Khaled Satour
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Le conseil d’État a validé le 30 août dernier l’arrêté d’expulsion de l’imam Hassan Iquioussen. Il a motivé sa décision dans les termes suivants :
Ses propos antisémites, tenus depuis plusieurs années lors de nombreuses conférences largement diffusées, ainsi que son discours sur l’infériorité de la femme et sa soumission à l’homme constituent des actes de provocation explicite et délibérée à la discrimination ou à la haine justifiant la décision d’expulsion. Il considère par ailleurs que cette décision ne porte pas une atteinte grave et manifestement illégale à la vie privée et familiale de M. Iquioussen.
Telle est donc l’application faite par la juridiction administrative des articles L631-1 à L631-3 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, tels que formulés dans leur rédaction par la loi dite sur le séparatisme du 24 août 2021. L’article L131-1 énonce le principe selon lequel « l'autorité administrative peut décider d'expulser un étranger lorsque sa présence en France constitue une menace grave pour l'ordre public, sous réserve des conditions propres aux étrangers mentionnés aux articles L. 631-2 et L. 631-3 ».
Quant aux deux articles suivants, ils précisent les conditions propres aux étrangers susceptibles d’empêcher l’expulsion, en fonction de la gravité de la menace pour l’ordre public qu’ils représentent. Et, pour m’en tenir aux conditions que remplissait Hassan Iquioussen, je relèverai que le Conseil d’État n’a pas retenu le fait qu’il pouvait justifier « par tous moyens résider habituellement en France depuis qu'il a atteint au plus l'âge de treize ans » ni le fait qu’il résidait « régulièrement en France depuis plus de vingt ans » (article 631-3, 1° et 2°) qui auraient dû empêcher son expulsion pour des « comportements de nature à porter atteinte aux intérêts fondamentaux de l’État, ou liés à des activités à caractère terroriste, ou constituant des actes de provocation explicite et délibérée à la discrimination, à la haine ou à la violence contre une personne déterminée ou un groupe de personnes » (article 631-3, alinéa 1e).
On peut donc soutenir que les motifs d’empêchement de l’expulsion ont été écartées par une invocation de « propos antisémites » et de « discours sur l’infériorité de la femme » qui ne sont pas à la hauteur de la gravité du comportement requise, la « provocation explicite et délibérée à la discrimination, à la haine » constitutive d’« une menace grave pour l'ordre public ». Quant à l’actualité de cette menace, le conseil d’État a décidé de l’établir au prix d’une équivoque délibérée puisqu’il parle de propos tenus « depuis plusieurs années » alors que la vérité des faits aurait commandé qu’il dise « il y a plusieurs années ».
La connivence des hautes institutions
Mais mon propos ici n’est pas de chicaner la haute juridiction sur son appréciation des faits, puisque c’est tout l’ordonnancement du droit qui est en cause depuis que les gouvernements successifs ont commencé à le manipuler pour mener la vie dure aux étrangers et aux nationaux de confession musulmane, le premier mandat d’Emmanuel Macron ayant couronné cette œuvre avec une facilité d’autant plus déconcertante que le discours de justification n’en déguisait plus les mobiles.
Le problème que pose cette décision du conseil d’État est surtout mis en relief par les circonstances qui l’ont entourée et qui révèlent les mécanismes qui permettent aux gouvernants d’instrumentaliser la loi pour mettre à exécution leurs projets liberticides tout en préservant les apparences de l’État de droit.
L’affaire de l’imam Iquioussen en dévoile une partie des coulisses. Après que le tribunal administratif de Paris ait suspendu le 5 août la décision d’expulsion prise par Gérald Darmanin, celui-ci avait saisi le conseil d’État en prévenant publiquement que si la haute juridiction confirmait la décision du tribunal, il ferait changer la loi pour arriver à ses fins. C’est donc sous cette menace que le Conseil d’État a rendu sa décision du 30 août. Ce qui s’est révélé à cette occasion c’est la réalité de la confusion des pouvoirs exécutif, législatif et juridictionnel (même si le Conseil d’État n’est pas à proprement parler une juridiction indépendante) qui confère au gouvernement la maîtrise de tous les canaux d’élaboration et de sanction du droit.
Pour élargir le débat à l’actualité plus globale de l’attaque généralisée conduite contre les libertés des citoyens de confession musulmane, sous les alibis les plus divers (la laïcité, l’ordre public et plus récemment le séparatisme), il faut intégrer dans le champ de la connivence le Conseil constitutionnel qui avalise en amont, sans broncher ou en y apportant des altérations cosmétiques, toutes les productions du parlement.
Le consensus politique et idéologique qui s’accorde à assimiler l’islam à l’« islam radical », nié explicitement par le discours officiel mais régulièrement insinué, favorise depuis des décennies une coalition des institutions qui estompe la séparation des pouvoirs et les réunit dans un projet commun qui se réalise peu à peu au détriment de la garantie des libertés fondamentales. Il n’existe plus aucun modérateur de l'ardeur à légiférer de l'exécutif, qui est en dernière analyse le législateur effectif, sans compter que le caractère répressif et disciplinaire marqué des lois promulguées contre l’islam et les musulmans fait la part belle aux sanctions administratives de tous ordres. De sorte que le rabaissement que la constitution de 1958 a infligé à la loi, et qui avait consterné les juristes de l’époque, n’a plus pour seule cause le rééquilibrage des institutions. Des tendances idéologiques profondes viennent l’accentuer qui rappellent des précédents historiques français de triste mémoire : dans le régime de Vichy déjà toute législation émanait du chef de l’État, c’est-à-dire pratiquement de l’administration. Il faut désormais constater également un rabaissement de la constitution et de la déclaration des droits qui y figure en préambule, du fait de la complaisance du conseil constitutionnel.
Si l’on convient que les mesures législatives répressives adoptées au cours des vingt dernières années pour conjurer le « danger islamique » ont pour point de départ une certaine représentation de la relation existant entre la nation française et les musulmans de France et des dispositions à prendre pour la remodeler, il faut s’interroger sur la conception du politique qui les sous-tend.
Le politique comme relation d’inimitié
Le politique, qui peut se décliner sous plusieurs formes, s’entend d’abord d’un paradigme idéal qui fait les délices des théoriciens de la science politique entichés de la démocratie grecque et qui ne nous intéresse pas ici. Il se réfère en effet à un espace construit de délibération entre égaux dans lequel les rapports de domination n’auraient pas cours.
Plus probablement, devons-nous faire référence au système institutionnalisé par les régimes pluralistes comme le régime français ? Le politique y est le mode spécifique de refoulement des rapports de domination qui les déguise en oppositions arbitrables. Ou bien alors au politique défini comme relation d’inimitié tel que l’énonce Carl Schmitt, et dans lequel les adversaires deviennent des ennemis entre lesquels aucun compromis n’est possible ?
Ces deux dernières acceptions du politique intéressent notre approche car elles se différencient notamment par leur articulation au droit.
L’État politique pluraliste a pour fonction historique de rationaliser la domination de classe en proposant à tous la citoyenneté universelle et l’égalité des individus en droit. C’est l’État de droit, qui se dit en France laïc et républicain, et qui se fonde sur « l’opposition entre les spécificités de l’homme privé, membre de la société civile, et l’universalisme du citoyen » (Dominique Schnapper). Bâti à la mesure des oppositions qu’il entend rationaliser, il dispose, dans son fonctionnement le plus équitable possible et dans son respect le plus scrupuleux du droit, de toutes les ressources nécessaires à sa fonction de domination qui est irréductible. Libre aux classes assujetties de s’y donner pour horizon des objectifs légaux de réforme (quand elles ne recourent pas à des objectifs de dépassement par la révolution, ce qui est une autre histoire).
En tout cas, l’essence même de cet État politique lui interdit de se faire l’instrument déclaré de la domination institutionnalisée de minorités ethniques ou religieuses autrement qu’en la reconvertissant aux données de la domination sociale, c’est-à-dire en la déguisant sous les oripeaux de l’universalisme. A défaut de quoi, dans l’hypothèse où il s’abandonne ouvertement aux phobies ethniques ou culturalistes, il imposera à ses institutions un déguisement qui leur sied si peu qu’elles donneront immanquablement des signes visibles de dysfonctionnements et d’atteintes graves aux droits fondamentaux.
Or, le traitement de l’islam en France relève incontestablement depuis quelques décennies du politique conçu comme désignation de l’ennemi. De sorte que, nonobstant la revendication obsessionnelle de l’universalité, les législations qu’il a inspirées trahissent désormais une dérive de l’État de droit vers des formes indiscutables de tyrannie. Il est possible de s’en rendre compte à travers les considérations suivantes :
Lorsqu’on examine la plus récente de ces législations, la loi du 24 août 2021 « confortant le respect des principes de la République », on découvre que son exposé des motifs annonce d’emblée le double discours qui l’inspire : l’imprécision des motifs généraux qui inspirent la loi, d’une part, et la précision de la cible qu’elle se désigne.
Comme le résume Julie Alix :
« Principes » (?) évanescents, tout juste évoqués : la cohésion nationale, la fraternité, les exigences minimales de la vie en société et, implicite mais transpirante, face à « tous les séparatismes », la laïcité éprouvée par le plus dangereux d’entre tous : « l’islamisme radical ». Le mot est posé dès les premières lignes de l’exposé des motifs pour désigner la cible, omniprésente dans le contenu de la loi. Derrière un intitulé universel, la loi est au contraire une loi de contexte : contexte identitaire et sécuritaire, lié à la crainte d’un « entrisme communautariste, insidieux mais puissant, [qui] gangrène lentement les fondements de notre société dans certains territoires. Cet entrisme est pour l’essentiel d’inspiration islamiste[1]».
Cette ambivalence est paradoxalement un « progrès » fait dans la sincérité des intentions. L’universalisme de façade y cohabite en effet avec l’aveu des mobiles identitaires et sécuritaires qui étaient soigneusement (et grossièrement) tus dans les précédentes lois à caractère disciplinaire promulguées pour interdire des pratiques liées à l’islam.
Une telle évolution est le résultat de la désinhibition du discours provoquée par les attentats de 2015 et 2016 et encore plus nettement par l’assassinat de Samuel Paty. Le politique conçu comme désignation de l’ennemi a pu s’exprimer haut et fort, permettant au droit de s’affirmer ouvertement, en dépit de la survivance d'une relative ambiguïté, comme une arme de guerre.
Auparavant, on avait pu observer une stricte répartition des tâches entre le discours politique et la prescription législative dans les lois de 2004 interdisant le port de signes religieux ostentatoires à l’école et de 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public.
Un long intermède d'agacement
Ces deux lois ne sont jamais mentionnées dans le discours sous le libellé que leur a conféré le législateur : la première est plus familièrement connue sous l’appellation de loi interdisant le voile islamique à l’école et la seconde est communément désignée comme la loi interdisant le voile intégral (ou burqa) dans l’« espace public[2] ».
S’agissant de la loi de 2004, elle a été l’aboutissement d’un long intermède d’agacement face à un phénomène dont la légalité résultait des textes fondamentaux régissant la laïcité. Mais si légal qu’il fût, le port du voile à l’école a commencé au cours des années 1980 à « offenser le regard ». Dès lors, à coups d’éditoriaux et de sondages, on en a fait un débat national. Alors même que les aspects juridiques du phénomène étaient occultés ou confinés dans une stricte confidentialité, on l’a vécu comme une agression contre la laïcité républicaine. Et une fois que ce sentiment est devenu consensuel, car c’était une affaire d’opinion et non de légalité, le législateur a été chargé d’y remédier par une mesure radicale.
C’est au terme de ce processus que le port du voile à l’école fut interdit. Ce qui n’est, quoi qu’on ait fini par croire, que l’application individuelle d’une prescription de l’islam devint le port d’un signe religieux. Or, arborer un signe, c’est communiquer un message. Dès lors, il ne pouvait relever que de la sémiotique de l’espace public laïc qui a ses experts patentés : on ne vit plus jamais dans les adolescentes voilées que les sémaphores de l’islamisme prosélyte. Contre une liberté religieuse garantie, était née une présomption d’illégalité définitive : lorsque le Conseil d’État avait rappelé en 1989 que le port du voile à l’école était, par référence aux textes les plus fondamentaux de l’État laïc (en particulier l’article 10 de la déclaration de 1789 et l’article 9 de la convention européenne), une liberté reconnue aux élèves des écoles publiques, il n’a suscité que réprobation et contrariété. La prévention que les postulats idéologiques du débat ont fait peser a priori sur cette pratique l’emportait sur le diagnostic de conformité posé par l’exégète attitré. La qualification juridique appropriée du problème était rejetée comme une complication malvenue et la solution qui en découlait était reconvertie en impasse du droit.
Il est ainsi avéré que l’idéologie du moment prime sur le droit et fait varier sans cesse la géométrie de la laïcité. Parmi ses tenants, Alain Finkielkraut a toujours plaidé pour une répudiation pure et simple du droit, notamment quand il soutenait en substance, à propos du voile islamique, que pour l'éliminer de la société française, il fallait éviter toutes les arguties juridiques, car le droit offrait aux résistances trop de ressources. Il proposait d’invoquer les principes de la civilisation occidentale pour faire disparaître le voile de la totalité du paysage français ! Quelques années plus tôt, Malek Boutih avait soutenu, dans la même veine, que la laïcité n’était pas une affaire de droit mais un principe politique fondamental.
Cependant, au moment de passer à l’acte, le législateur avait cru devoir encore préserver les formes de l’universel et, bien que la commission Stasi n’ait auditionné qu’à propos du voile, la loi de 2004 interdisait les signes religieux ostentatoires, ce qui nous a valu des débats décalés sur la kippa et les « grandes croix » !
L’idiome de la mystification universaliste
La loi du 11 octobre 2010 sur la dissimulation du visage dans l’espace public a porté la confusion à son comble. D’emblée, l’argument de la laïcité était hors-jeu et les partisans de l’interdiction s’en trouvaient désemparés. Que l’on considère ce titre du Monde du 12 novembre 2009 : « Les obstacles juridiques à l’interdiction du port de la burqa dans l’espace public ». Il suggérait que le droit en vigueur n’aurait rien à redire d’un phénomène qui était le simple exercice d’une liberté. Mais il présageait de ce qu’on était décidé à lui faire violence pour qu’il en aille désormais autrement. L’article rendait compte des objections à l’interdiction telles que les formulaient des juristes de renom auditionnés par la mission d’information sur « la pratique du port du voile intégral sur le territoire national » : les motifs préconisés avaient généralement été réfutés. C’est alors que Guy Carcassonne avait proposé que le législateur pose pour principe qu’« on n’a pas à se dissimuler quand on est en public » parce qu’on doit pouvoir être identifié. Et c’est par ce trou de souris, à peine élargi pour y introduire des considérations d’ordre public, qu’on a finalement pu faire passer la loi !
Je me souviens de l’impression que m’avait faite la lecture de cette loi « interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public », de la décision du conseil constitutionnel du 7 octobre 2010 qui en précédait la promulgation de quelques jours et du rapport de la commission des lois, pièce ultime des travaux préparatoires à l’adoption du texte.
Ces documents me semblaient rédigés dans une langue que je qualifierai provisoirement de novlangue de la République française. J’avais gardé le souvenir d’un article de presse lu une trentaine d’années plus tôt dont l’auteur écrivait qu'en URSS il y avait deux langues en usage : le russe et le soviétique. Il illustrait cette dualité par un exemple : dans une rencontre entre apparatchiks du PCUS, il y avait deux phases bien découplées : le temps où ces apparatchiks échangeaient avant l’ouverture de la réunion du parti et où ils s’exprimaient en langue russe, et le temps de la réunion au cours duquel tous les participants passaient sans transition à l’usage exclusif de la langue soviétique. On aura compris que cette dualité linguistique était strictement idéologique mais qu’elle reposait sur une relation différentielle à la réalité tellement marquée qu’elle constituait les deux modes d’expression en idiomes distincts.
Eh bien, je dirai que, en français, la loi du 11 octobre 2010 interdit à toute femme musulmane le port du voile intégral en public et que, en novlangue de la République française, elle interdit à quiconque de dissimuler son visage dans l’espace public. Dans cette affaire, alors que le français peut être, à l’égal du russe dans l’ex-URSS et pour peu que le locuteur le veuille, une langue de la vérité, la novlangue de la République française, que les parlementaires français ont en partage avec les membres du conseil constitutionnel, est, à l’égal de la langue soviétique en usage chez les apparatchiks du PCUS, l’idiome rigide et restrictif de la mystification institutionnelle (en l’espèce universaliste).
L’assemblée nationale avait adopté le 11 mai 2010 une résolution rédigée en français conventionnel dans laquelle elle considérait que « les pratiques radicales attentatoires à la dignité et à l’égalité entre les hommes et les femmes, parmi lesquelles le port d’un voile intégral, sont contraires aux valeurs de la République[3] ». Ce qui confirme bien que, lorsqu’il se mêle de politique, le parlement reconquiert sa liberté linguistique. Mais, un mois plus tard, dans l’antichambre de la législation, le rapport de la commission des lois préparait l’assemblée à la transition vers la novlangue en niant que le projet de loi visait le voile intégral. Florilège : « Le voile intégral n’est pas la seule tenue permettant de dissimuler son visage … le projet de loi concerne l’ensemble des tenues ayant cet objet » ; « Le projet de loi n’envisage pas une interdiction du voile intégral en tant que tel mais une interdiction de la dissimulation du visage », etc.[4]
C'est ainsi qu’une loi discriminatoire dans son objet annoncé, dans son projet, dans sa préparation, dans sa médiatisation, libellés tous en français conventionnel compris de tous, devient républicaine par la seule grâce de la novlangue de la République qu’elle choisit dans ses énoncés.
Le législateur français interdit le voile intégral (et rien d’autre que le voile intégral) non pas par la lettre explicite de la loi qu’il vote en novlangue mais par l’intention tout aussi explicite qu’il exprime en français avant et après le vote de la loi. Et la traduction de la loi en novlangue la met à l’abri de tout risque d’inconstitutionnalité, ce qui n’est possible qu’avec la complicité de toutes les hautes institutions, le conseil constitutionnel en tête, des tribunaux qui seront chargés de l’application, des médias et de l’opinion. Autant d’acteurs parfaitement bilingues et conscients de la fonction de leur bilinguisme.
Légiférer contre des principes contraires à la loi !
Dans la France de Macron, soudain, le discours politique est venu libérer le législateur de l’obligation de se soumettre à toutes ces figures imposées. L’ennemi est enfin désigné, on peut pointer les armes de la loi sans avoir à se dissimuler. Il n’est plus utile de légiférer au cas par cas en recherchant laborieusement dans le lexique de la République des motifs qui soient en adéquation avec le projet du jour. L’alibi de la laïcité lui-même, usé jusqu’à la corde, peut être rengainé. Emmanuel Macron l’a annoncé triomphalement dans le discours du 2 octobre 2020 : « Le problème n’est pas la laïcité ». Il précisait aussitôt :
Le problème, c’est le séparatisme islamiste. Ce projet conscient, théorisé, politico-religieux, qui se concrétise par des écarts répétés avec les valeurs de la République, qui se traduit souvent par la constitution d'une contre-société et dont les manifestations sont la déscolarisation des enfants, le développement de pratiques sportives, culturelles communautarisées qui sont le prétexte à l'enseignement de principes qui ne sont pas conformes aux lois de la République.
On demeure bien sûr dans le flou du symbolique, des approximations sociologiques au nom desquelles il ne devrait normalement pas être permis de triturer les libertés publiques, d’autant plus que le credo de Macron s’exprime dans un paradoxe apparemment insoluble : pourquoi faudrait-il légiférer contre des « principes qui ne sont pas conformes aux lois de la République » ?
Mais le propos, dont l’alarmisme confine au conspirationnisme, est familier aux oreilles des Français et ne fait que synthétiser en la systématisant l’angoisse diffusée depuis le diagnostic posé sur les « territoires perdus de la République » jusqu’au raccourci qu’a osé Gilles Keppel sur le « djihadisme d’atmosphère ».
[1] La répression convoquée au soutien des principes de la République, Revue du droit des religions, 2022, n° 13.
[2] L’article 2.1 de la loi précise que « pour l'application de l'article 1er, l'espace public est constitué des voies publiques ainsi que des lieux ouverts au public ou affectés à un service public ». Il aurait été plus juste de parler de « lieux publics » ou de « domaine public », qui étaient les expressions adéquates. On peut soupçonner que, si on a retenu l’expression d’ « espace public », qui désigne dans le langage de la science politique l’espace de la délibération citoyenne, c’est pour suggérer insidieusement que la laïcité était également en jeu, contre toute vraisemblance.
[3] Résolution du 11 mai 2010 sur l’attachement au respect des valeurs républicaines face au développement de pratiques radicales qui y portent atteinte.
[4] Rapport fait le 23 juin 2010 au nom de la commission des lois sur le projet de loi (n° 2520), interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public.
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