Image de la saisie du bateau israélien Galaxy Leader par les Houthis le 19 novembre 2023 |
Khaled Satour
Il y a ces jours-ci au Conseil de sécurité de l’ONU deux débats concomitants qui concernent deux questions liées l’une et l’autre à la paix et à la sécurité au Proche-Orient : la guerre génocidaire menée par Israël à Gaza et le blocus décrété par le mouvement yéménite « Ansar Allah » contre les navires approvisionnant Israël transitant par le détroit de Bab Al Mendeb.
La position annoncée et mise à exécution par les Houthis en Mer Rouge est discutable au regard du droit international mais elle n’est juridiquement et surtout moralement pas plus répréhensible que le soutien des États-Unis et de leurs plus proches alliés à la guerre menée par Israël contre la population de Gaza, bien au contraire. C’est une position de solidarité active avec le peuple palestinien, la seule qui ait été prise jusqu’à présent, si modestes que soient ses moyens de mise en œuvre.
Protéger un peuple ou « sécuriser » le commerce international ?
Elle questionne la communauté internationale sur la hiérarchie des urgences et des priorités auxquelles elle est disposée à répondre : doit-elle se mobiliser pour mettre un terme au génocide d’une population sous occupation martyrisée d’une manière ouverte par l’État occupant ou se préoccuper d’abord de la liberté et de la sécurité de la navigation commerciale ?
Le mérite de l’initiative houthie est de présenter cette alternative sous la forme d’une mise en demeure dont l’agressivité est cependant tempérée par les mobiles qui l’inspirent. Prenant acte de la paralysie de l’ONU, orchestrée par les États-Unis, face au génocide, les Houthis yéménites ont clairement fait savoir qu’ils cesseraient tout acte belliqueux dès que l’agression contre Gaza prendrait fin et que les secours pourraient être acheminés à sa population.
Ce faisant, ils fournissent une occasion de clarification des positions de chacun, de sorte qu’on a pu voir que ce sont les États complices du génocide qui sont le plus soucieux de la liberté de la navigation au point d’être disposés à ajouter la guerre à la guerre pour la défendre au détriment de l'obligation élémentaire qui leur est faite de protéger une population civile assiégée.
Mieux encore, ils démystifient le droit international en apportant la preuve qu’il est inopérant sur les deux plans où il est sollicité : pour que le génocide se poursuive à Gaza malgré la volonté de l’écrasante majorité des États, exprimée à l’assemblée générale de l’ONU, d’y mettre fin, les États-Unis ont constitué, en dehors du cadre des Nations-Unis, une coalition militaire chargée de faire partager aux Yéménites le sort des Gazaouis.
Autrement dit, pour s’opposer à ce qu’une guerre injuste prenne fin, ils sont prêts à en allumer une autre. Les menaces exprimées à ce propos au Conseil de sécurité par les États-Unis et la Grande-Bretagne l’indiquent assez.
Lorsqu’on examine les échanges auxquels donne lieu le débat ouvert au Conseil de sécurité sur la question de la circulation en Mer Rouge, on se rend compte sans surprise que c’est le spectacle d’un autre champ de bataille qui s’offre à nos yeux. Américains, Britanniques et Israéliens se revendiquent de la liberté du commerce et de la navigation et désignent l’Iran comme l’ennemi universel ayant inspiré l’initiative yéménite. La Chine et la Russie ont fait connaître leur lecture du conflit qui attribue la responsabilité de cette situation à l’agression israélienne à Gaza soutenue par les Américains. Et, bien qu’elles aient à souffrir elles-mêmes des perturbations causées à la navigation en Mer Rouge, elles laissent entendre par là qu’elles mettraient leur veto à toute résolution entérinant les intentions occidentales.
« Le commerce, c’est la guerre »
En arrière-plan, ces positionnements remettent sur le tapis le vieux débat relatif à la guerre et au commerce, dans les termes qui en ont été posés par l’idéologie libérale il y a près de trois cents ans. Montesquieu avait théorisé le premier la doctrine du « doux commerce » pacificateur des relations internationales et substitut à la guerre.
Benjamin Constant a soutenu à la même époque une thèse apparemment similaire en y introduisant une nuance de taille. Il considérait que la guerre était une « impulsion sauvage » alors que le commerce était un « calcul civilisé » mais qu’ils étaient l’une comme l’autre des procédés de puissance, « deux moyens différents d’arriver au même but, celui de posséder ce que l’on désire[1] ».
Dire que le commerce est dans cette vision le procédé permettant d’obtenir « de gré à gré » ce qu’on ne peut conquérir « par la force », c’est formuler une proposition parfaitement réversible qui donne comme aussi vrai le fait que la guerre est le recours permettant d’obtenir par la violence ce que le commerce s’avère incapable de procurer par la négociation. En résumé, la guerre et le commerce sont les moyens par lesquels on peut arriver à ses fins de gré ou de force.
Le 19e siècle colonial devait apporter la preuve de la solidarité des deux procédés. Les puissances occidentales ont recouru constamment à la « politique de la canonnière » pour imposer aux États du monde les échanges commerciaux qui servaient leurs intérêts. Rien ne le démontre mieux que les deux guerres de l’opium par lesquelles la Chine a été contrainte, contre sa volonté, d’importer cette substance dévastatrice à seule fin que la Grande Bretagne qui en était le plus grand producteur puisse équilibrer sa balance commerciale.
La preuve était donc apportée que le commerce n’était que la poursuite de la guerre par d’autres moyens.
De nos jours, l’illusion entretenue par des idéologues que, avec la fin de l’histoire, les États étaient définitivement passés au stade de la coopération pacifique mondialisée par le libre-échange, dont la doctrine de la « diplomatie économique » chère à Clinton fut une modalité, a fait long feu.
L’Ougandais Yash Tandon, qui s’est souvent retrouvé impliqué dans les négociations de son pays avec les puissances occidentales, l’affirme sans ambages : « le commerce, c’est la guerre[2] ». « Si l’on restreint la définition de la guerre à la violence organisée impliquant des armes à feu, affirme-t-il, alors bien entendu, il y a des différences cruciales, aussi bien dans la réalité que dans le droit, entre la guerre et le commerce. Mais en réalité le commerce tue de la même manière que les armes de destruction massive[3] ». Sous la conduite de l’OMC, qui est le seul organisme doté, à l’égal du Conseil de sécurité, du pouvoir d’imposer des sanctions, le commerce ne tue pas moins que la guerre. Il incite à l’exportation de matières premières au détriment de l’agriculture et des choix d’autosuffisance alimentaire et il fait encourir des sanctions qui privent les populations des produits de première nécessité. Les sanctions étant selon lui un acte de guerre, Tandon en déduit que le commerce qui en fournit l’occasion est tout entier un processus belliqueux.
La guerre en Mer Rouge pour pérenniser le massacre à Gaza
L’obstruction à laquelle se livrent les Houthis en Mer Rouge révèle donc chez eux une intuition remarquable qui va bien au-delà de leur engagement aux côtés de la cause palestinienne. D’une part, elle ramène le commerce à la dimension de la confrontation qui n’a jamais cessé d’être la sienne. D’autre part, elle met les puissances occidentales devant le choix entre l’intérêt qu’elles trouvent à soutenir une guerre locale d’extermination et celui qu’elles ont à voir l’avantageuse guerre commerciale planétaire qu’elles mènent contre les pays du Sud se poursuivre de façon feutrée.
Mais le problème est que ces puissances n’accepteront jamais d’être contraintes à choisir. Elles sont prêtes à utiliser leurs forces armées pour satisfaire l’un et l’autre de ces intérêts qu’elles jugent cyniquement d’importance égale : pérenniser le massacre à Gaza suscite chez eux aussi peu de scrupules que la perspective de colorer par le sang les eaux de la Mer Rouge.
A tout propos, l’équilibre conflictuel des relations entre les grandes puissances au sein de l’ONU fait échec aux solutions que dicte la raison. Et, dans cette affaire, il ne peut que nourrir chez les Occidentaux la tentation de susciter une guerre asymétrique afin de pouvoir en mener une autre à son terme.
Tel est l’état des relations internationales et de l’appréhension qui est faite des questions de paix et de sécurité. La guerre et le commerce, l’intérêt et la toute-puissance s'autorisent toutes les transgressions. La guerre génocidaire d’Israël contre les Palestiniens est l’occasion de voir évoluer les protagonistes de toutes les guerres croisées et plus ou moins déclarées qui se déroulent pour la prééminence et la domination. Dans l’écheveau des drames vécus, le critère de hiérarchisation ignore la priorité due à la lutte commune contre les crimes de masse qui sapent la civilisation humaine à son fondement.
Il est à craindre de ce fait que le groupe yéménite Ansar Allah ne soit qu’un outsider des relations internationales, ayant trop peu d’influence et de soutiens pour faire aboutir son initiative téméraire. Les autres Etats arabes ont décliné l’offre américaine de se joindre à leur coalition, à l’exception notable de Bahreïn. Leur neutralité libère cependant les mains des États-Unis. Ces États auraient disposé ensemble d’arguments beaucoup plus dissuasifs que ceux des Yéménites. Mais ils ont aussi des intérêts à ménager et pour ce faire des guerres insoupçonnables à mener, les uns contre les autres mais aussi contre leurs peuples respectifs.
[1] Benjamin Constant, De l’esprit de conquête et de l’usurpation, GF-Flammarion, 1986, p. 87.
[2] Yash Tandon, Le commerce c’est la guerre, CETIM, Genève, 2015.
[3] Propos rapportés par le site multinationales.org : https://multinationales.org/fr/actualites/yash-tandon-les-traites-de-libre-echange-sont-des-armes-de-destruction-massive
Merci Khaled pour cet éclairage qui nous rappelle brillamment combien la dichotomie guerre/commerce est une construction idéologique aux propriétés très anesthésiantes :)
RépondreSupprimerEt comme tu le fais remarquer dans ton billet suivant sur la résolution adopté le 10 janvier par le Conseil de sécurité des Nations Unies, ni la Chine ni la Russie n’ont finalement fait usage de leur droit de véto – un calcul sans doute pas étranger à leur politique respective en termes d'hégémonie. Le système onusien n'aboutit donc qu'à d'obscurs arbitrages et marchandages de l'horreur... Pas si neuf, mais néanmoins terrifiant.