Khaled Satour
Nous sommes arrivés en France à une situation de confusion particulièrement dangereuse. Les luttes politiques, dont les enjeux de société classiques sont de plus en plus aigus, semblent se polariser autour de la question de la gestion des minorités post-coloniales et des étrangers. La prolifération des législations sécuritaires à laquelle nous assistons depuis l'élection d’Emmanuel Macron (pérennisation des lois relatives à l’état d’urgence, législation antiterroriste, code de la sécurité intérieure, loi séparatisme, loi sur l’immigration, etc.) révèle jour après jour sa vocation : multiplier les attentats aux libertés publiques en utilisant le prisme du danger représenté par les « étrangers », au sens générique du terme, c’est-à-dire ceux dont le nombre est alimenté par l’immigration mais aussi ceux auxquels un enracinement en France depuis plusieurs générations ne garantira jamais la reconnaissance d’une citoyenneté pleine et entière.
Il est clair que l’approche sécuritaire de la société ancre l’État français dans une politique de droite et que sa focalisation sur les étrangers lui a valu jusque-là un soutien sans faille du Rassemblement national et de LR.
Un « bloc d’unité nationale »
Mais c’est désormais la quasi-totalité des forces politiques qui procèdent à la reconfiguration de l’ « arc républicain » en y rapatriant l’extrême-droite et ses idées, et trahissent ce faisant le rôle joué dans cette recomposition par la conjugaison de la lutte contre l’antisémitisme, dont le prétexte est toujours prêt à l’emploi, avec le racisme qu’éveille sans coup férir le retour dans l’actualité de la question coloniale. C’est dire si les événements en cours au Proche-Orient, dans la mesure où ils mettent en scène Israël, qui s’assume pleinement en tant qu’État juif depuis 2018, et les Palestiniens, peuple arabe luttant contre une variété sui generis du colonialisme post-moderne, fournissent une opportunité nouvelle de mettre à l’épreuve la cohérence des « valeurs » républicaines.
A défaut d’une majorité de gouvernement, Emmanuel Macron s’est arrangé depuis l’an dernier pour composer avec des majorités de circonstance fortement orientées à droite. Le rebondissement récent du conflit israélo-palestinien lui permet de faire endosser le tournant sécuritaire qu’il a choisi de prendre par un vaste « bloc d’unité nationale » d’essence néocoloniale dont la seule France Insoumise s’est délibérément exclue, le reste de la gauche s’y étant agrégé en assumant la confusion entretenue entre l’antisémitisme et l’antisionisme.
Il n’est pas meilleure illustration de la solidarité existant entre les deux mobiles, intérieur et extérieur, de cette coalition que les nombreux arrêtés d’interdiction pris contre les manifestations de soutien au peuple palestinien. Le prétexte sécuritaire invoqué pour faire taire l’expression très politique de l’opinion publique est « le trouble à l’ordre public » entendu dans une acception fortement inspirée par une lecture politique du conflit israélo-palestinien.
La (sous-) production d’une doctrine juridique et administrative
Le schéma directeur en a été donné dès le 10 octobre par l’arrêté du préfet de police interdisant la manifestation déclarée pour le 12 octobre. Le texte se fonde essentiellement sur le fait que « le respect de la dignité de la personne humaine est une des composantes de l’ordre public », dont le préfet déduit que l’interdiction s’impose du fait que :
« Dans le contexte actuel, de telles manifestations sur la voie publique visent notamment à soutenir les attaques terroristes du Hamas qui se sont déroulées le 7 octobre dernier ; (que) ces manifestations seront le théâtre d’attitudes, de propos et de gestes, principalement à caractère anti-juifs, incitant à la haine raciale et faisant l’apologie des attaques terroristes (…) portant atteinte à la dignité de la personne humaine ».
Dans cette approche, les bombardements massifs de l’aviation israélienne sur Gaza et ses habitants, qui avaient commencé et dont Tel Aviv avait déjà prévenu qu’ils seraient impitoyables, ne sont perçus que comme des faits aggravants retenus contre la manifestation envisagée puisque l’arrêté considère « que, en raison de la riposte israélienne dans la bande de Gaza, il existe des risques sérieux que, à l’occasion de cette manifestation, des propos antisémites soient tenus ».
L’évaluation, d’essence à la fois post-coloniale (en France) et coloniale (en Palestine), autour de laquelle s’est soudée la toute nouvelle union nationale française a donc (sous-)produit immédiatement une doctrine juridique et administrative prête à l’emploi puisqu’elle est au fondement de la position du préfet de police de Paris et de nombreux autres préfets de France qui lui ont localement fait chorus, les juridictions saisies en référé pour faire échec aux interdictions l’ayant le plus souvent entérinée.
C’est ainsi que le tribunal administratif de Paris a confirmé dans une ordonnance du 12 octobre que l’interdiction se justifiait par « des risques avérés d’infiltration de la manifestation par des groupuscules violents proches de l’idéologie du Hamas, à même de proférer des slogans et des actes à connotation antisémite ».
Puissance coloniale par substitution
L’impression qu’on en retire est que la France importe la situation coloniale qui prévaut en Palestine de façon particulièrement aigüe depuis le 7 octobre. Les autorités françaises en font une question d’ordre politique interne si primordiale qu’elles se comportent en tant que puissance coloniale par substitution traitant une opposition anticolonialiste se trouvant sur son sol et accusée de ce fait, comme au bon vieux temps, d’être engagée dans une entreprise terroriste, avec cette circonstance émotionnelle qui aggrave son cas qu’elle est soupçonnée d’antisémitisme.
Dès lors, tout soutien à la cause palestinienne devient une menace pour l’ordre public, la perspective qu’il devienne un délit pénalement réprimé n’étant en outre pas à exclure puisqu'une proposition de loi assimilant l’antisionisme à l’antisémitisme est actuellement examinée par le Sénat français.
Voilà comment le nouveau bloc d’unité nationale, inauguré formellement à Paris le dimanche 12 novembre par la marche contre l’antisémitisme, au moment où l’exode des Palestiniens de Gaza battait son plein sous les bombes israéliennes, est en train de reconvoquer la France coloniale, avec ses abus et ses injustices, ses procédés de répression et de diabolisation.
Cela ne peut être un retour en arrière, que la logique de l’histoire ne saurait autoriser. Ce sera donc un dépassement de la phase post-coloniale par un retour plein d’imprévus vers le futur colonial.
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