mercredi 8 mars 2023

8-MARS : FEMMES ASSERVIES, SOCIÉTÉ OPPRIMÉE


 Khaled Satour

La société algérienne demeure écrasée sous le poids des hiérarchies que la révolution nationale n’a pas abolies, bien au contraire puisqu’elle en a ajouté d’autres qui les perpétuent. La France avait beaucoup joué sur les féodalités traditionnelles, d’essence patrimoniale et patriarcale, pour brider les tentatives faites pour s’extraire du colonialisme, notamment celles qui ont très tôt porté les masses paysannes à l’insurrection

Soixante ans après l’indépendance, il est un bastion de la féodalité qui demeure inexpugnable : le statut de relégation dans lequel sont maintenues les femmes. Si l’attachement au statut personnel de droit musulman a été pendant la période coloniale une ressource dans laquelle la société a puisé pour mieux rejeter les attaques contre son identité et préserver sa combativité, il est devenu depuis l’indépendance une prison dans laquelle les femmes sont cloitrées.

Elles y sont réduites, au sein de la famille, à un statut d’infériorité qui constitue la matrice de leur asservissement dans tous les domaines de la vie sociale.

Deux notions, puisées dans le droit musulman, maintiennent les femmes dans cet état de dépendance et de subordination, malgré la réforme du code de la famille adoptée en février 2005 : il s’agit de la ‘isma et du nushuz dont nous verrons qu’ils se reproduisent à l’échelle de l’ensemble des rapports sociaux et politiques.

La souveraineté matrimoniale de l’époux…

La ‘isma est l’affirmation d’une sorte de « souveraineté matrimoniale » (on la traduit parfois par « puissance matrimoniale ») de l’époux qui, en dépit de la forme contractuelle du mariage, lui attribue exclusivement le pouvoir de faire et de défaire l’union. Elle se manifeste concrètement à l’occasion  du divorce qui demeure marqué par ce qu’il est à l’origine, c’est-à-dire une répudiation unilatérale. C’est le mari qui décide du divorce et sa volonté ne peut être entravée par le juge qui n’a pas d’autre choix que de la constater et de l’entériner. Dans certaines législations orientales, notamment en Egypte, la loi admet qu’un contrat préalable au mariage délègue la ‘isma à la femme qui pourra dès lors éventuellement divorcer par sa seule volonté. Cependant, l’idée même de délégation indique que le mari demeure le souverain en titre puisqu’il délègue par contrat une prérogative qui lui appartient par essence et qu’il peut reprendre s’il le souhaite.

En Algérie, cette prérogative ne peut pas faire l’objet d’une telle délégation. Cependant, une double atténuation de ce pouvoir inconditionnel et exclusif a été introduite par la réforme de 2005 : d’une part, le divorce par la volonté de l’époux (article 48) donne lieu à indemnisation de l’épouse lorsque le juge estime qu’il est abusif (article 52) et d’autre part l’épouse peut se séparer de son conjoint « sans l’accord de ce dernier » moyennant le versement d’une compensation (divorce « khol’a » de l’article 54). Le divorce ainsi organisé traduit certes une volonté d’attribuer à l’épouse une latitude qui ferait pendant au divorce par la volonté unilatérale de l’époux. Mais, en réalité, ce semblant d’équilibre théorique est anéanti par les réalités sociologiques qui imposent la dépendance de l’épouse sur le plan économique (notamment dans les classes populaires) et la feront réfléchir à deux fois avant de choisir la liberté, d’autant qu’elle renoncera simultanément aux quelques prestations qui lui sont dues et qu’elle hérite le plus souvent de la garde des enfants. La notion de ‘isma, que le code ne mentionne pas expressément, mais dont le juge fait un usage systématique fait de l’ombre aux timides tentatives de réforme entreprises à ce jour.

… Et l’absolue humilité de l’épouse

La seconde notion, celle de nushuz, explicite les conséquences de la première et donne à la charge de servitude dont elle est porteuse pour l’épouse toute sa mesure. Le nushuz est un comportement qui peut être reproché, selon l’article 55 du code, aux deux époux, en tant que manquement aux obligations du mariage. Mais c’est un concept tiré du Coran qui caractérise, dans sa littéralité, le seul comportement de l’épouse. Laissé à l’appréciation de l’époux souverain, il l’autorise à faire application de sanctions disciplinaires contre sa femme selon une gradation qui va du simple sermon à la correction physique en passant par l’abstention sexuelle. Il est détaillé par de nombreux hadiths dont l’authenticité est plus que douteuse, quoi qu’en disent Boukhari et Muslim. Et comme l’article 222 du code de la famille dispose que, dans le silence de la loi, on recourt à la charia, c’est une culture dérivée de ces multiples textes qui continue à travailler les mentalités. Et il est remarquable que les hadiths insistent sur le fait que ces sanctions doivent être appliquées dans le strict huis clos conjugal, l’époux étant tenu de dissimuler aux tiers le différend et le remède qu’il y apporte. Cette intimité disciplinaire est l’une des causes de l’indifférence de la société à la violence domestique et du refus des autorités de police d’accueillir les plaintes de celles qui en sont victimes.

Le nushuz concentre tous les clichés qu’on applique aux femmes. Il est défini comme un comportement présomptueux, hautain, orgueilleux que l’épouse oppose à son conjoint. En lui se résume la rébellion de la femme tant redoutée. Il représente l’exact opposé du comportement qu’on lui prescrit, fait d’obéissance et d’absolue humilité dans les relations de couple. Le nushuz est l’objet, dans la relation privée, de la même réprobation que le tabarruj qui définit l'attitude hautaine et l'habillement hétérodoxe et provoquant que la femme s'aviserait à arborer dans le domaine public (dont l’accès lui est d’ailleurs interdit sans l’autorisation de l’époux). Les cas de nushuz mentionnés par la doctrine rendent compte à eux seuls de la censure que la femme doit s’imposer : l’amoralité qui résulterait d’une éducation par trop permissive ; la contestation du statut supérieur de son époux et la désobéissance à ses volontés ; sa fréquentation de personnes qui l’incitent à cette désobéissance ; sa conscience excessive d’une supériorité d’origine sociale ou de sa supériorité intellectuelle sur son compagnon et la présomption qu’elle en tire ; sa sensibilité au discours sur la libération de la femme et l’égalité des sexes ; son absence de compréhension de la sensibilité personnelle et des besoins particuliers de son époux.

Des dissonances sociales réduites au silence

En somme, l’épouse doit « s’écraser » et rendre invisibles et indésirables ses qualités et aspirations les plus légitimes pour n’être que l’ombre de son époux, non pas par amour ou par un dévouement librement consenti mais par obligation prétendument dictée par le législateur divin, imposée en réalité par une domination patriarcale séculaire.

J’ai souvent critiqué dans les écrits que j’ai consacrés au Hirak sa focalisation sur des revendications désincarnées qui étaient destinées à soulever l’enthousiasme du peuple et à satisfaire le besoin qu’il avait de crier une colère longtemps retenue à la face des dirigeants. Certains avaient affirmé un peu hâtivement que le pouvoir était « cerné par la société » et finirait par reculer. Il serait trop facile de dire rétrospectivement qu’ils avaient tort.

Mais c’est en temps réel que l’on pouvait faire le constat de l’absence de la société et de ses vitalités multiples dans la revendication. La société n’est pas une entité abstraite dévouée à un intérêt général consensuel qui aurait l’intemporalité d’idéaux démocratiques universels. La société est un équilibre instable d’intérêts collectifs antagoniques dans lequel, derrière la convergence conjoncturelle des volontés, s’agitent des intérêts dont le rapport de force doit s’exprimer. Le Hirak ne pouvait réussir une « révolution » de tous, unis contre le régime. L’unanimité des objectifs était vouée, même en cas de succès, à révéler, après décantation, une stratification sociale intacte, comme l’a si bien montré la « révolution » tunisienne : la superstructure policière de Ben Ali et ses soutiens libéraux demeurent à la manœuvre sous la figure de Kais Saied.

Peut-être en serait-il allé différemment si les dissonances sociales, réprimées sans concession par les porte-voix du Hirak, avaient faussé l’harmonie de la chorale démocrate-libérale. Les classes populaires auraient alors au moins fait entendre leur spécificité. Et, à défaut d’une révolution achevée dont les prérequis n’étaient peut-être pas réunis, l’« Algérie nouvelle » de Abdelmadjid Tebboune n’aurait pas osé proposer aux plus défavorisés, en guise d'obole, de maigres allocations pour réduire les chômeurs au silence, ni menacer les syndicats de leur retirer le droit de grève. On aurait pu renouer, dans un contexte historique inédit, avec la passion de la justice sociale des années 1960 que les élites néo-féodales ont progressivement refroidie.

Un champ d’expérimentation

Et puis surtout, pour en revenir à mon propos, la petite bourgeoisie qui a parlé plus haut que tout le monde n’aurait pas dû faire taire les quelques voix qui s’étaient exprimées au nom des droits des femmes. On peut d’autant plus lui reprocher de l’avoir fait qu’en la matière les classes populaires demeurent pour l’essentiel sur des positions régressives. Sans doute ses composantes « modernistes » estimaient-elles qu’elles étaient « par élection » féministes et que cette question ne les concernait pas, alors que ses composantes islamistes étaient quant à elles intéressées par un statu quo aggravé. Les femmes auront donc fait les frais d’une connivence objective inavouée !

Pourtant, rien ne s’applique mieux aux dérives autoritaires du pouvoir que ces deux concepts de ‘isma et de nushuz que je viens d’aborder. Les gouvernants n’ont fait que reproduire à l’échelle du pays tout entier les rapports féodaux qu’ils ont institués dans le mariage. Ils imposent leur pouvoir sans partage aux citoyens dont la moindre contestation, la moindre velléité de protester de leur dignité sont réprimées comme subversives, comme une atteinte à la patrie égale en audace et en gravité à une rébellion contre la loi divine. Le code de la famille est ainsi le champ d’expérimentation de la stratégie d’étouffement des libertés publiques. D’une part en effet l’asservissement des femmes dans la famille, grâce à l’immobilisme d’un droit inspiré de l’islam, est un moyen de reproduction de la société à l’identique. Et d’autre part, se justifiant par la volonté divine, il renforce la croyance commune analysée par le psychologue social Melvin Lerner que le monde est juste, ce qui suggère que, si les femmes en sont les victimes, c’est parce qu’elles l’ont mérité par leur nature et par leur comportement. Cette tendance à dénigrer la victime, produit d’une stratégie d’évitement de toute réalité discordante, élargit tout naturellement sa cible aux protestataires de toutes sortes, suscitant, comme c’est le cas actuellement, des vocations de patriotes intransigeants soutenant la répression sans états d’âme. Une preuve de plus que la famille est la cellule de base de la société !

L’emprise patriarcale exercée sur les femmes algériennes est donc l’un des nœuds gordiens qu’il faut trancher pour que la société s’émancipe. Sa désignation, sa révélation aux consciences serviraient toutes les autres causes nationales. C’est une donnée indétachable des luttes sociales contre la domination car de même que ce sont les classes le plus paupérisées qui subissent le despotisme du régime, ce sont les femmes les plus démunies qui subissent la suprématie masculine. Le féminisme en Algérie peut s'inspirer des relectures qu'en a faites la pensée décoloniale dans les pays du Sud et échapper ainsi à la malédiction qui s’attache dans les esprits à l’idéologie occidentale. La dignité qu’il revendique est pour les femmes algériennes une question de survie et pour la société un gage vital d’avenir.

2 commentaires:

  1. Dans votre remarquable article, très pédagogique, le 8 Mars est abordé sous un autre angle, ce qui nous change des sempiternelles analyses qu'on nous ressasse chaque année sans grande conviction. L'asservissement des femmes algériennes à des origines culturelles et cultuelles, mais le coup de grâce a été donné par l'infâme code de la famille qui a honteusement légalisé par les textes son statut de mineure à vie. Tous mes respects. Kahina Benrabia

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  2. Alors que sur les réseaux sociaux les algériennes racontent leur grand enthousiasme suite à l'annonce historique, ce 8 Mars, du président de la république de son intention de protéger les tenues traditionnelles des femmes algériennes, vous, vous avez choisi une autre voie pour sauver l'honneur de ces mêmes algériennes, à travers votre excellente et iconoclaste analyse qui demande, au demeurant, un peu de réflexion, chose que les internautes algériens ont horreur de faire de peur de consommer le moindre neurone. Recevez monsieur mes salutations les plus respectueuses. Drifa.

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