Le présent article est d’une part une réaction à la dépublication par Mediapart de l’article de Houria Bouteldja aussitôt après sa parution le 24 décembre[i], et d’autre part une réponse à la diatribe de Albert Herszkowitz qui a suivi le 26 décembre sous le titre Houria Bouteldja en récidive d’antisémitisme.
La dépublication de l’article de Houria Bouteldja donne malencontreusement l’impression que Mediapart s’arroge sur les écrits publiés dans les blogs de ses abonnés un pouvoir de censure qu’il peut s’abstenir, en tout absolutisme, de justifier.
Car cette dépublication n’est nulle part motivée expressément. J’ai personnellement cliqué sur un lien de l’article et suis tombé sur cette annonce laconique : « Ce billet a été dépublié par la rédaction de Mediapart car il ne respecte pas la Charte de participation ». L’impression que cela m’a fait est sans doute la même qu’ont jadis ressentie tant de fois les lecteurs de certains journaux français, pendant la guerre d’Algérie, lorsqu’ils découvraient que l’encre des articles supprimés avaient blanchi, avant même de sécher, au point de se confondre avec la couleur du papier.
Cette absence de motivation du retrait de l'article permet à Albert Herszkowitz d’avancer sans la moindre argumentation que Houria Bouteldja est « en récidive d’antisémitisme » en faisant passer sa propre opinion pour celle de Mediapart. Elle permet aussi, par le même procédé, à l’un des commentateurs de son article de spéculer : Houria Bouteldja aurait énoncé « une affirmation antisémite un peu plus explicite encore que la série qui l'a précédée, à l'évidence dépubliée pour cela sur Mediapart ». On remarquera au passage que, dans les deux citations, la lecture de l’article se fait avec un pré-jugé non dissimulé sur son auteure qui est réprouvée pour l’ensemble de son œuvre.
Sans doute le silence de Mediapart encourage-t-il de telles interprétations. Mais, plus généralement, puisqu’il s’agit ici de liberté d’expression, il faut ajouter que les termes de la charte qui est si laconiquement invoquée sont problématiques. Ce texte stipule en effet que « conformément à la loi, dès lors qu’il sera informé de la publication d’un contenu susceptible d’engager sa responsabilité pénale, et après avoir informé le contributeur responsable de cette publication, Mediapart pourra procéder à sa suppression ». La charte précise que la loi dont il s’agit est celle du 29 juillet 1982 sur la communication audiovisuelle dans son article 93-3, dernier alinéa. En cas d’infraction résultant du contenu d’un message « adressé par un internaute à un service de communication en ligne et mis à la disposition du public dans un espace de contributions personnel », la responsabilité pénale du directeur de publication n’est engagée que « s'il est établi qu'il n'avait pas effectivement connaissance du message avant sa mise en ligne ou si, dès le moment où il en a eu connaissance, il a agi promptement pour retirer ce message ».
Le problème posé par la combinaison des stipulations de la charte et des dispositions légales et que celle-ci traite d’infractions constituées alors que celle-là parle de contenu « susceptible » d’engager la responsabilité pénale. Autrement dit, alors que la responsabilité pénale suppose que l’infraction soit établie, la dépublication se suffit de faits pouvant s’avérer délictuels (ou pas). C’est donc une appréciation fondée sur l’anticipation qui se substitue à un jugement dûment formé en application de la loi (ou à tout le moins à des poursuites engagées). La marge de différenciation est de ce fait assez large pour accueillir l’arbitraire et substituer l’appréciation politique aux conditions posées par la loi.
Quand à la discussion au fond, je crois qu’elle est condamnée à se renouveler à l’infini entre deux camps inconciliables, aux perceptions (mais aussi aux vécus et aux sensibilités) historiquement distinctes et antagonistes.
Pour le premier, la référence aux questions de l’antisémitisme et de l’antisionisme s’appuiera toujours sur l’Histoire de France et de l’Europe du siècle dernier, en se référant aux différentes pathologies qui l’ont affectée : nazisme, fascisme, stalinisme, etc. (mis à jour et convertis, comme le montrent certains commentaires, en archétypes de stigmatisation utiles à la pensée succincte et à la polémique routinière).
Dans ce camp, il n’est pas étonnant que le sionisme soit scruté avec un regard directement venu du 20e siècle, surentraîné à détecter de l’antisémitisme dans toutes les critiques d’Israël. En France, plus particulièrement, la défense d’Israël demeure, dans les cercles politiques dominants, une affaire sacrée. Régis Debray n’écrivait-il pas il y a quelques années à « un ami israélien » que « le principe de l’existence d’Israël fait partie de l’identité républicaine de la France ». Aussi bien, se risquant, tout au long d’un livre, à quelques réprimandes empruntant pourtant beaucoup à l’euphémisme, prenait-il la précaution de lui dire d’abord : « Tu te doutes bien qu’ami de la prudence et du confort intellectuel je n’irais pas me mettre à dos une phalange de bras vengeurs sans quelque profonde empathie ».
C’est dire ce que l’on a à craindre aujourd’hui encore à critiquer Israël !
Dans le camp opposé auquel appartient Houria Bouteldja et dans lequel on ne traîne pas le boulet du génocide nazi, Israël est un phénomène colonial actuel que les artifices de l’idéologie sioniste (notamment l’accaparement du statut d’indigène par un occupant allogène) sont incapables de travestir. Avec l’adoption en 2018 de la loi organique confirmant qu’Israël est un État nation juif, l’apartheid s’institutionnalise, y compris dans les territoires de 1948. Quant aux territoires occupés en 1967, le regard posé par un spécialiste incontesté, l’écrivain sud-africain André Brink, l’y avait déjà formellement identifié en 2010 :
« J’ai vu le réseau d’autoroutes modernes construites pour les Israéliens et les misérables petites routes auxquelles les Palestiniens sont confinés ; j’ai vu les oliveraies, souvent seul moyen de subsistance des agriculteurs palestiniens, arrachées par les Israéliens ; j’ai vu la prolifération de nouvelles colonies israéliennes en plein territoire palestinien, établies là à l’encontre de tous les accords signés, simplement pour renforcer la présence et le pouvoir des Israéliens dans un territoire qui ne leur appartient pas. J’avais déjà vu cela, du temps de l’oppression des Noirs par les Blancs en Afrique du Sud. J’avais déjà entendu les mêmes excuses et explications pieuses. » (Mes bifurcations, Éditions Actes Sud - C'est moi qui souligne)
Alors, trêve de bavardages : en 2020, alors que les Druzes eux-mêmes crient au racisme et que des enfants arabes sont interdits d’école dans les villages de Galilée, oui, on ne peut être israélien innocemment.
J’ajouterai qu'il en a coûté à Houria Bouteldja pour ce simple constat. Dans le même ouvrage déjà cité, André Brink, quant à lui, n’a pas retenu sa plume :
Si Israël ne s’est jamais lancé dans un génocide de l’ampleur de l’Holocauste, écrivait-il, le nettoyage ethnique que cette nation inflige aux Palestiniens équivaut, moralement, à une version lente et en mode mineur des camps de la mort. J’ai du mal à comprendre comment un peuple pour lequel il a été si difficile de se relever des horreurs de l’Holocauste peut ensuite infliger à d’autres ce qu’on lui a fait.
Selon les canons de la résolution votée par l’assemblée nationale française en 2019 à propos de l’antisémitisme, le livre d’André Brink aurait dû être saisi. Il n’est peut-être pas trop tard pour le faire !
____________________________
[i] Qu’on peut lire à l’adresse suivante :
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire