Khaled Satour
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Il est difficile d’ignorer la polémique qui s’est engagée depuis la fin du mois de mai à propos des manipulations étrangères du hirak algérien, alimentée essentiellement par la thèse qu’expose Ahmed Bensaâda dans le livre qui incrimine certaines figures, individuelles ou associatives mises en lumière par le mouvement de protestation enclenché le 22 février 2019[1].
Je
n’ai pas lu cet ouvrage, qui ne m’est actuellement pas accessible, mais on me
pardonnera de me livrer à tout le moins à une critique externe de ses énoncés à
partir des extraits qui en ont été divulgués sur Internet et des interventions
publiques auxquelles a donné lieu sa parution, notamment celles de l’auteur
lui-même.
A
titre préliminaire, je voudrais dire que l’auteur ne donne pas, dans sa
démarche générale, les meilleures garanties de crédibilité éthique et
intellectuelle.
UNE CHOSE ET
SON CONTRAIRE
- D’abord,
le fait qu’il ait confié à Richard Labévière le soin de rédiger la postface de
son ouvrage desservirait plutôt son entreprise. Cet homme, j’en ai personnellement
fait l’expérience, est prêt à tout pour diffuser son interprétation du monde, y
compris à se rendre complice des plus grossières falsifications[2].
Si c’est une caution morale que A. Bensaâda espérait trouver en lui, il a fait
le mauvais choix.
- Ensuite,
l’auteur s’est cru bien inspiré, en réponse à une critique qui lui avait été adressée, de commettre le
6 juin dernier un article qu’il a signé du nom de son frère assassiné il y a 25
ans. Intitulé « Hocine Bensaâda répond à Mourad Dhina[3] », cet
article loue l’intégrité et les mérites de son véritable auteur et accuse la
personne qu’il interpelle d’être le commanditaire de l’assassinat du malheureux
prête-nom que rien ne rattache plus pourtant aux affaires de ce monde :
« Je suis mort, M. Dhina, conclut-il, mais mon âme vous hantera jusqu’à la fin
des temps ». Ce procédé macabre est choquant car il mêle un mort aux
vilenies ordinaires que s’échangent les vivants. Il s’apparente à de la
sorcellerie, à cette magie noire dont on dit qu’elle utilise les morts comme
ingrédients de ses maléfices.
- Enfin, A. Bensaada est passé maître dans le double
langage, dans une forme de duplicité qui sème la confusion sur l’opinion qu’il délivre.
Il répète à l’envi qu’il n’a jamais nié l’authenticité du hirak dont il ne
manque pas une occasion de saluer les vertus et la pertinence. A l’en croire, il
s’efforce seulement de mettre en garde contre ceux qui voudraient le récupérer
pour le mettre au service d’agendas étrangers hostiles à l’Algérie. Cette mise
au point est largement relayée par ses laudateurs qui lui taillent désormais un
costume de « lanceur d’alerte ».
Mais
cette autojustification est irrecevable car il s’est laissé aller à des
jugements péremptoires qui interdisent définitivement d’y voir autre chose
qu’une manoeuvre. Dès le 4 avril 2019, dans le premier article qu’il avait
consacré au hirak, il avait en effet conclu dans les termes catégoriques
suivants :
« Le
modus operandi de ces manifestations conforme aux principes fondamentaux de la
lutte non-violente de CANVAS montre que 19 ans après la Serbie et 8 ans après
le début du « printemps » arabe, l’Algérie connaît à son tour une
révolution colorée[4] »
(Souligné par moi) ».
Depuis
lors, il a asséné avec constance ce diagnostic, déclarant dans une interview publiée
par le journal L’expression du 2
janvier 2020 :
« Le
mouvement de protestation qui touche actuellement l’Algérie n’est pas différent
de ceux qu’ont connus certains pays arabes en 2010-2011. Il s’agit d’un
prolongement du mal nommé « printemps » arabe qui a causé le chaos dans nombre
de pays arabes » (Souligné par moi) ».
Il
n’y a dans ce verdict ni « si », ni « mais »
ni « peut-être », le mode est indicatif et la forme
affirmative : le hirak est une révolution colorée, prolongeant le
printemps arabe.
S’il
se mêle désormais à ses propos des hommages rendus au hirak, dans l’oubli simulé de
son diagnostic, notamment quand il se félicite dans l’article que j’ai cité que
la jeunesse ait « pu faire dégager un pouvoir moribond »
(entendez celui de Bouteflika), c’est parce qu’il a rejoint un courant qui se
renforce rétrospectivement, et qui considère, dans le respect scrupuleux de la
doxa officielle, que le seul vrai hirak est celui qui, enclenché en février,
aurait pris fin en avril (ou en mai selon les versions) avec la destitution de
l’ancien président de la République. Dans les déclarations qu’il fait depuis la
parution de son livre et dans celles d’autres personnes dont il est proche et
qu’il semble avoir désignées pour s’exprimer en son nom (notamment au sein de
sa maison d’édition), le soutien qui est apporté à la « solution
constitutionnelle » mise en œuvre par Gaïd Salah le 12 décembre 2019
(l’élection du président Tebboune) va de pair avec la conviction que, à partir
d’avril 2019, c’est un faux hirak aventuriste qui s’est perpétué. Cette vision
des choses est arbitraire et injuste car elle discrédite sans raison valable
une partie importante de ceux qui ont manifesté. Il n’est pas contestable que
le hirak était composite, charriant des populations demandeuses de réformes
plus ou moins radicales et qu’une partie d’entre elles s’est retirée des
manifestations. Qu’elle l’ait fait parce qu’elle adhérait à la solution préconisée
par l’armée au printemps dernier n’est pas à écarter. Mais, pour rendre compte
de ce phénomène, est-il besoin de jeter l’opprobre sur ceux qui ont persévéré
dans la mobilisation ? Au risque de sous-entendre que leur présence au
départ de l’action pervertissait le mouvement à son origine et qu’il n’y a en
conséquence jamais existé de hirak « vertueux » ? Ce qui est,
nonobstant la duplicité de son analyse, la pensée profonde de A. Bensaâda.
J’en
viens maintenant à la thèse centrale de l’auteur que j’aborderai en élargissant
la perspective aux quelques thèmes suivants :
UNE GRILLE DES SYMPTÔMES RÉDUCTRICE
1° La
méthode qu’il utilise dans son ouvrage et dans l’ensemble de ses écrits est
contestable en ceci qu'elle réduit l’approche faite des « révolutions colorées »
à des cases qu’il coche sur une grille des symptômes très réductrice qu’il a
lui-même confectionnée. Avec pour résultat que, chez Bensaâda, l’identification
d’une révolution colorée découle quasi exclusivement d’observations relevant de
la sémiotique la plus simplificatrice. Il suffirait à l’en croire qu’un
mouvement de protestation recoure aux moyens de la lutte pacifique pour que la paternité
doive en être attribuée à la constellation des ONG et autres groupuscules
agissant pour le compte de la subversion américaine. Une telle approche n’est
pas recevable car elle interdit tout
dépassement des apparences qu’elle dispense de soumettre à l’épreuve fatidique
de l’approfondissement.
Je
voudrais rappeler à ce sujet que j’avais moi-même, dès le début du hirak[5],
relevé que les manifestations, du fait de l’anonymat de leurs promoteurs, de
leurs modalités de recours à l’action pacifique, par l’iconographie très
caractéristique qui leur avait servi d’ « ornementation »,
notamment les scènes de fraternisation avec les forces de l’ordre, et dans
l’accompagnement qui en était assuré à travers les réseaux sociaux,
ressemblaient à s’y méprendre à celles qui avaient inauguré les
« révolutions colorées » et plus près de nous dans le temps et dans
l’espace le si mal nommé « printemps arabe » qui a mis sur le carreau
au moins deux États de la région (la Libye et la Syrie), en favorisant leur
dépeçage par un nombre considérable d’armées étrangères agissant directement ou
par l’entremise de mercenaires armés.
Mais,
précisément, le jugement que j’avais porté sur ces précédents, notamment
arabes, ne s’était pas fondé sur le seul examen « sémiotique » de
leurs prémices pacifiques. Je m’étais forgé une conviction en constatant la
tournure qu’avaient prise les manifestations qui s’étaient très vite
accompagnées et nourries d’actions de guerre conjuguées menées par des armées
régulières et des milices vouées à semer le désordre, actions violentes qui,
dans le cas très spécifique de la Libye, avaient été menées d’entrée de jeu,
sans que l’on soit réellement sûr que des manifestations populaires dignes de
ce nom leur aient servi d’amorce. Il faut ajouter que l’ingérence dans les
affaires des États subissant ce type d’attaque est codifiée et fait appel à un
arsenal standardisé de mesures dont le caractère intrusif s’accentue dans une
gradation qui va des mesures structurelles prises en amont (soutien aux
institutions de la « démocratie » et à l’opposition, réformes
économiques dictées comme conditionnalité à l’aide internationale, etc.) jusqu’aux
mesures directes qui leur succèdent en aval (agitation entretenue dans
un but insurrectionnel, missions d’information, médiations, menaces de
sanctions économiques, menaces d’intervention militaire, etc.).
Dans
la version qui fut la sienne en 2011 dans les pays arabes, la « révolution
colorée » se reconnaissait à la simultanéité progressive des
manifestations civiles et de l’ingérence d’abord diplomatique, puis très vite militaire,
directe ou indirecte, qui précipitait les pays et les États dans le chaos. Autrement
dit, elle se reconnaissait certes à ses préambules, fortement marqués par le
recours aux techniques de l’insurrection pacifique, codifiées notamment par
Gene Sharp, mais aussi par les signes évidents qui sont aussitôt apparus d’une
déstabilisation orchestrée de l’étranger. Au terme de ce processus, l’arbre devant
être jugé à ses fruits, les « révolutions » de ce type, qu’elles
réussissent ou qu’elles échouent, ne manquent jamais à tout le moins d’ébranler
l’édifice institutionnel de l’Etat ciblé et de provoquer des déchirures
profondes dans son tissu social.
Pour
toutes ces raisons, le jugement porté sur la nature du hirak ne pouvait
s’arrêter à un constat superficiel. Celui-ci devait et doit encore être pondéré
par la prise en compte de la situation sur laquelle la contestation a débouché,
en prenant en compte les données fournies par les luttes politiques internes
qui agitent le champ du pouvoir algérien et les capacités d’interférence dont
disposent certaines forces occultes qui se nichent traditionnellement au sein
des appareils sécuritaires de l’État. Et il n’est guère besoin d’acérer le
regard pour se rendre à une évidence toute simple : rien n’indique, un an
et demi après le déclenchement du hirak, que l’Algérie ait été prise pour cible
par une révolution colorée.
UN POUVOIR MIEUX ASSIS QUE JAMAIS
2°
- Bien avant le coup d’arrêt donné au mouvement par l’épidémie du covid-19,
les rapports de forces au profit du pouvoir et au détriment de la société
demeuraient en effet solidement établis. Le régime s’est reconstitué dans sa
configuration antérieure au 22 février 2019, soumis à l’emprise de l’armée et
de ses services de sécurité. Ce qui a permis à ces derniers, tout en long des
trois derniers mois d’avoir les mains libres pour dissuader par la répression
exercée contre des dizaines d’activistes toute renaissance de la protestation.
L’appareil militaire apparaît plus que jamais comme le détenteur des principaux
leviers du pouvoir dans la mesure où, après avoir destitué Bouteflika et coopté
à sa place l’actuel président Abdelmadjid Tebboune, il garde la haute main sur
les principales institutions régaliennes de l’État et notamment la justice dont
les juridictions pénales n’ont pas cessé, sur ses ordres, de délivrer des
mandats de dépôt et de prononcer des peines d’emprisonnement dans des affaires
ayant trait à l’exercice des libertés publiques. Tels sont les acquis de la
« solution constitutionnelle » qui a la faveur d’Ahmed Bensaâda et de
ses soutiens !
A
l’heure où le régime s’apprête à mettre en discussion un projet de réforme
constitutionnelle, il est aisé de prévoir que cette hégémonie de l’armée
demeurera le trait principal de l’ordre constitutionnel algérien tant il est
vrai qu’aucun texte écrit ne pourra jamais apporter, par les « normes »
qu’il édictera, la moindre modification substantielle à la réalité matérielle
de l’ordre social qui sous-tend le système et qui surdétermine au contraire de
manière implacable le fonctionnement de toutes les institutions.
Mais
il faut aller plus loin et ajouter que, après qu’un mouvement populaire ait
échoué au terme de 12 mois de manifestations d’une ampleur sans précédent à
arracher au commandement militaire la moindre réforme du système, il nous est
loisible de qualifier de la manière la plus adéquate possible le statut que
s’est octroyé la hiérarchie militaire dans l’ordre social algérien. A cet
égard, il n’est plus possible de continuer à considérer que le phénomène se
limite à la seule question de « la prééminence du militaire sur le civil »,
héritée du mouvement national. Derrière la prétention de l’armée, renouvelée
avec éclat à l’occasion de cette « année du hirak », à détenir le
monopole de la définition et de la mise en œuvre de l’intérêt national, se
dissimule la consolidation de l’appareil militaro-sécuritaire en force sociale
détentrice d’intérêts et de privilèges non négociables par la société. Ce qui
signifie clairement que la hiérarchie militaire, sinon toutes les composantes
humaines de l’armée, s’est bel et bien constituée en caste oligarchique
échappant à la loi commune qui régit le reste de la société.
Cette
caste se singularise par deux traits qui ne sont qu’apparemment
contradictoires. Le premier, qui est somme toute propre à tous les appareils
militaires, en fait un bloc « insulaire » dans la mesure où on n’y
adhère pas nécessairement grâce à la position sociale qu’on occupe :
l’armée est régie par des règles de recrutement et de promotion dans le grade
qui en font un groupe social fermé sur lui-même, régi par des mécanismes organiques
qui lui sont propres, dans lequel la progression de carrière obéit à une
dynamique endogène, tout à fait indépendante de la logique qui détermine la
compétition et les critères de réussite au sein de la société. Le second trait
est en revanche que la position acquise à l’intérieur de la caste, en termes
d’influence dans le commandement ou de pouvoir dans l’appareil d’encadrement
bureaucratique, confère, sans que la loi commune ne le prescrive ni ne puisse
s’y opposer, une aptitude exorbitante à l’immixtion dans les rapports sociaux à
des fins d’enrichissement matériel qui échappent à toutes les règles sociales
de la concurrence ou du mérite, quelles qu’elles puissent être.
De
la sorte, s’est constituée une caste à la fois extérieure à la société et omnipotente
en son sein. Elle y occupe l’espace dévolu à la bourgeoisie qu’elle ravale au
statut parasitaire de classe compradore tributaire des prébendes qu’elle veut
bien lui allouer dans le cadre d’associations d’intérêts hautement lucratives
financées grâce à la dilapidation de la rente dont la caste dispose. Elle a
liquidé, avec le concours d’une bureaucratie aux ordres, les dépouilles de l’État social paternaliste hérité des premières décennies de l’État algérien,
rendu caduques les législations promulguées en matière de droit du travail et
de sécurité sociale et contribué au dépeçage du patrimoine agraire dont L’État
avait la propriété, réduisant la masse des travailleurs à la condition de
journaliers trimant sans espoir de lendemains dans l’enfer de l’économie
informelle, c’est-à-dire au chômage déguisé.
Il
faut se rendre à l’évidence : une caste aussi puissante, s’appuyant à la
fois sur le monopole des armes, la servilité de l’administration et la libre
disposition des richesses du pays, ne peut se sentir menacée par les
soubresauts d’une société exsangue.
LE POT DE
TERRE CONTRE LE POT DE FER
3° -
Et de fait, le hirak n’a jamais eu l’envergure requise pour ébranler le système
que je viens de définir à grands traits et n’en a d’ailleurs jamais exprimé l’intention
que dans quelques slogans simplificateurs qu’il a pu brandir ici et là. Il se trouve actuellement
à l’arrêt, incapable de se renouveler dans de nouvelles formes d’action, dans
un contexte où la paix civile, n’en déplaise à ceux qui crient au loup, n’est troublée
par aucune sédition observable qui serait la signature d’une ingérence
étrangère.
C’est
faute d’avoir pu puiser dans le présent, préférant fétichiser le patrimoine du
mouvement national, que le hirak n’a pu imposer la moindre réforme du système.
Pouvait-il d’ailleurs le faire, pour être tout à fait franc ? J’ai déjà eu
l’occasion d’écrire qu’il n’y avait pas la moindre chance de faire pièce à
l’hégémonie de la hiérarchie militaire si on ne puisait pas dans les ressources
des forces sociales du pays. Encore aurait-il fallu cependant que ces forces
existent de manière structurée, qu’elles soient déjà influentes et agissantes
dans le tissu de la société civile.
Et
j’entends par société civile quelque chose de plus enraciné que la poignée
d’associations microscopiques qui a accaparé cette appellation tout au long de
l’année 2019 ! J’entends la société civile au sens que lui donnaient Hegel
et à sa suite Marx, bien que l’un et l’autre en conçoivent l’articulation sur
le politique de manières diamétralement opposées. La société civile c’est la
société qui, vivace, donne vie à tout et à tous. C’est le lieu de la production
de richesses, le lieu de la création et des échanges qui, indispensable à
l’ensemble de la collectivité, est le creuset de tous les pouvoirs. Que L’État
ait ensuite pour rôle d’arbitrer entre ces pouvoirs, comme l’affirment les
libéraux ou d’entériner les rapports de domination qui se nouent entre eux,
comme le soutient le marxisme, importe peu pour l’instant. L’essentiel est
qu’il en est, d’une manière ou d’une autre, la traduction.
Ceci
pour dire que, étant donné la faiblesse et la précarité de la société
algérienne, délibérément entretenues par le pouvoir depuis six décennies, les
carences du hirak étaient inscrites d’avance dans les rapports sociaux.
Emmanuel
Sieyès, lorsqu’il défiait la caste nobiliaire à la veille de la
révolution française, pouvait lui opposer l’argument que le tiers-état était
« tout » parce qu’il réunissait entre ses mains la totalité des
activités qui faisaient exister la nation, voire qu’il était à lui seul cette
nation tout entière (c’est-à-dire ce qu’on dénommerait aujourd’hui la société).
Quelle catégorie sociale algérienne pourrait arguer, à l’adresse de la caste
militaire régnante, d’une telle prétention ? Certainement pas la classe travailleuse,
livrée aux aléas du libéralisme sauvage et vivant d’expédients, trahie par les
dirigeants de la centrale syndicale (l’UGTA) qui, tout en se réservant sa
représentation comme une chasse gardée, a pris part à la prédation,
essentiellement à travers la « tripartite » (Etat, syndicat,
patronat) qui n’avait de cesse, semaine après semaine, que de consommer la
ruine de l’économie nationale et la paupérisation de la majorité.
Aussi
bien le hirak n’a-t-il eu pour vocation que de véhiculer les appétits d’une classe
moyenne essentiellement urbaine rêvant de conquérir des libertés démocratiques
qu’elle s’est imaginé pouvoir obtenir en faisant l’économie d’un bouleversement
des rapports sociaux. Et c’est sans doute parce qu’il ne disposait d’aucun
levier social décisif que le mouvement s’est fait au nom du peuple tout entier,
au prix d’une surenchère nationaliste supposée faire l’unanimité.
Or,
l’unanimisme nationaliste, au contraire de l’antagonisme social, a pour moteur
l’affect. Il est donc hautement volatil car très réactif à toutes sortes
d’émotions et de suspicions, notamment celle de trahison. C’est ce qui rend
aujourd’hui l’opinion publique vulnérable à la campagne menée par des milieux
intellectuels acquis au nationalisme du désistement pour faire croire que le
hirak n’est que le cheval de Troie d’une entreprise US de regime change.
UN LIEN DE CAUSALITÉ PLUS QUE PROBLEMATIQUE
4° -
Et c’est le lieu ici d’évoquer ces « révélations » faites par A.
Bensaada à propos du financement des « ténors autoproclamés du
hirak » par la « National Endowment for Democracy » (NED).
Ce
volet de la démonstration qu’il fait de la manipulation étrangère du hirak
appelle trois ordres d’observations :
- Le
premier est que, jusqu’à la promulgation en 2012 de la loi n° 12-06 relative
aux associations, le financement étranger de ces organismes était de notoriété
publique. Réalité bien connue, il était traité régulièrement par la presse et,
mieux encore, revendiqué haut et fort par ceux qui en étaient les
bénéficiaires. Nous savions depuis une quinzaine d’années que la LADDH (Ligue
des droits de l’homme) avait reçu pareils financements, ce qui était un motif
fréquent de polémique à l’occasion des nombreuses crises qui ont déchiré cette
association[6].
Il en allait de même pour les associations de familles de disparus et, de façon
continue, pour les associations de femmes qui ont compté la NED parmi leurs
donateurs, entre tant d’autres ONG [7].
La
loi de 2012 est venue réduire à néant la relative autonomie dont avaient joui
les associations depuis la promulgation de la loi de 1990 qui leur permettait
de se constituer sans autorisation. La nouvelle législation a restauré
l’agrément administratif préalable et a instauré un contrôle tatillon sur le champ
associatif, nourrissant une grande méfiance à l’égard des relations entretenues
avec l’étranger[8]. La moindre
subvention étrangère devait de même être dûment autorisée et, dans la pratique,
on n’y était plus éligible qu’en vertu d’un accord-cadre conclu par l’Etat[9].
Cette
loi a été adoptée dans le sillage des « printemps arabes » et
découlait de la leçon qu’il avait administrée sur la possibilité pour les ONG
internationales de former et de financer des activistes politiques parmi les
nationaux. Voilà qui limite singulièrement la nouveauté des
« révélations » fracassantes de Bensaâda car c’est la preuve que les
services de sécurité du régime étaient de longue date prévenues des agissements
dont il croit nous offrir la primeur.
- En
second lieu, et cette observation découle de la précédente, le décompte que
présente A. Bensaâda des subventions allouées aux « ténors du hirak »
par les appareils de l’ingérence US ne va pas au-delà des exercices
correspondants au début des années 2000. Il ne semble pas avoir trouvé la
moindre trace de financements remontant à moins d’une quinzaine d’années. De
sorte qu’ils fait de ces informations un véritable contre-emploi tant il est
manifeste que le seul enseignement qu’on peut en tirer va à l’encontre de sa
thèse : elles indiquent en effet que les associations qui ont bénéficié de
subventions suspectes se sont plutôt éloignées de l’orbite de leurs démons
tentateurs au cours des dix dernières années. Du coup, le lien de causalité
établi entre les sollicitations de la NED et l’empressement de certains
« ténors du hirak » à s’impliquer dans la contestation actuelle
s’avère plus que problématique.
-
Enfin, troisième observation, proportionnellement à l’objectif que s’assignent
habituellement les révolutions de couleurs, les personnes et associations
pointées du doigt en tant qu’agents de la subversion me paraissent
singulièrement dépourvues d’influence.
Nous
parlons de « révolutions » destinées à changer des régimes ou à
défaut à les abattre. Elles se font en réalité selon deux modalités en fonction
des pays visés. Elles constituent des révolutions de couleurs, au sens strict
du terme, lorsqu’elles s’attaquent à des États contre lesquels elles peuvent
mobiliser des partis d’opposition représentatifs, solidement implantés et
articulés sur une société civile influente par ses associations et ses
syndicats. Dans des pays comme ceux du « printemps arabe », elles
s’adaptent aux données du champ politique et social (mais aussi aux projets
nettement plus agressifs en raison des enjeux régionaux) et s’attachent plutôt
à provoquer des déchaînements de violence, à défaut de pouvoir s’appuyer sur
des structures représentatives affirmées. Elles entreprennent alors d’abattre
les régimes et les États dans un même mouvement.
En
Algérie, je l’ai déjà longuement exposé, la société ne renferme que très peu de
ressources structurées susceptibles de mener à bien une contestation contre le
régime, quelle qu’en puisse être l’orientation.
Le
champ associatif, dont A. Bensaâda veut nous faire croire qu’il est pénétré et
manipulé par des organisations étrangères, est en réalité l’otage de forces
gravitant dans le microcosme politique et sécuritaire algérien : les
« organisations de masse » et les résidus de la « famille
révolutionnaire » légués par la période du parti unique demeurent sous la
coupe des partis de la majorité (FLN et RND) ; les organisations
patronales de quelque envergure, notamment le FCE (Forum des Chefs Entreprises), n’existent que par les
autorisations, crédits et prébendes diverses que leur décerne l’oligarchie
politico-militaire qui contrôle la rente pétrolière ; quant aux
associations dites de la « société civile » (au sens restrictif qu’à
pris l’expression), porteuses de projets plus ou moins revendicatifs en matière
de droits de l’homme ou de droits sociaux et culturels, elles sont bridées dans
leur action par la bureaucratie et affaiblies par la manipulation et le noyautage des services de renseignement.
Parmi
ces dernières, celles que cite Bensaâda au nombre des associations financées par
la NED, « la LADDH (Ligue algérienne de défense des droits de l’homme), le
RAJ (Rassemblement Actions Jeunesse), le CFDA (Collectif des familles de
disparus en Algérie), « SOS Disparus », Djazaïrouna, Somoud, etc. »
(interview à l’Expression précitée), ne représenteraient, en tant que
force de frappe insurrectionnelle, que du menu fretin.
Quant
aux personnalités que A. Bensaâda soupçonne d’avoir projeté la création d’un
Conseil National de Transition (CNT) à la libyenne, le sociologue Lahouari
Addi, l’avocat Mostefa Bouchachi et les militants politiques Karim Tabbou et
Zoubida Assoul, quel poids politique, quelle capacité de nuisance
pourraient-elles acquérir si même elles décidaient de fusionner leurs carnets
d’adresses ?
J’ajoute
qu’il est inutile de commenter les assertions de l’auteur sur l’implication de
l’organisation OTPOR et de son centre de formation CANVAS car, d’une part, il
ne nous fournit aucune information sérieuse indiquant que des
« ténors » du hirak aient été en contact avec eux, se contentant de
focaliser sur le poing fermé, sigle d’OTPOR, qui est apparu sur des pages Facebook soutenant le hirak. D’autre part, il le reconnaît lui-même, ce
symbole, brandi pour la première fois en Allemagne pendant la République de
Weimar, a pendant longtemps été le signe de ralliement de partis et mouvements
de gauche et a refait surface tout récemment dans les manifestations qui ont
suivi aux États-Unis l’assassinat de George Floyd. Par ailleurs, on ne l’a
aperçu à Alger l’an dernier qu’une fois, à ma connaissance, sur cet immeuble en
construction de la rue Didouche Mourad où se regroupaient les manifestants.
Apparition bien insolite à vrai dire, dans son unique occurrence, et qui n’a
d’ailleurs pas échappé à la chaîne Echourouk, proche du pouvoir, qui en
a fait ses choux gras, avec les mêmes intentions que Bensaada. Une
manipulation, de toute évidence.
LA MYOPIE DE
GAID SALAH
5° -
Dernier point qui achève de réduire la thèse de A. Bensaâda à un accès de
paranoïa que le régime et ses porte-voix s’efforcent en vain de
rationaliser : l’état-major de l’armée lui-même, bien qu’ayant très tôt
brandi le spectre de l’ingérence étrangère, l’a définie tout au long de l’année
2019 dans des termes tout autres. Il suffit pour s’en convaincre de revenir aux
nombreux discours prononcés par le défunt général Gaïd Salah.
Hormis le fait
que l’ex-chef d’état-major de l’armée avait constamment alterné à l’adresse du
hirak des propos le dénonçant comme étant un complot et des louanges le
glorifiant au nom de la communion du peuple avec son armée, on relève qu’il n’a
jamais pointé « la main étrangère » qu’en incriminant explicitement
ou implicitement la France et en lui adjoignant des complicités qu’il a fini
par identifier sans équivoque dans les réseaux sécuritaires obéissant au général
Mediène. Le 26 février à Tamanrasset, il mettait en cause « ceux qui
appellent à la violence » en se demandant s’il était « raisonnable
de pousser quelques Algériens vers l’inconnu à travers des appels suspects ».
Puis, le 5 mars à Cherchell, il accusait « certaines parties de
vouloir ramener l’Algérie aux années de braise et de douleurs ». Bien
que l’accusation fût ici particulièrement allusive, la référence aux années
1990 et le silence gardé sur l’identité de ces « parties » (qu’il n’a
pas qualifiées d’étrangères) suggéraient assez nettement que le général visait
des adversités internes.
Et
c’est ce qu’il devait confirmer le 30 mars, quelques jours après avoir annoncé
qu’il demandait l’application de la procédure prévue à l’article 102 de la constitution,
afin d’obtenir la destitution de Abdelaziz Bouteflika : « Des
individus connus (se sont réunis afin de) mener une campagne médiatique
virulente à travers les différents médias et les réseaux sociaux contre l’ANP
et faire accroire à l’opinion publique que le peuple algérien rejette
l’application de l’article 102 de la constitution ».
Le
même jour, en rapportant l’information, la chaîne de télévision
« Echourouk » s’est crue autorisée à préciser que le chef
d’état-major visait une réunion tenue par Saïd Bouteflika avec les généraux
Mediène et Tartag avec la participation de « membres des services de
renseignements français ».
Le
10 avril, le général Gaïd Salah mettait pour la première fois en cause sans
ambiguïté la France lorsqu’il déclarait :
« Avec
le début de cette nouvelle phase et la poursuite des marches, nous avons
déploré l’apparition de tentatives de la part de certaines parties étrangères, partant
de leurs antécédents avec notre pays, poussant certains individus au-devant
de la scène actuelle en les imposant comme représentants du peuple en vue de
conduire la phase de transition » (Souligné par moi).
Mais
les accusations devaient par la suite se concentrer sur la personne du général
Mediène que le chef d’état-major menaçait expressément le 16 avril à Ouargla de
« représailles devant la justice et devant le peuple » après
lui avoir reproché de « perturber les manifestations en fomentant des
violences » et de tenir des « réunions secrètes »
ayant pour but de « déstabiliser les institutions ».
Dans
la continuité de cette mise en garde, le général Gaïd Salah devait revenir à la
charge le 23 avril en déclarant :
« Notre
pays n’a cessé d’être la cible de complots abjects pour le déstabiliser et
mettre en péril sa sécurité […] Nous avons pu recueillir des informations
avérées faisant état d’un plan malveillant pour mener le pays à l’impasse, dont
les prémices remontent à 2015 lorsque les trames et les visées du complot ont
été révélées ».
La
simple datation du complot (l’année où le général Médiène a été mis à la
retraite) était suffisamment éloquente !
Ce
rappel des principales déclarations de Gaïd Salah atteste que l’armée qui a
tenu les rênes du pays tout au long des mois du hirak n’a jamais désigné comme
fauteurs de complots instrumentalisant la colère populaire que deux
parties : le général Mediène, en Algérie, et la France, comme puissance étrangère.
Si,
comme l’écrit Ahmed Bensaâda, les ténors « autoproclamés du hirak »
ont pour la plupart été financés par la « National Endowment for
Democracy » (NED) américaine, pourquoi le défunt général Gaid Salah n’a-t-il
jamais vu derrière les événements enclenchés le 22 février 2019 que la main de
la France, glissée dans celle du général Toufik ? Comment un
néocolonialisme régional a-t-il pu dissimuler, aux yeux de celui qui fut
pendant dix mois d’une intensité dramatique inédite l’homme fort de l’armée et
du pays, le plan diabolique, ourdi par l’impérialisme planétaire, et ce au
moment même où ce plan s’exécutait dans les rues algériennes ?
Tels
sont les éléments qui m’inclinent à penser que la thèse d’Ahmed Bensaâda n’est
qu’une mystification. Elle a trouvé quelque crédit auprès d’une partie de
l’opinion pour la seule raison que le pouvoir la promeut avec le renfort de ses
moyens médiatiques. Ce faisant, le régime n’hésite pas à renier la
représentation qu’il s’était faite des événements tout au long de l’année 2019.
Il est vrai que le général Mediène et ses principaux soutiens ayant été
neutralisés, il ne voit plus aucun bénéfice à les pointer du doigt.
Il
ne subsiste plus du hirak que des velléités désordonnées et déstructurées de
ranimer la flamme d’une contestation qui a suscité, en dépit de toutes ses
ambiguïtés, trop d’espoirs pour que de nombreux Algériens se résignent à ce
qu’elle s’éteigne.
Confronté
à des soubresauts appelés à durer, le pouvoir n'a pas trouvé mieux à faire que de s’ajuster à la
thèse fantaisiste d’un documentaliste du Net, dont les talents d’inquisiteur
n’ont d’égal que l’inconsistance des analyses, pour intenter à tours de bras
des procès en haute trahison.
[2] Je renvoie sur ce point, pour ne pas avoir à y revenir
plus longuement ici, à mon article du 30 juin 2019 intitulé Face à l’impasse
algérienne, la tentation de la fuite en avant (note n° 6). http://contredit.blogspot.com/2019/06/face-limpasse-algerienne-la-tentation.html
[4] Huit
ans après : la « printanisation » de l’Algérie.
[5] Notamment dans un article publié le 23 mars 2019 sous
le titre Volonté populaire et incarnation sociale : quelques
questionnements sur le « hirak » algérien.
[6]Voir l’article de Ahmed Halfaoui publié en 2013 sous le titre Les
droits de l’homme et l’argent ». https://www.legrandsoir.info/les-droits-de-l-homme-et-l-argent.html
[7] C’est ainsi qu’on peut lire dans la lettre
d’information n° 8 d’août-septembre 2003
publiée par le Collectif des familles de disparus les remerciements
suivants : « Nous
tenons à remercier la Fondation NED (National Endowment for Democracy) pour
avoir renouvelé son soutien financier pour l’année 2003-2004. Grâce à ce
financement, nous avons pu maintenir l’activité du bureau en Algérie, qui nous
permet de continuer à mener un travail efficace sur place ». http://www.algerie-disparus.org/app/uploads/2015/12/Newsletter-8-FR-20031.pdf
S’agissant des associations de femmes, le financement
étranger a toujours été particulièrement bien documenté dans de nombreuses
études. Citons par exemple un article paru en 2014 sous la plume de Feriel
Lalami, sous le titre : Algérie, pause dans les mobilisations
féministes ?: « Des
séminaires et des formations sur des thèmes généraux comme la violence, la
citoyenneté, la participation politique, ou spécifiques comme la communication,
la gestion ont pu être organisés avec l’aide de diverses fondations comme la
Fondation Friedrich Ebert, la Fondation Neumann ou l’ONG américaine Freedom
House qui reçoit une grande partie de ses fonds du National Endowment Democracy
(NED) ». https://www.cairn.info/revue-nouvelles-questions-feministes-2014-2-page-34.htm
[8]
Article 23 de la loi n° 12-06 de 2012 : Les associations peuvent coopérer dans un cadre de
partenariat avec des associations étrangères et organisations non
gouvernementales internationales, poursuivant les mêmes buts, dans le respect
des valeurs et des constantes nationales et des dispositions législatives et
réglementaires en vigueur. Cette coopération entre parties
concernées est subordonnée à l’accord préalable des autorités compétentes.
[9]
« Art. 30 :
Sous réserve des dispositions de l’article 23 ci-dessus, en dehors des
relations de coopération dûment établies, il est interdit à toute association
de recevoir des fonds provenant des légations et organisations non
gouvernementales étrangères. Ce financement est soumis à
l’accord préalable de l’autorité compétente.
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