jeudi 6 avril 2023

LE PATRIOTISME EN PANTOUFLES (A PROPOS DU « MEPI » ET DE L'ALGÉRIE)

 


Khaled Satour

Du fait des carences de la presse, acquise au pouvoir ou réduite au silence, l’espace public algérien, dans lequel prédomine l’anarchie des réseaux sociaux, paraît désarticulé et on peut avoir l’impression qu’il est devenu possible à chacun de dire et d’écrire ce que bon lui semble. Mais cette atomisation apparente est trompeuse. Cet espace est à sa manière structuré puisque les thèses dominantes qui y sont assénées font l’objet d’une élaboration en réseaux qui se donnent les moyens d’influencer une large opinion.

Voilà pourquoi, s’il est vrai que chacun des intervenants semble prêcher pour sa paroisse, la cacophonie apparente qui en résulte dissimule une polarisation contraignante en camps d’appartenance stricte, tirés au cordeau, qui refoulent à la marge toute approche nuancée soucieuse de respecter la complexité du réel.

La ligne de partage qui prédomine actuellement est celle qui séparerait le « patriotisme » et la « démocratie ». Deux notions en principe parfaitement compatibles et même complémentaires mais qui sont rendues inconciliables par la convocation récurrente de la « main de l’étranger » afin de rendre la confrontation aussi explosive que stérile.

Un champ miné par les procès d'intention

Il n’y a donc pas de débat possible, pas de modérateur reconnu susceptible d’y introduire un minimum de règles consensuelles, les faits eux-mêmes étant soustraits aux procédures de vérité. Le droit aurait en principe un rôle de médiation à jouer, il pourrait être un tiers impartial édictant les critères de patriotisme et de forfaiture. Car même s’il n’a pas vocation à aplanir tous les conflits, il peut à certains égards leur fournir un cadre raisonné. Cependant, lorsqu’il subit la mainmise de l’une des parties à l’exclusion de toute autre, il ne fait que rendre la confrontation déloyale.

C’est pour cette raison que la condamnation d’Ihsane El Kadi est une injustice. Et c’est pour cela que les « patriotes », qui y applaudissent, se réjouissent à tort du renfort que l’arbitraire apporte à leur cause. Ils devraient plutôt y voir la preuve de la faiblesse de leurs arguments qui ne s’imposent que par la loi du plus fort. Mais, de manière tout à fait homologue, les défenseurs du journaliste ne peuvent se prévaloir du soutien des chancelleries occidentales qu’à leur détriment. Que Radio M fasse état du tweet de l’ambassadrice des États-Unis condamnant par allusion le verdict[1] se justifie, mais qu’elle ajoute, en guise de commentaire, que cette condamnation « confirme la vacuité des accusations formulées contre Ihsane El Kadi par les instances judiciaires » est au mieux une maladresse, au pire une preuve de l’allégeance dont on l’accuse.

C’est dans ce champ miné par les arrière-pensées et les procès d’intention qu’il faut évoluer. La dernière des saillies en date est l’article dans lequel Ahmed Bensaada fait du journaliste Khaled Drareni le cheval de Troie en Algérie du Middle East Partnership Initiative (MEPI), l’un des multiples organismes de l’ingérence américaine dans la région arabe[2]. Pour les besoins de la cause, l’auteur de l’article observe une nouvelle fois le problème par le petit bout de la lorgnette.

J’avais déjà relevé, dans un article récent[3] ce que sa laborieuse lecture de quelques télégrammes datant de 15 ans révélés par Wikileaks et les conclusions qu’il en avait tirées pour incriminer Karim Tabbou, Ihsane El Kadi et Mostafa Bouchachi en tant que « Khabarjia » des Etats-Unis avaient de dérisoire [4] au regard de l’opération portes ouvertes organisée à la même époque sur une grande échelle par l’État algérien pour le seul bénéfice d’une des plus nocives officines du soft power américain, le National Democratic Institute (NDI). Celui-ci s’informait au grand jour auprès des partis de la majorité qu’il convoquait à sa guise, supervisait les élections algériennes et se faisait communiquer par les institutions régaliennes du pays les dossiers sécuritaires les plus sensibles. Un « khabarjisme » officiel institué au plus haut niveau de l’État se déroulait sous les yeux de l’auteur de l’article, rapporté en détail et en temps réel par la presse nationale, et  il en a pudiquement détourné le regard, préférant détecter au microscope les quelques écarts de conduite de personnalités politiquement insignifiantes et évoluant à mille lieues des centres de pouvoir !

Le petit bout de la lorgnette

Et à nouveau, pour accabler Drareni, il s’enferme dans le tunnel des contingences avec cependant, dérogeant à peine à ses habitudes, un éveil tardif et inabouti à la lumière aveuglante qui brillait au bout mais qu’il a refusé de regarder en face. Il a en effet longuement disséqué le projet du MEPI « Pour un journalisme spécialisé en Algérie » qu’a piloté le journaliste en 2018, pour nous démontrer que « Khaled Drareni est bel et bien le responsable du projet (...) doté d’une enveloppe variant entre 80 000 et 200 000 dollars octroyée par le MEPI ». Chemin faisant, et fidèle à l’esthétique de bande dessinée mise à la mode du numérique qu’il utilise avec maestria dans ses productions, il a semé sa démonstration des photos qui illustrent la compromission de Drareni, notamment celle où celui-ci pose avec le responsable régional du MEPI en personne.

Il a attendu d’en arriver à la conclusion de son propos pour se poser, sans y répondre, quelques-unes des questions qui auraient dû l’inciter à revoir totalement sa copie, notamment celle-ci : "Pourquoi un tel programme (le MEPI) qui a déjà financé des activistes arabes par le passé pour réaliser des « regime change » sanglants dans leurs pays est-il en activité en Algérie?"

C’est cela voir le problème par le petit bout de la lorgnette : réduire ce qu’il aurait fallu grossir et épaissir l’insignifiant.

Et c’est là que je voudrais préciser, avant de poursuivre, que ce n’est pas de gaité de cœur que je vais m’efforcer de redresser la perspective que veut nous faire adopter Bensaada dans l’observation de l’ingérence américaine en Algérie. Et cela pour deux raisons : la première est que rien ne m’enthousiasme moins que de prendre la défense de Khaled Drareni dont je n’apprécie ni le profil de premier de la classe ni les illusions qu’il se fait, de toute évidence, sur le modèle politique et médiatique occidental et sur les vigiles, tels que Reporters Sans Frontières (RSF), qu’il envoie gendarmer dans les pays du Sud ; la seconde est que, tout jugement devant rester relatif, je ne crois pas que le régime algérien compte au nombre de ceux qui ont le plus concédé à l'atlantisme. En dépit des reproches d’une extrême gravité qu’il encourt pour la faillite sociale et politique vers laquelle il ne cesse de mener le pays, il représente dans la région maghrébine et arabe un îlot de fermeté sur les questions de l’indépendance nationale, faisant obstacle à la normalisation avec Israël et demeurant fidèle à la cause sahraouie.

Mais, si la question de la présence en Algérie du MEPI et des autres officines américaines qui collaborent à sa mission doit être mise en discussion, autant que cela soit fait dans le respect de la vérité des faits. Il n’est possible ni de réduire la responsabilité de l’État dans l’activisme du MEPI en Algérie ni de passer sous silence le fait que c’est en 2002, au plus fort de la politique dévastatrice de George Bush Junior, alors que les armées US avaient entamé la destruction de l’Afghanistan et s’apprêtaient à réduire l’Irak en cendres, que le MEPI avait installé son bureau régional à Tunis et que ses dirigeants avaient commencé à fouler régulièrement le tapis rouge que les autorités algériennes dépliaient sous leurs pieds à l’aéroport d’Alger.

Les visites se sont ensuite succédé et se sont accélérées en 2006 dans le sillage de celle effectuée en Algérie par Donald Rumsfeld, secrétaire d’État à la défense et criminel de guerre notoire.

Le MEPI à toutes les sauces

L’assistance du MEPI a été requise par nos gouvernants dans plusieurs dossiers dont je ne citerai que les plus délicats auxquels des institutions algériennes de haut niveau se sont associées :

- l’adhésion à l’OMC[5] ;

-  la lutte contre le piratage et la contrefaçon[6], avec « un cycle de formation proposé aux magistrats algériens » ;

- tout un ensemble de projets associant les institutions publiques les plus directement impliquées dans la décision politique : « collaboration avec le Parlement algérien sur la rédaction des textes législatifs, les rapports avec les médias, les relations avec les constituants, l'analyse budgétaire et la recherche parlementaire », « programme des écoles partenaires, (…) avec le ministère de l’Éducation nationale sur un programme de formation en langue anglaise et d'intégration des technologies de l'information dans les salles de classe », « sur la base de la participation active et positive des membres de l'APN (…) un programme d'assistance technique sur un ensemble de thèmes qu'ils ont estimés importants pour leur travail[7] » ;

- une assistance « dans les trois principaux secteurs, à savoir l´éducation, la justice et l´économie », en concertation avec « des responsables des secteurs de l´Éducation nationale, de la Formation professionnelle, de partis politiques, des parlementaires, des associations... [8]» ;

- un projet de formation « aux techniques de la démocratie (…), à la demande de six partis politiques : FLN, RND, FFS, RCD, MSP et El Islah, (…)  des programmes pour l´ensemble des partis précités (…) l´objectif recherché est d´encourager les femmes à participer au processus politique et de promouvoir les relations du parti avec les médias [9]».

Et on pourrait allonger l’énumération des interventions du MEPI, parfaitement documentées par la presse, qui attestent qu’il n’a certainement pas pénétré les plus hautes instances politiques et administratives algériennes grâce à un laissez-passer que lui aurait délivré Khaled Drareni, mais bien à la demande pressante des secteurs les plus influents du pouvoir.

A ma connaissance, personne n’a démenti Steven Ebeli, son directeur, quand il a déclaré au cours d’une visite faite à Alger en 2014 que « les projets initiés par "MEPI" avaient l'aval du Gouvernement algérien et étaient mis en œuvre dans le respect des lois de ce pays », ni quand il a précisé qu’il travaillait « en coordination avec les associations non-gouvernementales et le secteur privé » tout en gardant « un contact "permanent" avec les services du Gouvernement par le biais du ministère des affaires étrangères [10]». Et d’ailleurs, les responsables du MEPI étaient souvent reçus à Alger en même temps que les personnalités politiques américaines qui les coiffaient : c’est ainsi qu’en 2008, le directeur de cet organisme était arrivé dans les bagages du sous-secrétaire adjoint au département d´État, reçu officiellement par ses homologues algériens, et qu’ils se sont exprimés ensemble dans une conférence de presse (L’Expression du 17 janvier 2008, note 8).

L’équipe du soft power américain au complet

Telle est la réponse qu’on peut apporter au questionnement tardif qui a saisi Ahmed Bensaada en conclusion de son article et qu’il aurait dû apporter lui-même car je suis sûr qu’il la connaît. Il était simplement attelé à une tâche que ces vérités élémentaires auraient anéantie.

J’ajoute, pour fermer la porte à l’échappatoire qui tenterait de nombreux « patriotes » pour disculper l’actuelle équipe dirigeante, et qui consisterait à tout mettre sur le dos de Bouteflika, que l’activité débordante du MEPI se poursuit sans entrave dans l’Algérie nouvelle de Tebboune et qu’elle constitue l’un des atouts qu’il met au service de certains de ses projets-phares. Le Conseil national économique, social et environnemental (Cnese) a, par exemple, organisé en octobre 2021 un séminaire sur la viabilité des start-ups activant dans le domaine des technologies de pointe, « organisé en coopération avec l’ambassade des États-Unis d’Amérique en Algérie et avec le concours du Programme de développement du droit commercial (CLDP) relevant du Département du Commerce des États-Unis et de l’Initiative de Partenariat des Etats-Unis au Moyen-Orient (MEPI)[11] ». L’équipe du soft power américain au complet !

Je conclurai donc cet article dans les mêmes termes que celui que j’avais consacré aux "hautes sphères du khabardjisme" :

Ayant circonvenu les plus hautes institutions du pays (Ministères, parlement, partis politiques de la majorité, magistrature, instances économiques), quel besoin pouvait bien avoir le Middle East Partnership Initiative (MEPI) de Khaled Drareni et de son plan de carrière pour soumettre l’Algérie au diktat US ?

Le cercle des collaborateurs algériens à la diffusion de l’atlantisme logerait plutôt, comme on le voit, aux étages supérieurs de la nomenklatura algérienne.

C'est dire que, s’il n’est pas contestable que les États-Unis ont dressé une meute de loups à la prédation de pays comme le nôtre, la seule vraie question à laquelle il faut apporter une réponse patriotique est celle de savoir qui les a fait entrer dans la bergerie algérienne.

Ceux qui osent à peine effleurer cette question et se satisfont d’incriminer les lampistes se mettent bien commodément à l’abri des foudres des puissants. Ce sont des spécialistes de l’évitement, des patriotes en pantoufles.


[3] « Les hautes sphères du "khabardjisme" », sur ce blog à la date du 20 mars 2023.

[5] Voir l’article publié par La Tribune du 15 septembre 2004 : « Algérie: Dans une conférence de presse qu'il a animée hier au siège de l'ambassade des États-Unis, Peter Mulrean estime que l'Algérie a progressé en matière de réformes ».

[6] L’Expression du 24 juillet 2005 : « Lutte contre la contrefaçon, Les Américains proposent leurs services ».

[7] Extraits de l’interview de Peter Mulrean, directeur du bureau régional de Mepi à Tunis (L’Expression du 23 octobre 2006).

[8] Déclaration faite à Alger par le sous-secrétaire adjoint au département d´Etat américain, Kent Patton, accompagné du directeur régional du MEPI, Peter Mulrean (L’Expression du 17 janvier 2008).

[9] Mepi Alumni Algérie, officiellement lancé, article publié le 8 mars 2008 par l’Expression.

[10] Le Quotidien d’Oran, 16 novembre 2017 : « Programme de subventions locales» du MEPI: 700.000 dollars pour six projets retenus ».

[11] Voir Le jour d’Algérie du 4 octobre 2021 : « CNESE : séminaire aujourd’hui et demain / La viabilité des start-up activant dans les technologies de pointe en débat ».

 

2 commentaires:

  1. Encore une fois MERCI

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  2. Sans compter la standing ovation qu’à reçu Ahmed Bensaada lors de son exposé au MDN. Car, à travers sa pseudo démonstration de Khabarjisme, il appelait à mettre la société civile Algérienne au pas et à mettre à la porte toutes les ONG internationales activant en Algerie…. Cet homme, qui se présente comme l’idéologue du pouvoir, représente un vrai danger pour l’Algerie. Je vous remercie d’avoir clairement mis à nu ses contradictions.

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