La Cour internationale de justice rendra ce vendredi 26 janvier son ordonnance relative aux mesures conservatoires sollicitées par l’Afrique du Sud dans sa requête intentée contre Israël au titre de la convention sur le génocide.
Parmi les mesures détaillées dans la requête, l’Afrique du Sud a notamment demandé à la Cour d’ordonner à Israël de « suspendre immédiatement ses opérations militaires à et contre Gaza » et de veiller à ce que ses troupes n’entreprennent aucune « action visant à poursuivre les opérations militaires mentionnées ».
En réponse, Israël s’est contenté de plaider le rejet pur et simple de la demande de mesures conservatoires. Aussi bien, la Cour est-elle face à une alternative simple : ordonner tout ou partie des mesures demandées ou les rejeter. Dans ce dernier cas, et sans présumer du jugement qu’elle rendra sur la réalité du génocide, la Cour se rendrait coupable d’un véritable déni de justice au regard du crime de masse en cours à Gaza.
Il n’est pas douteux que les États occidentaux sont intervenus en coulisses pour influencer les juges et les dissuader d’intervenir sur le cours des événements. Les États-Unis sont coutumiers de ce genre d’interférences que le statut de la Cour autorise.
Le diktat américain sur la question palestinienne
Cette possibilité découle du fait que le droit international reste étroitement imbriqué dans les relations internationales, dont il a du mal à se désarrimer, car il puise sa source dans les conventions multilatérales et confond les États dans le double statut de législateurs et de sujets de droit.
Fondées sur l’adhésion souveraine des États, ce sont ces conventions multilatérales qui produisent la règle juridique et la juridiction internationale qui l’applique. De sorte que les États sont soumis à un droit dont ils sont les producteurs et que, en conséquence, ils considèrent qu’ils n’ont pas à s’y soumettre inconditionnellement. Ils estiment en effet qu’ils ne se dépouillent pas entièrement de leur souveraineté au profit de la règle conventionnelle et de la juridiction chargée de l’appliquer et qu’ils peuvent retirer à l’une et à l’autre à tout moment la « délégation » d’autorité qu’ils leur ont octroyée. L’ensemble des États cultivent en commun cette réticence à se soumettre à la compétence des juridictions internationales au gré de la politique juridique extérieure qu’ils se sont donnée et qui détermine leur conduite « en fonction de leurs propres objectifs, c’est-à-dire de leurs intérêts nationaux tels qu’ils les apprécient[1] ».
S’agissant en l’occurrence d’une affaire qui concerne Israël avec une forte implication des États-Unis à ses côtés, ces derniers ne sont donc certainement pas restés inactifs au cours des dernières semaines. On sait qu’ils sont déjà intervenus en sous-main auprès de la CIJ à deux reprises dans des affaires concernant la Palestine qui n’étaient pourtant soumises à la juridiction qu’au titre de ses attributions consultatives :
- Une première fois, lorsque l’assemblée générale des Nations-Unis avait demandé à la Cour en décembre 2003 un avis sur les « conséquences juridiques de l’édification d’un mur dans le Territoire palestinien occupé ». Washington avait fait valoir auprès de la CIJ que toute intervention de sa part dans le débat « ne ferait que rendre plus malaisé le processus de paix, suffisamment délicat et fragile par ailleurs ». Il était ainsi signifié au juge international que l’intrusion du droit dans cette affaire viendrait déranger le jeu des influences aussi sûrement qu’un chien qu’on introduirait dans un jeu de quilles. Une façon d’expliquer à la Cour qu’elle était sommée de ne pas se mêler de ce qui ne la regarde pas !
- Une seconde fois, beaucoup plus récemment, et alors que la Cour avait été saisie à titre consultatif en février 2023 pour se prononcer sur « les conséquences juridiques de la colonisation israélienne des territoires palestiniens, y compris Jérusalem-Est », les États-Unis lui ont communiqué un mémoire le 25 octobre dernier, alors que la campagne génocidaire d’Israël contre Gaza battait son plein, exigeant qu’elle s’abstienne de se prononcer sur la question.
Noyant une nouvelle fois le poisson indésirable du droit dans l’eau trouble des arrangements politiques, les Américains avertissaient d’abord les juges qu’il était malvenu pour eux de se prononcer « à la suite de l’horrible attaque terroriste perpétrée par le Hamas contre la population civile israélienne ». « Nous reconnaissons les aspirations légitimes du peuple palestinien, ajoutaient-ils, et nous soutenons des mesures égales de justice et de liberté pour les Israéliens et les Palestiniens. Mais, ne vous y trompez pas : le Hamas ne représente pas ces aspirations, et il n’offre rien d’autre au peuple palestinien que plus de terreur et d’effusion de sang. »
Critiquant ensuite les mémorandums présentés au titre de l’affaire par 57 États, le document américain s’alarmait du risque qu’il y avait à inciter « la Cour à substituer son arrêt à celui du Conseil de sécurité et de l’Assemblée générale, et à écarter des aspects fondamentaux du conflit israélo-palestinien[2] ».
Dit autrement, cette mise en garde faisait valoir un élément central de la politique juridique des États-Unis qui révèle le mépris dans lequel ils tiennent le droit qui aurait tendance à simplifier un peu trop à leur goût un problème complexe que seules les sinuosités des relations internationales et de leurs jeux d’influence sont en mesure de traiter.
Empêcher à tout prix un cessez-le feu à Gaza
Si les États-Unis ont déployé une telle énergie pour faire obstruction à de simples avis consultatifs sur la Palestine, on imagine ce qu’ils sont disposés à déployer comme influence pour s’opposer à toute décision rendue dans une procédure au contentieux contre Israël.
Les stratèges du département d’État doivent à cet égard être aussi pragmatiques que nous : ne se préoccupant guère pour l’instant du jugement au fond que la Cour rendra un jour sur l’action en génocide, ils sont dans l’immédiat autant acharnés à empêcher qu’une décision vienne imposer à Gaza un cessez-le-feu synonyme de défaite pour Israël que nous sommes nous-mêmes impatients de la voir ordonner la fin immédiate du massacre. Ils ont à leur disposition deux champs d’intervention :
- A titre préventif, ils ont les moyens de convaincre une majorité de juges de s’opposer à toute ordonnance de mesures conservatoires. La composition de la cour favorise une telle démarche : comme les cinq membres permanents du conseil de sécurité y sont représentés de plein droit, ils peuvent a priori compter sur le vote des juges américain, français et britannique. Les juges japonais, allemand, jamaïcain, australien et indien peuvent également être sensibles à leurs arguments mais aussi tout simplement vouloir prouver leur fidélité aux positions adoptées par leurs gouvernements respectifs. Une étude faite en 2004 affirme en effet que des preuves solides établissent que « (1) les juges favorisent l’État qui les nomme ; (2) les juges privilégient les États dont le niveau de richesse est proche de celui de leur propre État ; et (3) les juges favorisent les États dont le système politique est similaire à celui de leur propre État[3] ». Si le déterminisme décrit dans cette étude se vérifie, la majorité de 8 voix requise pour rejeter, au moins en partie, la demande de mesures conservatoires serait largement atteinte. Il reste cependant à espérer que l’intime conviction de ces juges prime sur leurs allégeances politiques. Mais c’est dire que la partie n’est pas gagnée.
- A posteriori, et en dernière extrémité si le lobbying préventif s’avérait vain, les États-Unis et les membres permanents qui leur sont alliés seront tentés de bloquer toute résolution du Conseil de sécurité préconisant l’exécution des mesures prises par la Cour.
Essentialisation
victimaire
On mesure à l’enjeu que représente ce stade préliminaire de l’instance engagée par l’Afrique du Sud à quel point ce procès est historique. Il s’attaque à toutes les représentations dominantes imposées par les Occidentaux depuis la fin de la 2e guerre mondiale. C’est un monde qui s’écroulerait si la Cour se prononçait contre Israël, et nul n’a mieux exprimé l’étendue du cataclysme qui se produirait que le nouveau ministre français des affaires étrangères, Stéphane Séjourné, lorsqu’il a affirmé la semaine dernière que « accuser l’État juif de génocide, c’est franchir un seuil moral ». Les termes de sa déclaration ont été soigneusement choisis : ce n’est pas un hasard s’il dénomme Israël l’« État juif » et que, supérieure au droit et aux faits qui le fondent, c’est à la « morale » qu’il en appelle, celle qui interdit que les Juifs, victimes du génocide européen dont ce continent ne s’est jamais remis, puissent être génocidaires.
Et d’ailleurs, le droit humanitaire ne puise-t-il pas sa source dans le génocide perpétré contre les Juifs ? La notion de crime contre l’humanité n’a-t-elle pas été définie pour la première fois dans le statut de Nuremberg par rapport aux seuls actes commis pendant la 2e guerre mondiale ? « L’assassinat, l’extermination, la réduction en esclavage, la déportation et tout acte inhumain commis contre toutes populations civiles avant ou pendant la guerre » qui étaient mentionnés comme actes constitutifs du crime contre l’humanité se référaient essentiellement aux exactions que les nazis ont fait subir aux Juifs.
Or, il subsiste, 80 ans plus tard, une essentialisation des Juifs en tant que victimes, couplée à une identification d’Israël à tous les Juifs, en dépit des nombreuses voix qui se sont élevées chez ces derniers à travers le monde pour dénoncer les massacres de Gaza. De sorte que les nations hégémoniques n’accepteront jamais que la juridiction suprême des Nations-unis assigne à ceux qui demeurent à leurs yeux les suppliciés d’hier la place de bourreaux d’aujourd’hui.
Un test historique pour le droit international
Nous allons donc à la Cour internationale de justice, à la suite de l’Afrique du Sud, en connaissance de tout cet arrière-plan. Et si nous suivons ce pays précisément, c’est parce qu’il a subi l’apartheid en tant qu’évolution naturelle, en tant que dégradation programmée, du système colonialiste qui en avait fait sa proie. Le génocide, dont on voit les hideuses manifestations actuelles en Palestine, est l’une des autres évolutions naturelles du processus colonial. Tant d’autres massacres de masse d’une égale intensité en ont résulté dans la longue histoire du pillage du monde auquel se sont livré les puissances occidentales et qui ne furent jamais reconnus ni punis comme tels.
Voilà les raisons pour lesquelles et l’esprit dans lequel nous nous mettons à la remorque de l’Afrique du Sud. Nous nous reconnaissons en elle et notre histoire se reconnaît en la sienne. Nous y allons pour faire subir au droit un test inédit et peut-être une mutation. Pour voir dans quelle mesure il est possible de l’extraire de la gangue idéologique dans laquelle il s’est enfermé, de cet universalisme européo-centré historiquement venu au monde alors que celui-ci se libérait du nazisme pour mieux resserrer son étreinte sur ses possessions coloniales ; au moment où on fêtait la libération en mai 1945 alors que la France résistante et triomphante massacrait 40.000 Algériens et s’apprêtait à faire subir le même sort à autant de Malgaches ; au moment où les Juifs libérés des camps allaient y faire entrer les Palestiniens pour 75 ans.
Car il n’est pas fortuit que l’universalisation des principes du droit ait été proclamée alors que la domination des peuples redoublait de férocité et d’ailleurs les règles qui leur ont donné corps se sont retranchées dans une abstraction que le déséquilibre de la représentation dans les institutions internationales a longtemps soustrait à l’épreuve de la réalité.
Il est donc faux de soutenir, comme le fait Edwy Plenel, que l’Afrique du Sud « reprend le flambeau » des « valeurs universalistes » dont se réclament l’Europe et les États-Unis pour en faire un meilleur usage[4] ou alors il nous faudrait admettre que la cause engagée devant la CIJ est perdue d’avance. Car ces valeurs sont ancrées dans l’acte fondateur de Nuremberg qui, insensible aux gémissements des peuples asservis par le colonialisme, allait servir de légitimation à la création d’Israël. Cette légitimation et le soutien sans faille au projet sioniste qui l’a prolongée jusqu’à ce jour sont les pièces maîtresses d’un pseudo-universalisme qui ne s’incarne pas dans un droit auquel seraient soumises toutes les nations, mais dans des États qui soumettent le droit à leur volonté et à leur vision du monde.
Le combat qui attend l’Afrique du Sud et tous ceux qui la soutiennent dans l’instance qu’elle a introduite devant la CIJ est de ce fait un combat contre « l’universel » et pour le droit, contre les « valeurs » et pour la justice.
[1] Guy de la Charrière, La politique juridique extérieure,1983, cité par Laurence Burgorgue-Larsen : Les États-Unis d’Amérique et la justice internationale Entre l’utilisation et l’instrumentalisation du droit international, 2018 https://hal.science/hal-01743486
[2] Voir l’article publié par l’Humanité, sous la plume d’Elizabeth Fleury et ayant pour titre Occupation israélienne, ce document confidentiel de Washington pour influencer la Cour internationale de justice, mis à jour le 11 janvier 2024 : https://www.humanite.fr/monde/etats-unis/occupation-israelienne-ce-document-confidentiel-de-washington-pour-influencer-la-cour-internationale-de-justice
[3] Étude menée par Eric A. Posner and Miguel de Figueiredo, Is the International Court of Justice Politically Biased? : https://escholarship.org/uc/item/35j504rg
[4] L’Afrique du Sud au secours de la Palestine : le renversement du monde, le 12 janvier sur Mediapart : https://www.mediapart.fr/journal/international/120124/l-afrique-du-sud-au-secours-de-la-palestine-le-renversement-du-monde
Et que dire du ministre des affaires étrangères de l'OLP qui s'est dit très satisfait des décisions de la CIJ; comme s'il demandait à TSHAL, l'armée criminelle d'Israël, de continuer au quotidien de tuer des centaines de ses propres compatriotes. Franchement, j'en perds mon latin. Aziz
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