Khaled Satour
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Yennayer est une fête traditionnelle que ma grand-mère m’avait fait aimer. Elle m’est devenue insupportable depuis qu’elle est célébrée sous les auspices d’un pharaon égyptien qu’on nous donne pour un ancêtre.
Cet intrus est la pièce venue compléter un kit qui comprenait déjà le peuple « amazigh » et la terre de « Tamazgha ». L’élaboration de chacun de ces éléments et leur assemblage en panoplie se sont effectués il y a une quarantaine d’années mais avec une portée rétroactive vertigineuse qui, sautant par-dessus trois mille ans d’histoire, n’avait pas d’autre mobile que d’assigner à l’Afrique du Nord, et donc à l'Algérie, une prime origine qui découragerait par la profondeur de son passé toute prétention à l’antériorité que serait tenté de lui opposer un autre récit anthropologique, mais aussi une continuité inaltérable qui servirait de fil conducteur au récit historique.
L’identité de l’identique
Ceux qui connaissent l’énigme du bateau de Thésée comprendront mon propos. Le héros de la mythologie grecque avait sillonné les océans à bord de son invincible vaisseau. Subissant régulièrement les gros grains et heurtant souvent les hauts-fonds, celui-ci devait sans cesse être mis en cale sèche pour que ses planches soient changées, au point que, à terme, il ne comportait plus aucune poutre, aucun écrou d’origine. Au fil des ans, tandis que le vaisseau continuait à voguer à travers mers et océans, les planches d’origine se sont accumulées dans l’atelier au point qu’il était possible de reconstituer le vaisseau d’origine.
Il faut être, à l’image des
identitaires algériens de tout poil, un partisan aveugle de l’identité de l’identique
pour considérer que le bateau reconstitué en cale sèche est le vrai vaisseau de Thésée. Pour
moi, le seul vaisseau de Thésée qui compte est celui qui n’a pas cessé de naviguer,
avec toutes les pièces rapportées qui lui permettent encore de tenir les caps. Le
semblant d’embarcation restauré en cale sèche n’aurait jamais pu prendre la mer,
quelles que puissent être les qualités du capitaine qui se serait avisé de la
remettre à flots.
Le bateau de Thésée (l’original aussi bien que la version rénovée) est un mythe dont le soubassement historique n’intéresse personne. Pour cette raison, l’énigme n’a jamais provoqué d’empoignades violentes et ne sert plus guère aujourd’hui qu’à des démonstrations pédagogiques de pure logique. On ne peut en revanche appliquer sans conséquences à l’Algérie la métaphore de l’illustre vaisseau. Le pays est à la fois réel dans son actualité et dans son histoire. Or, l’actualité est l’otage des représentations politiques et l’histoire, lorsqu’elle remonte le temps, se heurte aux limites des sources scripturaires et des découvertes archéologiques, et renonce à atteindre la genèse. Celle-ci n’est accessible qu’à l’idéologie qui est le pendant moderne de la mythologie. En toute chose d’ailleurs la genèse est inaccessible et, quand on décide de la décréter à tout prix, on n’a pas d’autre choix que de verser dans l’imposture.
L’ancêtre absolu contre les aïeux
L’invention de Sheshong (ou Shishnakh) et de son calendrier de trois mille ans relève d’un tel choix. Les Berbères se reconnaissaient déjà tout un assortiment d’ancêtres, réels ou mythiques, par lesquels ils avaient toujours différencié leurs appartenances tribales. Mais voilà que, surgi sans prévenir des eaux du Nil, tel le monstre bondissant des profondeurs du Loch Ness, le pharaon est venu brûler la politesse aux patriarches en squattant l’an zéro d’un temps qui continuerait à se décompter en son nom jusqu’à nos jours.
En lui se totaliseraient ainsi toutes nos ancestralités puisque non seulement il annexerait notre temporalité tout entière mais il unifierait sous sa symbolique tout l’espace de la berbérité, rebaptisé en « Tamazgha ». De sorte que nous serions sans distinction, depuis trois mille ans et de Sidi Ifni à Benghazi sans escale, les rejetons d’une même lignée que n’aurait infiltrée aucun sang impur. Quel autre ancêtre connu serait de taille à fractionner cette unité ? Aucun ne ferait le poids ni en termes d’antériorité ni en termes de rayonnement territorial. Ce pharaon serait l’ancêtre berbère absolu alors même que, loin d’être l’éclaireur qui se serait dévoué à ouvrir cette terre à sa descendance, il ne fut que le légataire de son propre aïeul qui avait tourné le dos à la Berbérie afin de préparer sa progéniture à guerroyer en Orient.
Nous avons là une entreprise de mystification qui résume à elle-seule le malaise identitaire algérien dont les enjeux, dédaignant le passé tel qu’il nous a été transmis dans sa continuité et ses ruptures, nous dépossèdent de notre présent en nous enfermant dans l’obsession de l'origine. L’ancêtre absolu du calendrier berbère a été inventé pour réduire les aïeux au silence, eux qui, au fil des générations, dans le récit qu’ils nous ont fait des heurs et malheurs qu’ils ont vécus, n’ont jamais prononcé son nom et ont toujours imputé les fêtes et les traditions qu’ils perpétuaient à leur seul génie du labeur, de la résistance et de la créativité.
Et cette défaite des aïeux face à l’ancêtre, si nous devions nous y résigner, ne signerait pas seulement la déconfiture de la mémoire, vaincue par le fantasme. Amazighs à l’identique pour l’éternité et sur toutes les portions de « Tamazgha », nous n’aurions plus d’histoire. Nous serions condamnés à une authenticité virginale, « une essence pure qui aurait traversé les siècles sans subir d’altération », selon la formule heureuse de Yassine Temlali[1].
Le berbérisme aura dégringolé, en l’espace de quelques décennies, d’une revendication culturelle porteuse d’avenir à une absurdité passéiste frisant le suprématisme et vivant de la mendicité généalogique.
[1] La genèse de la Kabylie, Aux origines de l’affirmation berbère en Algérie (1830-1962), La Découverte, Paris, 2016.
Taper sur les berbéristes-qui défendent pacifiquement leur culture- est tellement facile pour vous alors que vous êtes bizarrement silencieux au sujet des islamistes d'Algérie et d'ailleurs. Les souffrances des Iraniennes ou des Afghanes, par exemple, n'intéressent (j'ai bien parcouru votre blog) en rien vos supputations intellectuelles, a moins que inconsciemment, voire plus, vous approuviez l'idéologie de leurs bourreaux. Sans rancune. Radia d'Alger.
RépondreSupprimerBravo pour cette démonstration de grande facture intellectuelle.La virulence du précédent commentaire prouve que vous avez vu juste sans pour autant sombrer dans le dénigrement, ce qui est tout à votre honneur. Vos articles gagneraient à être mieux connus car ils insufflent une pensée brillante à mille lieux du ide putride marigot médiatique dans lequel baigne l'Algérie. Naamani Madjid.
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