Khaled Satour
Abdelmadjid Tebboune nous explique, dans sa dernière « rencontre périodique avec la presse »[1], que l’agriculture a toujours été pour lui un « hobby ». Comme ce mot désigne une activité à laquelle on s’intéresse à titre de simple passe-temps, en dilettante, le président s’avise-t-il de ce que cet aveu, dans sa bouche, a de compromettant ? Je ne sais pas. Mais soyons indulgent et faisons mine de comprendre qu’il a voulu dire qu’il pensait à l’agriculture.
Le problème est qu’il parle longuement du sujet, mais qu'il en gomme les enjeux politiques (mais aussi sociaux, mais aussi historiques). Ne dit-il pas que « l’agriculture est une science et non pas une affaire de traditions » ? Ne se félicite-t-il pas de ce qu’elle « soit prise en mains par des ingénieurs qui aiment l’agriculture et qui l’ont étudiée » ? Ne propose-t-il pas de mettre carrément le ministère de l’agriculture sur la touche pour que l’agriculture soit l’affaire des agriculteurs, « la programmation de la production de fraises étant laissée aux soins des producteurs de fraises, celle de la production de pommes aux soins des producteurs de pommes ? ».
Rien ne neutralise plus sûrement la politique que la technique !
Si bien que la question paysanne paraît ne pas avoir d’existence, ne plus constituer un thème de la politique de l’État. Abdelmadjid Tebboune le dit expressément, dans cette langue innocente qu’il emprunte au bon sens populaire chaque fois qu'il veut éluder la complexité du monde : « Avant, dit-il, le paysan était un cas social, il est maintenant un producteur. Des paysans sont devenus très riches ». Et d’autres, les plus nombreux, où en sont-ils ?
Les paysans algériens existent-ils encore ?
Les omissions du président de la République soulèvent une question qui me préoccupe depuis des années : Les paysans algériens existent-ils encore ? Et si oui, que sont-ils devenus et pourquoi est-ce que plus personne ne parle d’eux ?
L’indépendance et les deux décennies qui l’ont suivie ont été vécues sous le signe de la dette que la nation avait contractée à leur égard et, de l’autogestion à la révolution agraire, il n’a été question que des moyens de l’acquitter. Le bien-être des Algériens ne semblait valoir que par celui qu’ils assureraient à leurs paysans. Le patrimoine foncier du pays n’avait pas d’autre fonction, d’autre affectation, que d’assurer la réparation due à ceux qui en avaient été massivement dépossédés par la colonisation.
On aurait donc pu s’attendre à ce que Abdelmadjid Tebboune saisisse l’occasion offerte de faire profiter la « presse nationale » de son expertise sur l’agriculture pour faire le bilan des législations qui ont, depuis le début des années 1980, privatisé les terres agricoles : les lois de 1981 et 1987 qui ont démantelé les domaines autogérés, la loi d’orientation foncière de 1990 qui a restitué à leurs propriétaires les terres nationalisées par la Révolution agraire, celle de 1995 qui en a fait de même des terres confisquées en 1963 aux collaborateurs de la France coloniale.
Autant de législations qui ont dissocié l’accès à la propriété de l’obligation de « travailler directement et personnellement les terres » pour le rattacher à la seule exigence d’« en assurer l’exploitation », ce qui définit très précisément le mode d’appropriation capitaliste.
Un capitalisme à l’algérienne, bien entendu, qui avait du mal à dissimuler son caractère régressif et sous le couvert duquel, tout au long de la décennie sanglante 1990, une contre-révolution agraire souterraine a commencé à distribuer les actifs fonciers du domaine public aux officiers de l’armée et à toutes les catégories parasitaires de la nomenklatura.
Vinrent enfin la loi-cadre de 2008 et la loi de 2010 qui ont généralisé le régime de la concession grâce auquel les exploitations collectives qui subsistaient ont été peu à peu liquidées au bénéfice des exploitations individuelles. Dès lors, seule la capacité d’investissement a commandé la cession des terres.
Combiné au rush sur les terres steppiques et sahariennes provoqué par les nouvelles techniques de mobilisation des eaux souterraines, le système de la concession a finalement abouti à remettre l’essentiel des terres entre les mains des investisseurs les mieux pourvus.
Tous ces mécanismes (accès à la propriété, concession et primauté aux grands investisseurs) ont ainsi contribué à la deuxième grande dépossession historique de la paysannerie algérienne, après celle subie au 19e siècle, puisque les salariés agricoles et les collectifs ouvriers qui avaient incarné la récupération des terres spoliés par les colons sont aujourd’hui réduits au rang de spectateurs ou de victimes d’une exploitation capitalistique de la terre au profit d'une classe de possédants à qui il ne reste plus à obtenir de l’État que le remplacement du régime des concessions par celui de la pleine propriété[2]. La boucle sera alors bouclée.
Les vignes de Boumerdès et les fermes aux 10.000 vaches
La paysannerie algérienne (ou ce qu’il en reste), boutée hors de ses terres par le colon non sans faire preuve de résilience et de résistance, rétablie partiellement dans ses droits par l’étatisme bureaucratique des années 60 et 70, paraît donc vouée à nouveau à une précarité qu’entoure cette fois-ci un silence assourdissant.
Parmi les journalistes censés donner la réplique au président, on pouvait reconnaître les têtes chenues de quelques-uns de ceux qui avaient défendu il y a une cinquantaine d’années la révolution agraire et toutes les autres « tâches d’édification nationale » dont elle constituait le plus beau fleuron.
Mais il n’y eut pas, dans l’assistance, une seule voix pour s’étonner que Abdelmadjid Tebboune noie le poisson paysan moribond dans les nappes phréatiques sahariennes offertes à la dilapidation du nouveau capitalisme agraire algérien.
Le chef de l’État a pu discourir tranquillement sur son « hobby », dans le vocabulaire de l’agronomie que venait souvent enrichir celui de l’agrobusiness, dépeignant à ses interlocuteurs ses mirages sahariens, les rêves que lui ont inspirés les pommiers de Bouziane ainsi que les vignes de Boumerdès (celles de Birtouta et de Douéra étant définitivement enfouies sous le béton de la Mitidja), ainsi que les espoirs qu’il place dans les fermes aux 10.000 vaches qui ne vont pas tarder à fleurir dans les sables.
Évincée qu’elle est des enjeux d’une agriculture dédiée au productivisme, que subsiste-t-il de la paysannerie algérienne ? Quelques rémanences convenues dans le discours des dirigeants. On continuera à célébrer la gloire qu’elle tire de ses heurs et malheurs historiques. Ceux-là seront commémorés officiellement sans manquer un seul rendez-vous que fixe le calendrier.
Et par exemple en ce 8 mai, 78e anniversaire d'événements que nombre d’historiens associent à l’ultime insurrection menée dans la région de Sétif/Kherrata contre le colonialisme français par une paysannerie dépouillée et affamée, épuisée par la seconde guerre mondiale, et punie par le terrible massacre que l’armée, la marine et l’aviation de la France libre ont poursuivi pendant trois semaines sans discontinuer.
Mais il n’y a plus rien à craindre pour elle : la paysannerie algérienne est soigneusement rangée au musée du souvenir.
[1] Voir la vidéo enregistrée le 3 avril dernier par la télévision algérienne : https://www.youtube.com/watch?v=ED599O-6wQ4
[2] Informations puisées dans l’article de Omar Bessaoud intitulé Le foncier rural en Algérie : de l’autogestion à la concession agricole (1962-2018), disponible à l’adresse suivante : https://pole-foncier.fr/wp-content/uploads/2020/12/cahier_du_pole_22_FINAL_Omar_Bessaoud.pdf
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