Khaled Satour
https://www.facebook.com/people/Khaled-Satour/100084840822792/
Je suis d’accord avec ce qu’écrit le journaliste Saïd Djaffar dans la tribune publiée sur le site de Maghreb Emergent en soutien d’El Kadi Ihsane[1]. Il n’y a rien de plus détestable que les attaques dont celui-ci est la cible et que son collègue dénonce à juste titre comme provenant, selon ses termes, « de ceux-là même qui jouent aux petits procureurs, qui lui reprochent tantôt d’être un gauchiste, un libéral ou un islamiste, ou encore un makhzénien, lui qui a toujours défendu le droit des Sahraouis à l’autodétermination ». D’autant que ces attaques sont lancées à un moment où l’intéressé est entre les mains de la Sécurité intérieure, venue le cueillir à son domicile dans la nuit du 23 au 24 décembre, en violation de la loi qui interdit les arrestations nocturnes, sauf en cas d’exceptions bien déterminées auxquelles son cas ne peut être assimilé de bonne foi.
La feuille de vigne des « patriotes »
Je n’adhère pas aux termes de la pétition signée pour exiger la libération d’El Kadi[2] pour une seule raison qui relève de l’analyse et non pas de l’opinion que je me fais des procédés de harcèlement mis en œuvre contre lui. Et je pense qu’il faut en toute circonstances préserver sa capacité d’analyse. Je ne crois pas en effet que, comme l’énonce la pétition, El Kadi Ihsane et Radio M constituent « le dernier bastion de la parole plurielle et du débat d’idées libre ». Outre que je trouve cette affirmation quelque peu grandiloquente, j’y vois une contradiction dans les termes : lorsque la parole n’émane plus que d’un seul bastion assiégé, elle a forcément cessé d’être plurielle et, en conséquence, il y a belle lurette que le débat libre a cessé d’exister.
Mais plus forte encore est chez moi l’aversion nourrie à l’endroit de ceux qui diffament El Kadi au nom d’un pseudo « patriotisme » dont ils s’arrogent l’exclusivité. Je ne conçois pas qu’on réduise la patrie aux coteries qui se sont structurés pour la régenter par la toute-puissance qu'ils ont conférée à leur bon vouloir depuis les premières heures où elle s’est affranchie de la domination étrangère. Ces groupes dirigeants ne sont pas les juges infaillibles de l’intérêt national, ils ont mené le pays à assez de catastrophes qui en attestent. Et, en tout état de cause, ces nouveaux « patriotes » ne peuvent tirer un quelconque mérite du soutien aveugle qu’ils leur apportent que si toute liberté est laissée à d’autres de les contester. Cette liberté tient lieu à ces « patriotes autoproclamés » de feuille de vigne, d’ultime présomption de dignité. Lorsqu’elle aura fini d’être anéantie, personne ne verra plus en eux autre chose que des courtisans.
Ceci étant dit, le traitement réservé à El Kadi Ihsane soulève quelques questionnements. Inutile de s’attarder sur sa légalité : les magistrats trouveront dans l’auberge espagnole qu’est devenu le code pénal le maquillage nécessaire à son incrimination. Mettons-nous donc pour une fois au diapason du régime et évitons de nous encombrer de questions de droit. Les seules interrogations qui vaillent sont les suivantes : qu’a bien pu écrire Ihsane El Kadi de si terrible en ces derniers jours de décembre pour que les forces de sécurité aient tenu absolument vendredi dernier à lui mettre la main dessus avant que le jour ne se lève ? Quelle est cette urgence qui a fait que des personnalités haut placés, et non seulement leurs exécutants, ont dû passer à cette fin une nuit aussi blafarde que la sienne ?
Le journaliste avait-il semé l’épouvante dans les rangs du pouvoir, frappé le pays au cœur de ses institutions et suspendu au-dessus de la tête des dirigeants une menace qu’il fallait faire cesser sans attendre ?
Il est vrai que dans le tweet qu’il avait publié quelques heures plus tôt il démentait sur un ton provoquant le président Tebboune qui venait d’annoncer que l’État avait récupéré la somme de 20 milliards de dollars sur les avoirs des oligarques que la justice poursuit pour corruption. « Comment peut-on oser dire quelque chose d'aussi mathématiquement grossier à des citoyens réputés les mieux scolarisés en Afrique ? », s’était exclamé le journaliste (rendant au passage, au regard du contexte, un hommage quelque peu baroque à la politique publique d’instruction).
Mais ce tweet n’était que la goutte d'eau qui faisait déborder le vase qu’il s’était attelé à remplir quelques jours plus tôt en pesant les termes d’une analyse publiée le 17 décembre[3]. Au premier abord, cet écrit paraissait délivrer une interprétation aussi orthodoxe que possible des conflits qui secouent la sphère du pouvoir.
Car El Kadi s’évertue depuis longtemps à perpétuer la lignée de ces analystes dont l’approche du pouvoir algérien s’effectue par l’auscultation inquiète de ses équilibres internes. Il est de ceux qui se préoccupent de la stabilité du régime, instruits qu’ils sont des conséquences ravageuses que peut entraîner pour le pays tout entier le moindre coup de grain essuyé par le landernau. Ceux-là restent convaincus que le régime ne s’assure une assise confortable que lorsqu’il arrive à reposer harmonieusement sur le trépied qui le supporte : la présidence, l’état-major et les services de sécurité rattachés à l’armée.
Les mauvais points décernés au président
Aussi bien le journaliste estimait-il, dans ce dernier article, que, à l’heure où la question de son éligibilité à un second mandat commence à se poser, le président Tebboune avait pour atout la sagesse qui l’a dissuadé de contester la tutelle de l’état-major et pour point faible de s’obstiner dans une gestion répressive de la société.
D’une part en effet, selon le journaliste, Tebboune était resté assez loyal à ses sponsors pour qu’ils lui gardent leur confiance car « il n’a pas réellement cherché à construire une force politique propre à lui. Il exerce certes son pouvoir sur la quasi-totalité des prérogatives que lui donne la constitution hyper-présidentielle du 1e novembre 2020 mais (…) il n’a pas reconstitué une police politique puissante en face de l’état-major, bicéphalisme qui avait permis à son prédécesseur de jouer sur les divisions (…) ».
Mais d’autre part, ajoutait-il, outre que sa politique économique est hasardeuse, le président Tebboune aurait le tort de bâillonner l’expression politique, de sorte que « les forces de sécurité sont sur la brèche depuis de longues années et le phénomène d’usure affleure ». « La hiérarchie de l’ANP, précisait-il, perçoit bien qu’il ne peut s’agir d’un mode de gouvernement définitif, tout au plus un sas de passage vers un mode de gouvernement qui emporte plus de libre adhésion citoyenne et moins de recours contraignants ».
Le tweet et l’article décernent sans équivoque les mauvais points au président, suggérant de façon limpide que le journaliste était loin de le recommander pour un second mandat. Mais il faut croire qu’ils n'ont pas pour autant gagné à leur auteur les faveurs des militaires puisque, à en croire les informations qui ont filtré de sa garde à vue, ses hôtes de la Sécurité intérieure l’ont sommé de ne plus parler de l’armée.
En fait, Ihsane El Kadi semble avoir ligué contre lui toutes les instances décisionnaires qui ne supportent plus que les rapports de force qui structurent leurs relations soient l’objet de pareilles supputations, faites selon une tradition bien établie jusque dans les cercles les plus profanes dans la chose publique depuis les années 1970 et 1980. C’est de cette période en effet que date une telle exploration des enjeux de la vie politique algérienne qui, faisant bon marché des humeurs de la société, se concentrait sur les signes extérieurs (plus ou moins trompeurs d’ailleurs) d’affrontements entre les clans dirigeants. Il est vrai qu’à cette époque-là cette pratique était devenue un sport national mais qui s’exerçait à huis-clos, la police politique veillant sans concession à ce que la communication publique soit réservée à la presse officielle.
Un débat public qui réveillerait les vieux démons
Depuis lors, le régime algérien avait voulu donner l’illusion qu’il autorisait une information pluraliste. La presse dite « indépendante », censée en être l’incarnation, n’en fut en réalité que le leurre puisque, née avec le début de la décennie noire, elle fut condamnée d’emblée à n’être qu’une chorale disciplinée scandant à l’unisson le récit de la tragédie selon la trame que le régime en avait tissée. Cela ne l’avait pas empêchée, au gré de ses allégeances, d’ébruiter les empoignades qui secouaient les cercles dirigeants, le plus souvent pour accélérer les recompositions et précipiter les disgrâces.
De cette presse « indépendante », seuls sont sortis indemnes du Hirak de 2019 les titres qui ont su donner au pouvoir, au moment où on pouvait avoir l’illusion qu’il avait perdu la main, les gages d’une prudente fidélité ou qui se sont à peine risqués à quelques écarts sans conséquences, qu’un enthousiasme communicatif pour la cause populaire pouvait excuser.
Ihsane El Kadi connaît trop la musique pour qu’on le soupçonne de naïveté. Et, s’il a opéré un retour aux formes primitives d’observation des coulisses du pouvoir par le trou de la serrure, c’est à mon avis pour deux raisons : la première est qu’il a conclu, consciemment ou inconsciemment, que le temps du Hirak était terminé dont ne subsiste, en queue de comète, qu’une répression tous azimuts, puisque la politique, pratiquée pendant près de deux ans au grand air, s’était à nouveau retirée dans ses appartements où il faut bien aller la taquiner ; la seconde est qu’il était convaincu de l’innocuité de cette intrusion dans l’intimité des puissants, qu’on pouvait supposer guéris de leur susceptibilité à fleur de peau par une exposition à la vindicte populaire pendant une cinquantaine de vendredis consécutifs.
Si mon hypothèse est bonne, il se sera trompé sur ce dernier point : le pouvoir ne semble pas avoir surmonté le traumatisme que lui ont causé le 5e mandat de Bouteflika et ses suites incontrôlées, et entend bien soustraire les marchandages dont augure le second mandat de son successeur à un débat public qui pourrait réveiller de vieux démons.
Et c’est peut-être par expérience qu’Ihsane El Kadi a surtout pêché. Il paie le tort d’être un journaliste impénitent.
Au delà des personnes et de leurs arrestations à la Pinochet, ce qui est le plus inquiétant dans cette censure tous azimuts c'est le sort qui est en train d'être réservé au très peu de liberté de parole et de pensée qui pouvaient encore subsister dans le pays. Apparemment, tout est fait pour les abolir à jamais. Ahmed, journaliste exilé.
RépondreSupprimer