lundi 4 décembre 2023

ENTRE L’OLP ET LE HAMAS, LES CHAISES MUSICALES DE LA TROISIÈME VOIE PALESTINIENNE

Rencontre entre Khaled Mechaal (Hamas) et Mahmoud Abbas en 2014


Khaled Satour

Cette réflexion m'a été inspirée par la lecture du texte d’Adam Shatz publié le 31 octobre par Orient XXI et intitulé « Gaza, Les pathologies de la violence[1] » et de la réponse que lui a faite le 8 novembre Abdaljawad Omar sous le titre «Les pathologies de l’espoir dans la guerre pour la Palestine[2] ». Elle prend surtout pour point de départ la réplique de A. Omar qui, se saisissant de l’approche faite par Shatz de la violence anticoloniale, tente de la dépasser en dessinant à grands traits les objectifs stratégiques qu’elle sert. A. Omar conteste une approche de la violence exercée par la résistance palestinienne le 7 octobre en tant que phénomène épuisant tout son sens dans ses seules modalités, supposées d'ailleurs sans aucune certitude, et relevant de ce fait d’un simple jugement fondé sur les critères de la « normalité » et de la « pathologie ».

Il relève que Shatz propose « trois grands énoncés polémiques : « les pathologies vengeresses » des Israéliens et des Palestiniens « reflétant les mêmes instincts primordiaux » ; une critique de « la "gauche décoloniale",  qu’il accuse de fermer les yeux sur les "crimes" commis par les colonisés et de se réjouir de manière puérile de la mort des civils » ; « l’utilisation d’analogies historiques » rapprochant les événements du 7 octobre avec « un épisode oublié de la guerre de libération algérienne : la bataille de Philippeville ».

Une négation de la rationalité de la violence révolutionnaire

A propos des événements de Skikda (ex. Philippeville) du 20 août 1955, Shatz écrit :

« Encerclé par l’armée française, craignant de perdre du terrain au profit des politiciens musulmans réformistes favorables à un règlement négocié, le Front de libération nationale (FLN) lança alors une attaque féroce dans la ville portuaire de Philippeville et ses environs. Des paysans armés de grenades, de couteaux, de gourdins, de haches et de fourches massacrèrent — parfois en les éventrant – 123 personnes, principalement des Européens, mais aussi un certain nombre de musulmans. Pour les Français, ces violences étaient purement gratuites, mais dans l’esprit des auteurs de ces actes, il s’agissait de venger les massacres à Sétif, Guelma et Kherrata de dizaines de milliers de musulmans par l’armée française, appuyée par des milices de colons, après les émeutes indépendantistes de mai 1945 ».

Réfutant la comparaison du 7 octobre avec le 20 août 1955, A. Omar réplique que « l’objectif principal de la bataille de Philippeville était de cibler les civils, et supposer que c’était l’objectif principal du 7 octobre revient à ignorer les faits ».

Dans cet échange d’interprétations, il est clair que Shatz n’invoque le 20 août algérien que pour appuyer la thèse de la vengeance qu’il développe à propos du 7 octobre, alors que A. Omar ne réfute la comparaison que pour écarter l’idée de vengeance à propos du 7 octobre. Moyennant quoi, tous les deux font une appréciation erronée des motifs et des enjeux du 20 octobre 1955 et retiennent en substance que l’insurrection visait les civils européens.

Or, cet accord sur le récit du 20 août constitue en lui-même une adhésion objective à la lecture coloniale de la violence révolutionnaire pendant la guerre d’Algérie mais aussi, potentiellement, une caution apportée par les deux auteurs à la lecture stigmatisante de la violence des colonisés que l'on applique actuellement selon les mêmes standards aux événements du 7 octobre. C’est dire que, en acceptant l’idée de Shatz selon laquelle l’ALN avait visé les civils, A. Omar, malgré ses dénégations, concède en creux que la grille de lecture vaut pour le 7 octobre.

On peut en effet observer que la surenchère actuelle focalisant sur un 7 octobre voué par le Hamas à des « atrocités contre les civils » est en train d’être gravée en temps réel dans le marbre de l’histoire et que cette version risque de n’en être plus jamais effacée, exactement de la même manière que l’histoire du 20 août 1955 demeure à jamais dans la mémoire sélective et révisionniste des Français celle du massacre de 123 civils européens.

C’est donc une erreur aux conséquences théoriques et pratiques graves que  A. Omar commet, préoccupé qu’il est de disculper les combattants palestiniens, en concédant que l’insurrection du 20 août était une attaque contre les civils.

Il est en effet contraire à la réalité et nuisible à la représentation des luttes de libération nationale de considérer que la violence mise en œuvre puisse être stratégiquement plus ou moins rationnelle dans un cas que dans l’autre.

L’instinct de vengeance primaire est absent de l’insurrection du 20 août autant que de l’attaque du 7 octobre. Mais, comme il n’existe un semblant d’accord entre les deux auteurs que sur les motivations du 20 août, A. Omar s’opposant à Shatz sur les motivations du 7 octobre, il nous faut d’abord examiner les éléments qui réfutent leur lecture sinon identique du moins convergente du 20 août.

La dimension stratégique de l’insurrection du 20 août 1955 

La seule part de vérité que l’on peut déceler dans l’affirmation de Shatz selon laquelle l’insurrection du 20 août avait pour moteur la volonté populaire de venger les massacres du 8 mai 1945, réside au mieux en ceci que c’était là un argument de mobilisation tout trouvé parmi d'autres pour le chef de la zone 2 de l’ALN, Zighout Youssef. On aurait pu supposer qu’il en fût autrement si les masses paysannes s’étaient révoltées de manière spontanée et anarchique. Tous les rapports de l’époque indiquent le contraire : l’initiative avait été prise par l’ALN et la population, sommairement armée, était rigoureusement encadrée par des djounouds dans les assauts qu’elle a lancés dans plusieurs villes de la région. Zighout poursuivait de ce fait un objectif stratégique lié à l’actualité de la lutte lancée le 1e novembre 1954 et non pas un dessein associé au passif sanglant de mai 1945. Sans qu’il soit nécessaire de s’attarder sur ce point qui a été suffisamment exploré par les historiens, il suffit de rappeler que, d’une part, il voulait remédier à l’isolement dans lequel se trouvait les combattants de la zone 2 dans un contexte où l’armée de libération n’était pas encore structurée au niveau national, que, d’autre part, l’armée d’occupation s’efforçait d’empêcher toute jonction que l’ALN tenterait avec des milieux influents de la population algérienne et que, enfin, les couches paysannes, dépossédés par la colonisation et potentiellement favorables à la lutte, échappaient encore à son encadrement. C’est ce statu quo, que le 1e novembre n’avait pas ébranlé, qu’il fallait faire évoluer. L’objectif de Zighout était en définitive foncièrement rationnel, à la fois militaire et politique.

Et cela devait se confirmer, dans l’exécution, par le fait que l’attaque contre les civils ne constituait pas l’essentiel de l’action qui ne les a visés qu’en tant que composante des centres de colonisation, agricoles et industriels (notamment la mine de pyrite d’El Hallia), alors qu’étaient visés simultanément les bases et cantonnements des forces de la répression : le camp militaire d’El Khroub et les locaux de la police de Skikda furent entre autres lieux le théâtre de combats acharnés.

C’est une insurrection contre la colonisation, civile et militaire, c’est-à-dire contre le système colonialiste dans son essence et dans sa logistique militaro-policière, qu’a connue le 20 août 1955. Les attaques ont été planifiées pour donner tout son sens à l’objectif de lutte armée de libération nationale. Et, si des civils européens en ont été victimes, ce fut au prix du sacrifice consenti au centuple par les masses algériennes. L’implication des deux populations civiles devait d’ailleurs porter le message que la guerre de libération ne pouvait être qu’une guerre totale, avec la certitude déjà acquise que l’ALN et le peuple n’avaient pas d’autre choix que d’être dans le même camp pour faire pièce à la solidarité organique existant entre les colons et l’armée française qu’avait illustrée la coordination entre les militaires et les milices civiles dans les exactions de mai 1945. S’il y a bien un lien entre les événements de 1945 et ceux d’août 1955, comme le soutient Shatz, il ne tient nullement du désir de vengeance mais de l’expérience tirée par la société et les combattants algériens.

Cette expérience ne laissait d’ailleurs aucun doute sur le fait que la répression colonialiste serait terrible et elle le fut (12.000 personnes massacrés, des villages et des douars entièrement rasés). Mais les historiens s’accordent à considérer que les objectifs de l’insurrection furent atteints. Comme le relève Gilbert Meynier, « désormais le peuple était solidaire d’une ALN qui avait gagné en prestige. Le FLN représentait légitimement le peuple ; et le mythe de l’intégration avait volé en éclat[3] ».

Telle est la juste appréciation des objectifs et des acquis de l’insurrection du 20 août qui nous permet de réfuter l’appréciation qui en est faite par Shatz et par A. Omar, l’un, par assimilation, dans sa volonté d’étayer sa thèse du mobile irrationnel de l’attaque du 7 octobre, et l’autre, par différentiation, dans son intention de soutenir le contraire.

Un déficit de sens historique

Tous deux pêchent ainsi par simplification et par un déficit commun de sens historique que dénote le fait qu’ils semblent s’accorder à dire que « la bataille de Philippeville » est « un épisode oublié de la guerre de libération algérienne ».

Pour en revenir à notre propos sur l’opération Déluge d’Al Aqsa, il convient de relever toute la différence qui existe entre les deux approches. Alors que celle de Shatz épuise son propos dans l’examen des mobiles, celle d’A. Omar tente de s’approfondir par l’exploration des aspects tactique et stratégique.

L’auteur est beaucoup plus affirmatif dans l’interprétation qu’il propose du dispositif tactique et ce, après avoir mis en doute la version israélienne de l’attaque qui la représente comme une expédition barbare dirigée contre les civils et qui est reprise sans recul critique par Shatz :

« Les informations disponibles, écrit-il, permettent de supposer que l’opération du 7 Octobre avait trois objectifs tactiques principaux : capturer des soldats israéliens en échange de prisonniers, obtenir des informations ou des armes à partir des nombreuses bases militaires israéliennes et faire en sorte qu’aucune force policière ou militaire ne puisse facilement nettoyer et reprendre l’enveloppe de Gaza (ce qu’elle ferait probablement en négociant les otages qu’elle détient dans les colonies situées à l’intérieur de l’enveloppe de Gaza) ».

S’agissant de l’aspect stratégique de l’opération, il s’inscrit en faux contre l’analyse résolument nihiliste de Shatz mais sans en tirer des perspectives suffisamment affirmées. Il écrit :

« Pourquoi une attaque contre le nerf principal d’Israël – sa dissuasion et sa puissance militaire – ne conduirait-elle pas à une leçon d’humilité qui pourrait ouvrir d’autres voies pour une nouvelle solution politique ? Si de telles perspectives semblent lointaines dans le feu de l’action et des intentions génocidaires d’Israël, c’est la bataille réelle sur le terrain qui décidera de l’avenir ».

Ainsi suggéré sur le mode interrogatif, l’enjeu stratégique évoqué est par ailleurs formulé d’une façon qui trahit l’hésitation de l’auteur entre le plan militaire et le plan politique. Et il est évident que le seul test d’évaluation qui vaille se situe au niveau politique : quel profit attendre de l’attaque qui soit suffisamment important pour que se justifient tant soit peu les sacrifices qu’elle ne pouvait manquer d’exiger de la population de Gaza ?

A. Omar effleure la réponse à cette question sans paraître vraiment s’en aviser dans un paragraphe précédent sa formulation : ayant exprimé le jugement sommaire qu’il porte sur l’insurrection du 20 août pour contester toute similitude qu’elle aurait avec le 7 octobre, il nuance son propos en écrivant plus loin que « l’une des conséquences les plus importantes de la bataille de Philippeville a été de mettre fin aux perspectives d’un mouvement de "troisième voie" qui liait les Arabes algériens aux colons français ».

Ce faisant, il restitue en partie à l’événement une dimension stratégique qu’il avait d’abord niée, même s’il laisse ainsi entendre que cette « conséquence » a été obtenue sans avoir été préalablement pensée, c’est-à-dire comme une prime fortuitement ajoutée à l’objectif recherché qui était selon lui de « viser les civils ». Mais, de toutes façons, il ne concède à l’insurrection du 20 août ce résultat stratégique que pour mieux opposer la conjoncture politique algérienne à la situation actuelle en Palestine puisqu’il ajoute : « En Palestine, cette troisième voie a pris fin il y a deux décennies, devenant une coalition très faible soutenue par quelques organisations de défense des droits de l’homme et des voix minoritaires en Israël ».

Et je crois que c’est là qu’il commet une erreur conséquente sur la situation palestinienne actuelle qui l’empêche d’apercevoir les enjeux politiques de l’opération du 7 octobre[4].

La 3e voie palestinienne : une menace en cours de réalisation avancée

Il existe en effet bel et bien en Palestine la menace, en cours de réalisation avancée, que le mouvement national succombe à une captation opérée par une troisième voie. Ce qui distingue cette problématique en Palestine par rapport aux précédents historiques des luttes de libération nationale, et notamment le précédent algérien, c’est que, d’une part, la résistance a semblé avoir conjuré ce risque relativement tôt lorsque le Fatah avait dégagé la cause palestinienne de la gangue stérile du conflit israélo-arabe en 1968, mais que, d’autre part, la trajectoire de la résistance qu’il a menée par la suite sous l’enseigne de l’OLP l’a conduit à partir de 1988[5] et surtout des accords d’Oslo de 1993 à un terrible reniement. 

Les accords de paix, précédés de la concession à Israël de 78% du territoire historique, ont en effet fourvoyé la résistance palestinienne dans un arrangement combinant à la fois le renoncement à la résistance et le retour sous la tutelle arabe, notamment celle de l’Égypte et de la Jordanie, dont les mobiles étaient de faire d’une Palestine pacifiée le prétexte et le point d’appui d’une stratégie de coopération économique régionale ayant Israël, avec sa technologie et sa puissance industrielle, pour pivot central.

Les accords d’Oslo ont doublement affaibli l’OLP :

- D’une part, en la reconnaissant comme l’unique représentant du peuple palestinien, Israël l’a isolée à la fois de la résistance intérieure qui avait été l’âme de la première intifada et des Palestiniens de la diaspora. Alors que cette même reconnaissance de l’OLP par l’ONU et la Ligue arabe en 1974 avait achevé de fermer la porte à toute troisième voie, sa confirmation par Tel Aviv allait au contraire entraîner dans une telle voie alternative l’organisation présidée par Arafat elle-même, débordée peu à peu par une résistance qui lui était extérieure. Israël a pu d’ailleurs compter sur les penchants monopolistiques de la direction de l’OLP rentrée de l’exil pour atteindre cet objectif. Après avoir offert aux Israéliens un désarmement du mouvement national empêchant tout retour à la résistance (en tournant la page de l’action violente et en s’engageant à sanctionner tout contrevenant), Yasser Arafat n’a pas hésité à abroger la charte palestinienne au prix d’un noyautage autoritaire du conseil national palestinien qui en a adopté les amendements en avril 1996. L’isolement du Fatah au sein de la résistance à laquelle il appartenait encore formellement fut consommé en 2005 lorsque Mahmoud Abbas conclut un cessez-le-feu avec Israël pour mettre fin à la seconde intifada. Le Hamas, le jihad Islamique ainsi que des factions de l’OLP ont alors résolu de poursuivre la lutte.  

- D’autre part, les accords d’Oslo ont été conçus par les Israéliens, qui ont largement imposé leurs vues, comme un instrument de neutralisation de la cause palestinienne en la dissolvant dans une perspective de coopération régionale avec les États arabes. A cet égard, alors qu’ils occultaient les questions politiques épineuses de la reconnaissance de l’État palestinien et de l’arrêt de la colonisation des territoires occupés, ces accords ont détaillé dans deux des protocoles économiques annexes qui les accompagnaient une vision d’un nouveau Moyen-Orient économique et financier qui semblait mieux faite pour appâter les oligarchies arabes de la région que pour satisfaire les revendications palestiniennes.

Oslo, prélude à la normalisation israélo-arabe

George Corm a parfaitement analysé cette duperie à laquelle les États les plus industrialisés du G7, la Ligue arabe et les pays islamiques étaient conviés à prendre part. Prenant pour prétexte le projet d’investir dans la bande de Gaza et en Cisjordanie, l’initiative avait pour dessein d’articuler une coopération israélo-arabe qui servirait les intérêts des États et rendrait irréversible la présence israélienne dans les territoires de 1967. De sorte que les accords d’Oslo furent le cheval de Troie d’une tentative de remodelage de la région qui anticipait, sur le plan économique, les plans que George W. Bush tenterait la décennie suivante d’imposer par la force des armes et dans une approche globale incluant le politique.

La frénésie qui s’était saisie à l’époque des milieux d’affaires est aujourd’hui oubliée. Mais il est bon de rappeler que toute une série de rencontres avaient été alors organisées dans une euphorie qui ne devait pas tarder à faire long feu : à la Banque mondiale à Washington, dans plusieurs capitales européennes ; mais aussi à Jérusalem où s’est tenue une « business conference » avec une forte participation arabe, au Maroc. Le célèbre forum de Davos lui-même devait accueillir Shimon Perez et Yasser Arafat, venus discuter business[6].

Ainsi, les accords d’Oslo n’ont pas seulement fait renier à l’OLP son engagement originel d’être le pôle dynamique de la résistance, ils ont converti ses instances dirigeantes en structures bureaucratiques chargées de garantir la « paix » nécessaire à la marche des affaires et de gérer la manne financière qu’elles recevaient en contrepartie de ses parrains arabes et occidentaux.

Parallèlement, le Hamas, issu des rangs des frères Musulmans, amorçait une trajectoire inverse qui devait le conduire de ses positions piétistes et attentistes initiales, qui lui avaient valu les faveurs d'Israël, à un engagement dans l’action armée amorcé à la faveur de la seconde intifada. Cédant à la suprématie de l’OLP, il devait ensuite accepter de s’intégrer dans le processus d’Oslo et de participer pour la première fois aux élections de 2006. Mais la victoire qu’il y a remportée devait paradoxalement le marginaliser définitivement, du fait du désaveu et du boycott des puissances occidentales qu’elle lui a valus en même temps que de la guerre civile dans laquelle elle l’a entraînée contre le Fatah[7].

Depuis lors, le nouveau paysage palestinien n’a fait que s’enraciner avec une division à la fois géographique et politique des deux principaux acteurs de la scène palestinienne : Gaza insurgée sous la férule du Hamas et la Cisjordanie livrée à la colonisation massive sous la supervision du gouvernement israélien et sous les yeux d’une Autorité palestinienne impuissante sinon complice.

La boussole qui indique habituellement dans des conflits analogues la position respective des deux protagonistes principaux et de la troisième voie alternative qui viendrait se mêler au jeu s’en est trouvée déréglée dans la mesure où c’est un véritable jeu de chaises musicales qui a fini par assigner aux deux organisations palestiniennes leurs places effectives.

Dans le même temps, la géopolitique régionale était elle-même profondément remaniée sous l’effet combinée de l’invasion de l’Irak et de la guerre syrienne qui ont redessiné les alliances nouées autour de la question palestinienne. Alors que les accords d’Oslo n’en finissaient pas d’étendre leurs effets « normalisateurs » aux États arabes qui appuyaient l’Autorité de Ramallah, notamment à la faveur des ralliements suscités par les accords d’Abraham, l’Iran s’affirmait dans son rôle de soutien au Hamas à Gaza en coordination avec l’ « axe de la résistance » animé essentiellement par le Hezbollah.

C’est à partir de cette géographie locale et régionale qu’on peut décrypter les intentions stratégiques de l’opération du 7 octobre. L’adhésion annoncée de l’Arabie Saoudite au processus de normalisation allait rompre l’équilibre existant entre les factions palestiniennes, favorisant d’une manière qui pouvait s’avérer décisive la troisième voie que l’OLP, à travers le Fatah qui y prédomine, avait fini par incarner, à rebours de son histoire militante. La cause palestinienne était sur le point de disparaître sur le terrain et dans une reconfiguration régionale défaitiste. En Cisjordanie, l’autonomie était appelée à se limiter à une auto-administration subordonnée à Israël sur un micro-territoire constamment rogné par la colonisation, alors qu’à Gaza une résistance résiduelle était contenue par des raids récurrents de l’armée israélienne en attendant l’éradication du Hamas et le nettoyage ethnique qui ne pouvait manquer de l’accompagner.

Le 7 octobre et la position intenable de l’Autorité palestinienne

Il n’est donc pas douteux que l’opération « Déluge d’al Aqsa » a été pensée pour aboutir à une redistribution générale des cartes aux différents niveaux où elles se répartissaient :

1°- Frapper Israël au cœur de son territoire par une action militaire qui constitue une première depuis 1948 afin d’attester que son invulnérabilité n’était qu’un mythe auquel avait souscrit le défaitisme arabe. Et, à cet égard, l’acharnement d’Israël à affirmer que l’attaque ne fut qu’une action terroriste visant à massacrer, violer et mutiler la population civile s’avère de moins en moins payant, en dépit de la propagande qui le soutient ;

2° - Provoquer par contagion, et devant l’ampleur de la répression, un sursaut de la résistance en Cisjordanie avec pour objectif primordial de susciter une dissidence au sein des appareils de l’Autorité palestinienne et une remise en cause des accords d’Oslo ;

3° - Entraver le processus de normalisation dans la région dont la source et la justification se trouvent précisément dans ces accords ;

4° - Last but not least, mettre en échec l’offensive terrestre de l’armée israélienne à Gaza pour réhabiliter les vertus de la résistance par les armes.

L’attaque du 7 octobre est de ce fait bel et bien, quoi qu’en pense A. Omar (pour ne rien dire de l’interprétation erronée de Shatz), une opération destinée à faire barrage à une troisième voie, telle que sa menace doit être comprise dans le contexte spécifique palestinien. Il s’agit de contrer le retour de l’OLP dans le giron de régimes arabes convertis à la normalisation tel qu’il s'est amorcé à la fin des années 1980, dans un mouvement qui a annulé le chemin parcouru par l’organisation de Yasser Arafat depuis 1968 quand elle s'était arrachée à la tutelle de régimes bravaches et velléitaires.

Le pari n’est pas gagné d’avance. Les critères définissant les intérêts stratégiques des États arabes semblent avoir été durablement modifiés par la multiplication des conflits et des enjeux des deux dernières décennies au cours desquelles la question palestinienne a perdu la place prépondérante qu’elle y occupait. Le Hamas n’arrive pas à faire oublier aux Égyptiens qu’il est issu des Frères Musulmans ni aux Syriens qu’il s’est opposé à eux pendant la guerre civile de la dernière décennie. La tiédeur des positions exprimées au sommet de Ryad le 11 novembre dernier, la tacite confiance maintenue à Israël par les États normalisateurs, en dépit des massacres qui se poursuivent à Gaza, et même la réserve d’un pays comme l’Algérie à l’égard du Hamas[8] sont autant d’indices que celui-ci a du mal à mobiliser autour de lui. Les États arabes semblent attendre que l’éviction de Netanyahu et de ses soutiens d’extrême-droite ramène au pouvoir des partis qui approuvent le projet américain de remettre en selle les accords d’Oslo et l’Autorité palestinienne. Ils ont définitivement décidé que leur intérêt était là et certainement pas dans une relance de la résistance à l’occupation.

Dans un tel contexte, le Hamas ne peut incarner à lui seul la résurrection de la résistance. Voilà pourquoi la partie se joue essentiellement en Palestine où l’OLP et surtout le Fatah qui la domine ne peuvent désormais continuer aussi facilement à enfoncer la tête dans le sable.


[2] Publié d’abord en anglais sur mondoweis sous le titre Hopeful pathologies in the war for Palestine: a reply to Adam Shatz. La traduction française est accessible sur le site d’Algeria Watch : https://algeria-watch.org/?p=89687

[3] Gilbert Meynier, Histoire intérieure du FLN, 1954-1962, Paris, Fayard, 2002, p. 281.

[4] Il convient de préciser à ce stade de la réflexion que j’entends ici le concept polysémique de troisième voie par référence à l’option prise depuis 1968 par l’OLP de mener une résistance armée contre Israël mais aussi à partir de la conviction que la cause palestinienne n’a pas d’autre choix si elle veut se réaliser en État indépendant. Dès lors, la 3e voie est celle qui fournirait à Israël le partenaire palestinien susceptible de faire échec à cet objectif. Sur un plan plus global, se pose la question de la forme de réalisation de cet objectif (solution à deux États ou État démocratique sur l’ensemble de la Palestine historique) que je n’aborderai pas. Aussi bien, ne discuterai-je pas l’approche faite par Edward W. Said sous le titre Israël-Palestine, une troisième voie. Voir le Monde diplomatique d’août 1998 : https://www.monde-diplomatique.fr/1998/08/SAID/3925

[5] Le 15 novembre 1988 à Alger, Yasser Arafat annonçait la création de l’État palestinien sur 18% du territoire historique, avec Jérusalem pour capitale, ce qui constituait une reconnaissance d’Israël. Ce fut le préliminaire aux accords d’Oslo.

[6] Georges Corm, Le Proche-Orient éclaté, T. 2, 1956-2012, Gallimard, 2012, pp. 762 et s.

[7] Sur la trajectoire du Hamas, lire l’entretien avec Tareq Baconi publié par le site contretemps le 23 novembre 2023 sous le titre Le Hamas dans le mouvement national palestinien : une mise en perspective historique.

https://www.contretemps.eu/hamas-mouvement-national-palestinien-historique/?fbclid=IwAR0JAZyicFkkkbdWPjX4362vdknzCU9VQFJDy2pE843UDS2BsSR0sBKlIOg

[8] L’interdiction signifiée le 28 novembre à Abderrazak Makri, ancien leader du MSP, parti algérien de la mouvance Frères Musulmans, de quitter le territoire algérien pour se rendre auprès des chefs politiques du Hamas à Doha, en est un indice très significatif. https://www.jeuneafrique.com/1510461/politique/en-algerie-interdiction-de-sortie-du-territoire-pour-abderrazak-makri/


 

2 commentaires:

  1. Mess el khir M. Satour, Vôtre article est très intéressant. Je vous demanderai cependant de ne pas polluer le valeureux Hamas palestinien par hacha men yesma3 une organisation fantoche algérienne et l'énergumène qui la présidé. De grâce !!! Ceci dit vos contributions sont brillantes, même si parfois dans les précédentes on décèle un "defaitisme. À l'inverse celle d'aujourd'hui est, sans verser dans la propagande béate, pleinement positive. Merci M. Satour. Djamel

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    1. Du pessimisme peut-être, de l'exaspération parfois. Mais du défaitisme, non.

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