les retombées sur le rapport de forces entre l’OTAN et la Russie. Mais il n’est peut-être pas aléatoire d’estimer que cet épisode est l’ultime conséquence, longtemps différée et soudain mise au jour par des facteurs apparemment fortuits, de l’effondrement de l’Union Soviétique il y a une trentaine d’années.

On savait que le passage brutal d’un régime autoritaire étroitement centralisé dans lequel l’État organise toutes les activités à un libéralisme intégral avait livré l’économie et les ressources du pays aux intérêts d’une minorité d’héritiers sans scrupules venus se servir sur une dépouille dont le gigantisme était à la mesure de leurs appétits.

Mais on ne s’était pas suffisamment avisé de ce que l’État russe avait été démembré bien au-delà de ce que laissait supposer sa débâcle libérale et qu’il avait en réalité cédé à l’oligarchie des pans entiers de ses prérogatives régaliennes les plus vitales.

Que Poutine ait délégué à une milice de mercenaires le pouvoir de puiser dans les arsenaux les plus sophistiqués de la nation pour participer en toute autonomie aux entreprises militaires russes les plus importantes est tout compte fait assez incroyable. Quelles que soient les péripéties qui découleront de la folle journée d’hier, une faille profonde est apparue au cœur de l’État.

Pour ce qui nous intéresse plus directement, la politique étrangère algérienne ne peut manquer d’être affectée par cette situation.

Quel avenir est-il promis au partenariat stratégique « approfondi » algéro-russe noué il y a quelques jours à peine à Moscou par Abdelmadjid Tebboune avec Vladimir Poutine ? Outre les multiples accords de coopération qui avaient été signés à cette occasion dans des domaines multiples allant jusqu’au transfert de technologie en matière d’exploitation de l’espace, ce partenariat semblait revêtir aux yeux de Poutine une importance particulière dans une dimension plus large, à l’échelle du continent africain, dont les contours doivent (faut-il désormais dire « devaient » ?) être précisées le mois prochain lors du sommet Russie-Afrique prévu à Saint-Pétersbourg.

Ce partenariat risque, quel que soit le dénouement final de la mutinerie de la milice Wagner, de subir le même sort que le « partenariat global d’exception » conclu en août dernier entre Tebboune et Macron et tombé en désuétude en l’espace de quelques mois. Les engagements pris à Moscou étaient même sans doute conçus pour s’y substituer tant il est vrai qu’il était difficile que les deux partenariats pussent être menés simultanément.

Ils étaient en effet incompatibles l’un avec l’autre du seul fait de leurs ambitions respectives en Afrique. Dans la conférence de presse tenue par les présidents algérien et français au terme de la visite officielle de Macron à Alger, on avait été surpris que Tebboune évoque des « projets géopolitiques » communs discutés par les deux chefs d’État en présence des états-majors militaires algériens et français réunis « pour la première fois depuis l’indépendance » et qui auraient pour objet une « action commune » menée par une « puissance européenne, membre du conseil de sécurité » et « une puissance régionale africaine » dans leur « environnement géopolitique », c’est-à-dire dans la région africaine, et, était-il précisé par Tebboune, « dans l’intérêt de l’Afrique ».

De tels propos, qu’on n’avait jamais entendus dans la bouche d’un homme d’État algérien, évoquaient bel et bien la possibilité d’une action franco-algérienne conjointe, politique mais aussi militaire, en Afrique. Et pourtant on avait fait en sorte qu’ils passent inaperçus, comme s’ils n’avaient été qu’une de ces « bourdes » de Tebboune dont on a pris l’habitude de se gausser.

Lorsqu’on pense à la course à l’influence à laquelle se livrent la France et la Russie en Afrique de l’Ouest, on mesure pourtant la portée du revirement opéré par Tebboune à Moscou la semaine dernière lorsqu’il a clairement fait entendre qu’il engageait l’Algérie dans une coopération avec Moscou en Afrique.

Le problème est que, désormais, l’Algérie pourrait devoir renoncer à l’aventure de la « Russafrique » comme elle avait renoncé à la tentation de la « Françafique ». A tout le moins, cette aventure pourrait être ajournée.

D’une part, parce que Poutine va probablement être sollicité, dans son ère géographique la plus proche, par des urgences autrement plus cruciales que ses projets africains, ce qui pourrait minorer, pour commencer, la portée du sommet Russie-Afrique dont il semblait beaucoup attendre.

Et d’autre part, parce ce que l’avenir de la milice Wagner est devenu incertain alors même qu’elle était jusqu’à présent l’outil principal de sa politique sur le continent, et notamment au Mali et en Centrafrique.

Les revirements stratégiques de Abdelmadjid Tebboune n’ont peut-être pas fini de se succéder. On peut invoquer les contingences des relations internationales pour les justifier. Mais la stratégie du grand écart est-elle la mieux faite pour s'en prémunir ?