Khaled Satour
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Ce que diagnostiquait Emmanuel Macron, c’était l’existence d’un projet concerté et théorisé ayant pour but de subvertir la République. Une telle approche idéologique constitue une rupture avec celle qui, au cours de la décennie précédente, saisissait l’immigration dans son ensemble sous le prisme de la nation. Nicolas Sarkozy avait annoncé dès la campagne de 2007 l’utilisation qu’il allait faire de l’identité nationale.
Il avait pu damer le pion au Front National en martelant des formules telles que "Vive la République et par-dessus tout vive la France" et avait combiné le discours national originel avec le nationalisme le plus actuel, le premier conférant au second sa légitimité. La nation qu’il définissait par "ceux qui se lèvent tôt" était une réappropriation réactionnaire du discours révolutionnaire. Des formules de Sieyès étaient paraphrasées à contre-emploi[1]. Dissocié, au premier degré, de toute xénophobie et dédié à la contestation des "privilèges", ce discours pouvait compter sur la perspicacité élémentaire des électeurs : "Ceux qui ne se lèvent pas tôt" étaient ceux-là même qui "n’aiment pas la France".
Sous la présidence de François Hollande, les attentats de 2015 et 2016 ont incité, du moins dans le discours officiel, à prôner une unité nationale sans exclusive. Mais la sincérité de cette intention a été très vite démentie par la mise en avant du slogan "Je suis Charlie", retenu comme signe de ralliement à la nation. Le choix n’était pas dénué de provocation, la majorité des musulmans de France ayant décidé de ne voir dans les caricatures du prophète qu'un outrage insoutenable. C'est donc à un emblème ethnocentrique de la liberté d'expression qu'on a identifié la nation. L’exaltation nationale a tourné pour Hollande à la déconfiture où l’a entraîné le projet d’extension de la déchéance de la nationalité.
La nouveauté de la démarche initiée par Macron est double : elle évite le terrain polémique de la nation en situant le péril dans les replis du corps social ; et elle s’innocente de toute velléité belliqueuse en faisant endosser à l’ennemi l’initiative de la confrontation.
Une véritable entreprise de subversion
Le séparatisme étant un « projet conscient, théorisé, politico-religieux », c’est à une véritable entreprise qu’il faut faire face. Celle-ci fédère les actes comme l’entreprise terroriste, de sorte que chacun ne devra plus être appréhendé séparément, mais sous le prisme du dessein auquel il prend part. Que l’on recoure à la répression pénale ou aux sanctions administratives, les manquements et les infractions que l’on vise sont réputés obéir à un mobile collectif.
Par ailleurs, comme le séparatisme est censé se manifester dans des phénomènes divers, il lui est opposé une mobilisation générale. Les ripostes vigoureuses dans lesquelles les organes judiciaires relaient les méthodes souterraines du renseignement sont de la partie et peut-être même quelques violences plus ou moins graves faites à la légalité. Et ce ne sont pas là de simples hypothèses, comme nous allons le voir. La loi du 24 août 2021 offre bien un cadre à la répression mais elle n’en est dans une certaine mesure que la vitrine légale.
On observera d’abord qu’elle n’a guère besoin de définir les actes répréhensibles par une qualification qui les rattache explicitement au séparatisme. Le délit qu’elle revêt de cette qualification dans son article 9 (pour l’introduire dans le code pénal sous le libellé de l’article 433-3-1) est restrictif. Il réprime les menaces exercées contre un agent du service public pour obtenir de lui « une exemption totale ou partielle ou une application différenciée des règles qui régissent le fonctionnement dudit service[2] ». Il vient doubler l’article 433, dernier alinéa, du code pénal qui vise plus spécifiquement des menaces similaires visant à obtenir « des distinctions, emplois, marchés ou toute autre décision favorable[3]». Le législateur aurait pu se contenter de compléter cet article plutôt que d’en formuler un nouveau. Mais il a préféré singulariser des pressions caractéristiques du comportement « séparatiste », ayant probablement en vue des menaces visant à obtenir des horaires séparés dans les piscines, le report d’un examen coïncidant avec une fête religieuse ou un médecin du même sexe que le patient, dont les médias ont suffisamment répété qu’elles étaient le seul fait de musulmans. Cette séparation est là pour suggérer que le mobile séparatiste transforme un « délit de droit commun » en délit d’exception.
La même démarche, fondée sur la spécificité du mobile, explique sans doute que la loi renforce la répression des mariages forcés, de la polygamie et des certificats de virginité pour suggérer qu’ils ont perdu leur caractère de délit de droit commun, somme toute véniel.
C’est selon cette logique qu’on est invité à décoder, par référence au discours politique, la charge symbolique de la plupart des dispositions de la loi du 24 août 2021. Par imitation des législations antiterroristes qui s’emparent d’infractions diverses réprimées par le code pénal pour les requalifier en actes terroristes, en raison de leur finalité, les actes et comportements que la loi du 24 août 2021 sanctionne cessent d’être des agissements isolés dès lors qu’on présume qu’ils participent à l’ « entreprise séparatiste ».
Une cible de prédilection : les associations
Aussi bien, ce n’est pas à la répression pénale individuelle que la loi du 24 août 2021 fait la part belle. Comme ce sont essentiellement les associations, notamment cultuelles, et leurs dirigeants qui sont visés, on a créé ou renforcé à leur intention des infractions qu’un auteur a qualifiées « d’administrativo-pénales ».
L’obligation de souscrire un contrat d’engagement républicain qui pèse désormais sur les associations subventionnées, sous peine de retrait des subventions, est sans doute la disposition la plus redoutable du dispositif. Dans sa généralité, elle inquiète toutes les associations car elle impose une mainmise publique sur leur fonctionnement, pouvant aboutir à les priver non seulement des fonds mais aussi du droit d’obtenir une salle pour leurs réunions et rassemblements. A l’heure qu’il est, il faut attendre l’application qui en sera faite par l’administration pour s’assurer que c’est le « séparatisme islamiste » qui en sera la cible privilégiée.
Mais il y a fort à parier qu’on ne sera pas déçu. Le séparatisme dont Emmanuel Macron a brossé le portrait « se concrétise par des écarts répétés avec les valeurs de la République », et il y a belle lurette que l’extrême droite n’est plus comptée au nombre des ennemis de la République. Lorsqu’on considère les engagements contenus dans le contrat[4], on mesure à quel point la loi appelle l’idéologie en renfort. Et qui élaborera les dossiers soumis aux subventionneurs publics afin qu’ils évaluent les manquements au contrat ? Les services de police, bien entendu. On devine quelles seront les associations que ces derniers choisiront de surveiller en priorité. D’ailleurs, s’agissant de juger du respect de valeurs, les services de police ne sont ni plus ni moins compétents que d’autres. Les valeurs ont tous les traits de l’auberge espagnole. Inaltérables et absolues, elles échappent à toute mise à l'épreuve. Elles ne ressortissent ni au droit ni aux institutions, ni à aucun autre moyen de régulation ou de contrôle. Elles n'ont en outre pas de champ circonscrit, tout objet peut en relever, selon la nécessité du moment.
Outre l’arme généraliste du contrat d’engagement républicain, l’administration est dotée par la loi des moyens qui lui permettent de surveiller, dissoudre, fermer et éventuellement expulser rapidement et, en la matière, une pratique déjà bien établie atteste que ce sont les associations musulmanes qui sont visées. Le Conseil d’État aurait même voulu un ciblage explicite car il avait estimé dans son avis préalable que la généralité des dispositions pouvait conduire « à imposer des contraintes importantes à une majorité d’associations cultuelles (…) de toutes confessions dont les agissements (…) sont respectueux des règles communes ». Ce qui montre à quoi se restreignaient ses craintes pour les libertés publiques ! C’est sans doute ce qui a incité Darmanin à rassurer, dans une déclaration faite le 5 octobre 2020 au journal La Croix : « Les catholiques n’ont rien à craindre des lois qui défendent la République ».
Ces sanctions contre les associations de tous ordres découlent du contrôle de leur création, de leur fonctionnement et de leur financement, dans une articulation d’obligations, de manquements, d’infractions, d’actions ayant des objets divers susceptibles d’être réunis dans l’intention commune présumée de séparatisme. La personnalisation de l’infraction n’est plus prépondérante : des associations peuvent être suspectées de séparatisme et la simple appartenance à ces groupes, la participation à leurs activités (même légales), devient suspecte.
Mais j’en viens maintenant au plus inquiétant pour l’État de droit : d’une part, les initiatives que la loi du 24 août 2021 préconise n’ont pas attendu sa promulgation pour s’appliquer et, d’autre part, elles ne semblent être que l’amorce d’un processus illimité de durcissement de la législation.
S’agissant de la première constatation, on est à peine surpris de relever que la lutte contre le « séparatisme islamiste » a été engagée avant le discours de Macron du 2 octobre 2020 qui n’a fait qu’en accélérer le rythme comme dans la dernière ligne droite menant à la loi annoncée.
L’arsenal permettant de dissoudre les associations et de fermer les mosquées était déjà performant, dont la pièce maîtresse était le code de la sécurité intérieure. Son article L.112.1 a ainsi permis de dissoudre le CCIF et l’association Barakacity à la fin de l’année 2020, au motif qu’ils provoquaient « à la discrimination, à la haine ou à la violence ».
Et l'incrimination collective a été poussée en l’occurrence à l’extrême puisqu’on a reproché au CCIF les propos tenus par un ancien dirigeant et à Barakacity les réactions de tiers sur le « compte personnel Twitter de son président, ainsi que des comptes Facebook et Twitter de l’association ».
Quant à l’article L227.1 du code de la sécurité intérieure[5], il a notamment permis de fermer en octobre 2020 la mosquée de Pantin et en octobre 2021 celle d’Allonnes, pour une durée de six mois. Pris dans le cadre de la lutte antiterroriste, il est désormais doublé par les dispositions de l’article 36-3.-I. de la loi de 1905 sur la séparation de l’Église et de l’État introduite par la loi du 24 août 2021, dans le cadre de la lutte contre le séparatisme.
De « la stratégie Al Capone » …
Et puis, il est temps de s’interroger sur le chaînon manquant, réduit à une quasi-invisibilité, qui n'a pas attendu le vote de la loi au grand jour pour la matérialiser en mesures répressives et coercitives, prises dans une semi-clandestinité, sans jamais manquer ses cibles de prédilection, les musulmans et leurs différentes activités organisées. Comment expliquer un bilan aussi fructueux que celui annoncé par le gouvernement en janvier 2022 : 24.877 contrôles effectués, 718 établissements fermés et plus de 46 millions d’euros redressés depuis 2018[6] ?
La réponse porte un nom à rallonge raccourci en un sigle : les cellules départementales de lutte contre l’islamisme radical et le repli communautaire (CLIR). Elles ont été installées en 2018 dans 15 départements à titre expérimental puis créées dans tous les départements (elles sont au nombre de 101) par une circulaire du 27 novembre 2019, avant d’être coiffées d’une « CLIR à compétence nationale (…) pour traiter des dossiers d'envergure nationale ou communs à plusieurs départements » en vertu d’une circulaire du premier ministre datée du 14 janvier 2022 qui ajoute à son appellation la mention « pour lutter contre le séparatisme islamiste et les atteintes aux principes républicains[7] ».
Les CLIR nous entrouvrent une perspective sur la face cachée du droit, autant qu’on puisse l’observer car elle est sombre, nécessairement. La circulaire du 27 novembre 2019 qui les a créées est introuvable sur Internet (en tous cas, elle a échappé à mes recherches). Ce sont des structures policières par leur vocation et leurs procédés, non pas simplement parce que les services de police et du renseignement y sont des partenaires de premier plan, mais parce que ce sont eux qui désignent à l'attention des services des impôts et des organismes sociaux et sanitaires (bailleurs sociaux, URSSAF, CAF, Pôle Emploi, administrations fiscales, services de la santé publique et vétérinaires) les cibles à contrôler, et que le processus se fait de bout en bout sans autre habilitation judiciaire que celle du procureur de la République qui coiffe les cellules, aux côtés du préfet.
Cette désignation se fait sur la base d’une présomption simple de séparatisme, de radicalisation ou de liens avec le terrorisme pesant sur des personnes et des entités (cultuelles, sociales, éducatives ou simplement commerciales) sur la foi d’un travail de surveillance policière, à la suite duquel des contrôles fiscaux, sociaux ou administratifs sont confiés aux organismes compétents. Quand on sait que cette suspicion est le plus souvent formulée dans l’une de ces « notes blanches » du renseignement qui ont suffi pour entériner la fermeture de mosquées comme celles d’Allonnes et de Pantin, on mesure tout l’arbitraire de la démarche. Ces notes ne précisent en effet ni le nom de leur auteur ni l’origine des informations qu’elles contiennent[8].
Ce qui est le plus remarquable, c’est que ces contrôles et la démarche dans sa totalité ne visent pas à confirmer la suspicion de séparatisme. Les plus hauts responsables de l’exécutif, dont les propos sont rapportés par l’Express du 22 février 2022, revendiquent pour les CLIR la mise en œuvre de « la stratégie Al Capone », du nom du gangster de Chicago poursuivi en vain pour les nombreux meurtres qu’il avait commandités et finalement condamné pour une vulgaire fraude fiscale. Un conseiller du gouvernement a expliqué à l’Express : « C’est une stratégie de harcèlement face à des organisations très habiles qui ne dépassent pas la ligne rouge ». L’auteur de l’article traduit : « En clair, il s’agit de mettre la pression, par tous les moyens à la disposition de l’Etat, sur des associations, des commerces, des sociétés qui, en apparence, respectent toutes les lois[9] » (Souligné par moi).
Ainsi, on part d’un soupçon que les cibles désignées sont des islamistes séparatistes et on va les « harceler » et les sanctionner au titre d’autres manquements de la plus grande banalité constatés à grand renfort de moyens.
Lorsqu’ils se confient à la presse, les participants à ces opérations semblent s’en amuser. « Le plus efficace, ce sont les services vétérinaires, les contrôles d’hygiène. Pour fermer un lieu, c’est radical (sic)», confie l’un ; un autre parle « d’étouffement financier » et un troisième avoue qu’« avec l’URSSAF, l’avantage, c’est que l’addition monte tout de suite très très haut[10] ».
Ajoutons que l’action des CLIR est à ce point confidentielle qu'elle décourage toute investigation des journalistes, de sorte que l’opinion ne peut compter que sur la communication avare de l’administration qui se limite à la publication périodique de statistiques globales et triomphales. La journaliste de Mediapart, Camille Polloni, constate dans un billet de blog du 9 octobre 2020 : « Faute de savoir quels établissements ont fait l’objet de ces mesures, il est impossible d’effectuer un travail journalistique sérieux : contacter les responsables des lieux fermés, s’y rendre, analyser les motifs invoqués, voir dans quelles conditions ils ont pu rouvrir ensuite. Bref, confronter la communication aux faits ». Elle ajoute que, sollicitée par Mediapart pour plus d’informations, la commission d’accès aux documents administratifs lui a opposé une fin de non-recevoir : « Ne sont pas communicables aux tiers les documents ou mentions de documents relatifs à un comportement dont la divulgation serait susceptible de nuire à son auteur[11].
La protection des personnes qui ont subi les contrôles est-elle le véritable motif de cette omerta ? N’est-ce pas plutôt les méthodes utilisées par les CLIR qu’on refuse de divulguer ?
Toujours est-il qu’il y aurait une piste à creuser pour déterminer si ces méthodes sont légales. A priori, la création et l’action des CLIR paraissent susceptibles d’encourir les griefs juridiques suivants :
1° - Au niveau de leur dénomination et de leur objet, on ne comprend pas qu’une circulaire (celle du 27 novembre 2019), qui ne paraît se rattacher ni à une loi ni à un décret, puisse charger des administrations ayant chacune sa spécialité de « lutter contre l’islamisme et le repli communautaire », c’est-à-dire contre des phénomènes idéologiques ou sociologiques qui ne constituent pas des délits ou manquements juridiquement qualifiés. Le complément d’intitulé qu’apporte la circulaire du 24 janvier 2022 (pour lutter contre le séparatisme islamiste et les atteintes aux principes républicains) est justiciable du même reproche.
2° - Un dispositif juridique dictant à différentes structures (Impôts, CAF, Pôle Emploi URSSAF) l’accomplissement de mesures de contrôle auprès de catégories de personnes définies par leur appartenance communautaire, à l’exclusion de la généralité des citoyens, est une atteinte à l’égalité devant la loi, principe cardinal de la République.
3° - Un texte qui se donne pour objet la répression d’actes et de comportements déterminés, dans la seule intention de permettre la répression d’autres agissements, est entaché d’un détournement de pouvoir.
Ce point étant fait, je vais tenter de dégager un critère général d’identification des dysfonctionnements de l’État tels qu’ils ressortent de ce type de rapport que l’État a instauré entre ses institutions et la minorité musulmane.
… à l’ordre du bandit
Pour ce faire, je vais me référer au livre de l’Anglais Herbert Hart, Le Concept du Droit. S’il est un ouvrage de théorie du droit qui m’a toujours fasciné, c’est bien celui-là. Non que ses prémisses idéologiques me séduisent : Hart était un positiviste pur et dur qui prônait la séparation du droit de tout précepte de justice ou de morale. Mais il faisait partie de ces juristes qui ont consacré leurs efforts à définir la règle de droit « en apportant des retouches successives à la situation élémentaire du bandit », ce qui fait tout l’attrait insolite de ses thèses et qui, venant ici à la suite de notre évocation de la « stratégie Al Capone », ne manquera pas de piquant.
Hart part de ce qu’il appelle « la
situation élémentaire du bandit », dans laquelle un malfaiteur prend
un groupe de personnes sous sa coupe et les contraint à exécuter ses
injonctions. Par touches successives, il modifie ensuite cette situation pour configurer le rapport juridique, qui ne saurait évidemment s’y apparenter, car, selon lui, la situation de départ où le bandit donne un ordre sous la menace ne caractérise pas le droit :
« De telles formes individualisées de contrôle constituent plutôt soit des exceptions, soit des accessoires subordonnés (…) par rapport à des formes générales de règlementation (…). Même la forme type que possède une loi pénale (qui présente la plus étroite ressemblance avec un ordre appuyé de menaces) est générale à un double titre : elle désigne un type général de comportements et s’applique à une catégorie générale de personnes (…) Le contrôle juridique est, par conséquent (…) assuré par des directives qui sont, en ce double sens, générales. Tel est le premier trait qu’il nous faut ajouter au modèle élémentaire du bandit »[12].
Toute le mérite symbolique que s’attribue la législation française réside dans cette exigence de lois générales, donc universelles : la désignation d’« un type général de comportement » et l’application « à une catégorie générale de personnes ».
Nous avons vu jusqu’à quels simulacres elle pouvait porter la ruse linguistique et sémantique pour préserver l’illusion de l’universalité. Mais sa réussite toute relative en la matière se trouve ruinée par des textes tels que la circulaire du 27 novembre 2019, qui a été prise pendant que l'attention était distraite par les débats souvent délirants sur le séparatisme. Ce texte et les méthodes qu’il autorise font régresser le droit français vers la situation élémentaire du bandit.
Celle-ci n’est certes qu’une métaphore dont Hart a fait la prémisse théorique d’un raisonnement aux prétentions bien plus ambitieuses. Mais pourquoi exclure que, lorsque le droit français traite de questions devenues obsessionnelles, il est tenté par de telles tendances régressives.
Et dans la France de 2022, nul ne peut mieux conférer sa pertinence à la métaphore du bandit que Gérald Darmanin se félicitant le 2 septembre dernier que le Conseil d’État permette « que quelqu’un qui a des enfants, qui est marié en France, qui est né en France, peut quand même – 58 ans après – être expulsé », ajoutant qu’il préparait une liste d’une centaine de « prédicateurs », « de présidents ou agitateurs d’associations[13] », qui subiraient son sort.
Nous tenons même là un motif à redoubler la métaphore : cette manière de narguer les musulmans français en se vantant de harceler leurs religieux s’apparente dans la démarche à l’action d’une bande de gangsters qui brisent dans un fracas assourdissant la devanture d’un magasin pour signifier à tous les commerçants qu’ils sont indésirables dans le quartier.
Il me faut pour finir noter que l’avenir nous réserve sans doute d’autres épisodes de répression puisque l’exposé des motifs de la loi du 24 août nous les promet implicitement :
Ce projet est exigeant ; la République (…) vit par l’ambition que chacun des Français désire lui donner. Et c’est par cette ambition qu’elle se dépasse elle-même. Ainsi que le disait le Président de la République (…) le 4 septembre 2020 : « la République est une volonté jamais achevée, toujours à reconquérir ».
La République ainsi conçue offre à l’islamophobie institutionnelle un horizon d’avenir illimité : la présentation par Emmanuel Macron de la menace communautaire islamiste comme un processus en constant renouvellement justifie en creux, aux yeux du législateur, de sacrifier la stabilité du droit à une République insatiable.
Un cas improbable de guerre unilatérale
Nous sommes bien en présence de dysfonctionnements affectant l’État de droit dans lequel les normes juridiques ne jouent plus pleinement leur rôle de régulateur et d’arbitre. C’est l’indice que le rapport politique qui se dessine est du type de la relation ami/ennemi.
D’ailleurs, l’extrait que je viens de citer de l’exposé des motifs de la loi définit beaucoup plus justement un état de guerre, où chacun des belligérants règle sa riposte sur la tournure que prend la bataille, qu’un état de conflictualité civile que le droit a pour souci constant d’aplanir. Cependant, ce rapport est déséquilibré : l’État prend en inimitié une religion et ses adeptes dont les différents statuts et libertés n’existent que sous sa juridiction.
Or, le rapport politique, dans toutes les acceptions du politique que nous avons dénombrées, est un rapport entre égaux : une égalité de statut entre « pairs » dans le modèle de l’isonomie grecque, une égalité formelle reconnue par la loi dans l’État politique pluraliste, une reconnaissance mutuelle des acteurs en tant qu’ennemis dans la relation amis/ennemis. Si la France est en guerre, il s’agit d’une guerre d’une singulière asymétrie confinant, dans la réalité des choses dépouillée des fantasmes, à un cas improbable de guerre unilatérale dont seule la notion de tyrannie peut rendre compte.
On pourrait rétorquer que la France ne manquait pas de mobiles pour légiférer contre les dérives de l’islam, en France et dans le monde, dont les actes terroristes sont l’indice indiscutable. Mais nul ne peut nier que ces actes et leurs auteurs sont les épiphénomènes de tragédies dont la genèse est étrangère aux contradictions de la société française. Qu’ils ne sont en aucun cas le produit d’un projet conçu par la minorité musulmane pour se constituer en contre-société. Que la déscolarisation dont Emmanuel Macron fait un symptôme d’une volonté séparatiste est d’abord le signe d’un échec scolaire massif qui fait le malheur des familles. Que pour prouver le développement de pratiques sportives, culturelles communautarisées, il faut prouver l’existence d’un communautarisme là où le naufrage social de ces familles ne suscite qu’un sauve-qui-peut généralisé auquel la promiscuité des banlieues seule confère une apparence de solidarité. D’ailleurs, les statistiques et les études sociologiques les plus impartiales démentent catégoriquement les constats alarmistes qui ont inspiré toutes ces lois répressives[14].
Dans son discours des Mureaux, Emmanuel Macron n’avait pas seulement brandi des menaces contre les musulmans, il avait fait un mea culpa et promis des mesures sociales. Il n’en est rien resté que ce regard implacable posé sur le mirage du séparatisme. C’est-à-dire le reproche fait à toute une population de s'assumer telle qu’elle est, telle qu'on lui impose d'être. S'assume-t-elle d’ailleurs ? Assume-t-elle le chômage massif, l'échec scolaire, le parcours délinquant de ses enfants, leurs pathologies mentales de toutes natures, ses suicidés si souvent recueillis sous les balcons ? Non pas certes. Mais il suffit qu'elle se vive, par la seule force des choses, en ghetto (avec ses commerces halal, ses marchés par trop exotiques, et tous ces salamwalikoum qui s'échangent dans les travées) pour que cela soit intolérable.
Ce présent-là dans lequel elle se vit n'est pas fait de rêves insensés de sécession mais de ces rêves légitimes de tous les jours qui n'en finissent pas de se briser. Le regard de Macron et de tous les Darmanin qui sont là pour l’assombrir est un regard étranger à son objet : une population qu'il réifie à seule fin qu'elle serve d'alibi à une stratégie politique du pire qui la met une énième fois en accusation, "au fond comme une vie qui a d'abord été condamnée et est ensuite devenue coupable"[15].
Notes :
[1] « Une classe entière de citoyens (…) saurait consumer la meilleure part du produit, sans avoir concouru en rien à le faire naître. Une telle classe est assurément étrangère à la nation par sa fainéantise ».
[2] Cet article punit « d’une peine maximale de cinq ans d’emprisonnement et 75 000 euros d’amende le fait d’user de menaces ou de violences ou de commettre tout autre acte d’intimidation à l’égard de toute personne participant à l’exécution d’une mission de service public, afin d’obtenir pour soi-même ou pour autrui une exemption totale ou partielle ou une application différenciée des règles qui régissent le fonctionnement dudit service ».
[3] L’article punit « d’une peine de dix ans d’emprisonnement et 150 000 euros d’amende le fait d’user de menaces, de violences ou de commettre tout acte d’intimidation pour obtenir d’une personne, chargée d’une mission de service public notamment, qu’elle accomplisse ou s’abstienne d’accomplir un acte de sa mission en vue de faire obtenir des distinctions, emplois, marchés ou toute autre décision favorable ».
[4] Respect des lois de la République ; liberté de conscience ; liberté des membres de l’association ; égalité et non-discrimination, fraternité et prévention de la violence ; respect de la dignité de la personne ; respect des symboles de la République
[5] « Aux seules fins de prévenir la commission d'actes de terrorisme, le représentant de l'Etat dans le département ou, à Paris, le préfet de police peut prononcer la fermeture des lieux de culte dans lesquels les propos qui sont tenus, les idées ou théories qui sont diffusées ou les activités qui se déroulent provoquent à la violence, à la haine ou à la discrimination, provoquent à la commission d'actes de terrorisme ou font l'apologie de tels actes ».
[6] Selon le ministre de l’intérieur, « les types d’établissements concernés par ces contrôles et fermetures au titre de la lutte contre le séparatisme et le repli communautaire sont principalement des : lieux de culte, établissements sportifs et culturels, accueils collectifs de mineurs, établissements scolaires hors contrat, restaurants et débits de boissons ».
[7] Circulaire du 1e ministre n° 6328/SG 14 janvier 2022 ayant pour objet la « mobilisation des cellules de lutte contre l'islamisme radical et le repli communautaire (CLIR) pour lutter contre le séparatisme islamiste et les atteintes aux principes républicains ».
[8] Voir à ce sujet l’article publié par Le Midi Libre le 6 avril 2022 sous le titre Lutte contre le "séparatisme islamiste" : des ONG dénoncent des procédures "opaques" et "arbitraires".
[9] L’Express du 22 février 2022 : Islamisme : dans les secrets de la "stratégie Al Capone" Le gouvernement assume de contrôler plus sévèrement les établissements proches de la mouvance séparatiste. La méthode a rapporté 47 millions d'euros en deux ans.
[10] Article de l’Express précité.
[11] Voir le billet intitulé : « Séparatisme » : la Cada entrave la liberté d’informer, pas celle de communiquer.
[12]H.L.A. Hart, Le concept de droit, FU de St Louis, 1976, pp. 31-35.
[13] https://www.mediapart.fr/journal/france/030922/apres-iquioussen-darmanin-pret-degainer-une-longue-liste-d-imams-expulser
[14] Voir notamment à ce sujet : Vincent Geisser, Un séparatisme « venu d’en haut », Rhétorique identitaire pour élites en mal de légitimité populaire, dans Migrations Société 2021/1 (N° 183).
https://www.cairn.info/revue-migrations-societe-2021-1-page-3.htm
[15] Formule empruntée à W. Benjamin.
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