mardi 2 mai 2023

« LA DERNIÈRE REINE » : QUELLE DISTANCE LA FICTION ÉTABLIT-ELLE ?

Khaled Satour

Je suis allé voir le film La Dernière Reine et j’ai été confirmé dans l’opinion que je m’en étais faite a priori : il ne comporte aucune thèse historique un tant soit peu hétérodoxe susceptible de provoquer la polémique.

C’est une œuvre personnelle, même si elle a été écrite et réalisée à deux mains, dans laquelle la situation politique de l’Algérie au début du 16e siècle est à peine évoquée par allusion à la fin de l’Andalousie arabe et aux appétits de l’empire espagnol naissant en Méditerranée occidentale.

L’effritement des derniers royaumes berbères, dans leur ultime phase à dominante zenata, et notamment le déclin de la dynastie zianide dont le territoire ne se limite plus qu’à Tlemcen et quelques îlots de l’Oranie constamment menacés, est passé sous silence. Le morcellement généralisé de l’actuel territoire algérien en villes indépendantes et confédérations tribales, avec le dépérissement concomitant du royaume hafside à l’est, n’est évoqué qu’à travers l’éphémère sultanat des Thaaliba qui l’illustre dans la région d’Alger et qui sert de cadre et d’enjeu aux affrontements dont le film a fait sa trame.

En ces temps actuels marqués, chez nombre d'Algériens, par le chauvinisme identitaire et l’obsession de l’histoire qui montent tout en épingle, ce film paraît donc à première vue inoffensif. L’action est tout entière centrée sur la petite histoire qu’inspire la figure de la reine Zaphira, personnage légendaire auquel un diplomate français a voulu donner de l’étoffe un siècle après les événements mais dont l’historicité a été par la suite remise en cause.

Si les auteurs du film n’ont pu éviter de donner consistance aux personnages historiques participant à l’intrigue, notamment à Arroudj Barberousse, ils l’ont fait avec tout le tact qu’il fallait pour éviter de ternir l’image de celui qui a libéré Alger de l’occupation espagnole, sans pour autant passer sous silence la liquidation par ses soins du prince thaalibi Salim Toumi dont les compromissions avec l’occupant espagnol sont d’ailleurs elles-mêmes curieusement atténuées.

Sages et fédérateurs, les deux auteurs du film, Adila Bendimerad et Damien Ounouri, auront donc tout fait pour éviter les pièges de la relecture historique, investissant toute leur audace dans le portrait qu’ils font d’une femme algérienne du 16e siècle, à l’aide de thèmes qui sont sans doute plus sensibles dans l’Algérie d’aujourd’hui qu'ils ne l'étaient dans la société où elle est censée avoir vécu : les pesanteurs de la société islamique patriarcale, l’éloignement de la femme de la scène publique, la soumission qui lui est imposée aux décrets masculins, la prohibition même de sa parole hors du cadre conjugal le plus étroit et des liens familiaux.

Zaphira brave tous ces interdits, on la voit même de façon allusive tentée par les transgressions les plus insoupçonnables. Mais, et c’est l’inconvénient de toute fiction qui doit se plier au déterminisme historique, sa rébellion ne peut modifier le cours des événements.

On pourra de ce fait créditer les auteurs d’une critique de la condition faite aux femmes dans l’Algérie d’aujourd’hui, habilement enfouie sous une succession d’événements et de situations puisées dans un passé oublié. Une critique somme toute conventionnelle et qui tient sa seule originalité de l’arrière-plan historique dont elle tire prétexte : une période de l’histoire d’Algérie qui n’a jamais été explorée par la fiction cinématographique et qui constituait un terrain idéal pour la nouveauté. Ce qui n’est pas le moindre des mérites de cette production.

S’il faut juger le film pour ce qu’il est, une création cinématographique librement menée à son terme, on louera l’effort fait pour restituer les décors (sachant que le peu que la période ottomane a gardé de l’époque a été détruit par la France), le soin apporté aux dialogues (expurgés comme il se devait de l’horrible vulgate créolisée désormais en vogue) et la qualité de l’interprétation. On peut en revanche regretter que les sentiments soient constamment à leur paroxysme, ce qui finit par être crispant, que les scènes de combats soient quelque peu caricaturales et que l’essentiel de l’action se déroule dans le huis-clos claustrophobe des palais.

Ce film peut-il être distribué en Algérie sans être retaillé par la censure et néanmoins vilipendé par la morale officielle et populaire ?

Je n’en suis pas sûr. Le public algérien tolère un certain niveau de licence dans les productions étrangères. Mais les scènes d’alcôve, si chastes qu’elles puissent être, provoquent chez lui les pires phobies quand elles sont jouées par des acteurs algériens dans des décors algériens. C'est comme si la distance qu’établit la fiction s'en trouvait abolie.

La Dernière Reine est un film de femme, écrit, réalisé et interprété par une femme. Il porte une parole de femme. Or, dans une scène cruciale du film où il est intimé à l’héroïne de se taire, on entend quelqu’un lui dire que sa voix doit être dissimulée au même titre que ses parties intimes.

On peut le craindre, la réalité n’est jamais bien loin de la fiction.


 

1 commentaire:

  1. La machine bureaucratique du pouvoir algérien a enfin produit un film, mais ce film risque de ne pas être vu dans son entièreté (censure oblige) ou ne pas être vu du tout en Algérie car l'abrutissement religieux de masse produit par ce même pouvoir a contaminé une grande partie de la population. La schizophrénie qui frappe l'Algérie depuis de nombreux décennies semble avoir atteint son paroxysme.
    Merci pour votre impartiale critique qui a le mérite de remettre la "mosquée" au milieu du village.
    Brahim Braktia, cinéphile algérien frustré.

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