mardi 3 septembre 2024

QUAND « PAROLES D’HONNEUR » HONORE LA PAROLE COLONIALISTE


 

Khaled Satour

Lorsque, à la commune appartenance nationale, s’ajoutent des rapports d’amitié, il est difficile d’engager une discussion approfondie et surtout d’y mêler les indispensables arguments de contradiction à son interlocuteur lorsque le discours de ce dernier devient par trop lisse et apologétique.

Un débat compatriotique

On en a eu la preuve en suivant la « Perm » de la chaîne « Paroles d’honneur » publiée ce 2 septembre sur Youtube (https://www.youtube.com/watch?v=d1UirsKW6Lg)*.

L’ainsi dénommé « militant décolonial » Yazid Arifi y recevait son « ami », membre de la Fédération nationale de la gauche démocratique marocaine, avocat à Rabat de son état, Omar Bendjelloun.

Dans cet échange consacré à la situation politique et sociale au Maroc, l’hôte a pris soin de nous prévenir d’emblée qu’ « il ne s’agit pas d’ouvrir une discussion sur la question du Sahara qui mérite une émission à part entière », ce qui dénotait une réticence de mauvais aloi chez l’animateur de l’émission-phare d’une chaîne se voulant à l’avant-garde du combat décolonial. Est-il en effet possible de débattre « décolonialement » du Maroc actuel sans aborder l’occupation de ce territoire ? A moins bien sûr de considérer que cette question n’a rien à voir avec le colonialisme.

Et c’est bien ce qui devait s’avérer l’explication adéquate, on n’a pas tardé à le savoir puisque la question, expulsée par la porte de ce débat compatriotique, l’a réintégré par la fenêtre qu’il a bien fallu ouvrir pour faire entrer la question de la normalisation du Maroc avec Israël. On ne pouvait décemment pas éluder toutes les compromissions colonialistes du Royaume chérifien !

Qu'il ait fallu que la question sahraouie force le barrage du silence dans l’humble sillage de la question palestinienne suffit à nous renseigner sur le statut qui lui est réservée dans le discours décolonial dominant.

Les courants anticolonialistes favorables à la Palestine n’ont vu dans la triple entente américano-israélo-marocaine conclue dans le cadre des accords dits d’Abraham que le coup qu’elle portait à la cause palestinienne et notamment sa « trahison » par le palais royal marocain.

L’occupation du Sahara occidental, le sort fait à son peuple, dont la moitié vit depuis des décennies dans des camps de réfugiés et l’autre subit depuis 50 ans l’occupation militaire, la colonisation civile et la répression, est le plus souvent occultée.

L’opinion anticolonialiste qui adhère à la cause palestinienne répugne à se porter au secours de la cause sahraouie. Celle-ci perturbe ses schémas de pensée : qu’une puissance régionale, ayant subi le colonialisme, se mue en colonisateur la désarçonne au point de la réduire au silence. Ou bien alors l’amène à nier la réalité comme le discours tenu par l’invité de « Paroles d’honneur » en fait la démonstration.

La normalisation : Une « erreur » DU PJD à l’insu du plein gré du Roi

Chez lui, la question du Sahara occidental devient « la question de l’intégrité territoriale du Maroc ». D’ailleurs la question de la normalisation avec Israël elle-même est réduite à une affaire de realpolitik, ce qui surprend dans l’approche d’un militant. La normalisation avec Israël, nous dit-il, est une simple « erreur ». Il précise pour s’assurer qu’on l’a bien compris :

« Le Maroc avait-il besoin de signer ces accords par rapport à des objectifs d’intégrité territoriale ou de sécurité ? Pour ma part, la réponse est non. Il y a eu une erreur que le Maroc devrait rectifier. Cette qualification d’erreur est indéniable, non pas d’un point de vue moral, nous ne sommes pas dans la morale, les relations internationales sont dans le pragmatisme. Et le pragmatisme veut qu’on ne défende pas une cause légitime avec une entité illégitime ».

L’éminent avocat et chercheur universitaire auprès de nombreuses universités s’est essayé comme on le voit au cynisme mais son sur-moi moral lui a fait s’emmêler les pieds et embrouiller les concepts car en fait la légitimité est bel et bien une affaire de morale politique et non de pragmatisme.

On aura retenu que pour lui la normalisation est une banale erreur pour cette raison qu’elle n’a apporté au Maroc « aucune plus-value sur l’intégrité du territoire ». Ce qui indique bien qu’il ne s’est pas complètement égaré dans les dédales de la morale et que son pragmatisme y a survécu, ce que démontre le fait qu’il attribue, contre toute vraisemblance, cette « erreur » au premier ministre issu du PJD (islamiste) qui a signé les accords, faisant preuve de ce réflexe pavlovien qu’ont intégré tant de Marocains de ne jamais émettre la moindre critique à l’endroit du Palais royal. Il ajoute même que cette « erreur » restera comme une « tache » dans l’histoire de ce parti !

Mais ce que je retire de plus significatif de ses propos, c’est sa conviction profonde que la « marocanité du Sahara » est, au contraire de l’occupation de la Palestine, une cause « légitime ».

Un point aveugle de la pensée décoloniale

Et que l’animateur de l’émission n’ait pas même tenté de le contredire sur ce point n’est guère à l’honneur de « Paroles d’honneur » qui, en la matière, est au diapason de la pensée décoloniale dominante, n’y ajoutant en prime que le nationalisme commun aux deux locuteurs. L’émission ne fait en effet que confirmer la permanence des œillères qui rétrécissent le regard de la pensée décoloniale.

Celle-ci s’est élaborée à partir d’une contre-histoire de la modernité occidentale qui a pillé le monde en prenant pour alibi l’infériorité raciale des peuples qu’elle soumettait à son emprise. Cette contre-histoire déconstruit avec pertinence le passé dans sa représentation hégémonique mais aussi le présent. Elle s’attarde notamment sur le sort fait à l’émigration coloniale et post-coloniale dans les anciennes métropoles. Elle se préoccupe des phénomènes de racialisation de ces minorités qui subissent une domination dont les inégalités et injustices de classe n’épuisent pas l’analyse.

Mais que propose-t-elle pour appréhender l’autre versant de la problématique décoloniale, celui des États et des sociétés décolonisés ? Une approche faite de l’extérieur, car si elle a intériorisé le vécu des minorités racialisées de l’Occident, qui furent son berceau, la militance décoloniale et plus généralement anticolonialiste, surtout en France (il en va autrement de l’Espagne où la solidarité avec les Sahraouis est agissante), n’a pratiquement pas investi les territoires des États nouveaux. Aussi se limite-t-elle à quelques considérations sur les pratiques impérialistes par lesquelles le Nord, s’appuyant sur les dictatures locales, prolonge son diktat.

S’agissant de la question sahraouie, exemple atypique de la colonisation d’un peuple du sud par son voisin fraichement libéré du colonialisme, cette pensée est mise en difficulté par une réalité demeurée dans ses énoncés un point aveugle. Comment concilier en effet un principe de solidarité entre les populations racialisées de l’émigration, qui compte une forte présence marocaine, tout en restant fidèle à son idéal anticolonialiste ? Car le fait est que la monarchie alaouite a su faire de la « marocanité » du Sahara une cause nationale, par une propagande inculquée si habilement depuis cinquante ans qu’elle emporte l’adhésion de la très grande majorité des Marocains, toutes classes et émigration comprises.

De larges secteurs du camp anticolonialiste en général se complaisent dans l’inconséquence en faisant silence sur la cause sahraouie, dont il faut dire qu’elle manque encore cruellement de relais. Quant à la pensée décoloniale, en France notamment, il lui reste à s’extraire de son aporie constitutive : on ne peut appréhender les survivances du colonialisme dans les seules institutions et sociétés des anciennes métropoles.

Que le trône marocain agisse, pour une bonne part, avec la bénédiction de l’Occident et pour la défense de ses intérêts, cela n’est pas douteux. Mais qu’il ait aussi réussi à susciter une dynamique nationale développée à partir d’un récit historique propre, pour légitimer une entreprise coloniale, voilà une réalité qui appelle une plus mûre réflexion.

Il reste à espérer que « Paroles d’honneur » ne tarde pas à rentrer de la « Perm » coloniale qu’il vient de s’accorder.

 * Ce 14 septembre 2024, je découvre que la vidéo objet de cet article a été retirée de la chaîne YouTube de "Paroles d'honneur".

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