LE SYNDROME DU STATUT PERSONNEL MUSULMAN
Khaled Satour, 22 juin 2008
L’actualité charrie sans discontinuer des affaires qui soulèvent des polémiques aux enjeux considérables pour aussitôt disparaître du débat, non sans avoir marqué les esprits. Ainsi en est-il des violentes protestations soulevées par le jugement que le tribunal de grande instance de Lille a rendu le 1e avril 2008. Il n’est cependant pas trop tard pour y revenir : le ministère public a interjeté appel de la décision, l’affaire ne manquera pas de rebondir.
Le tribunal a prononcé l’annulation d’un mariage, sur requête de l’époux, en application de l’article 180 alinéa 2 du code civil qui dispose que « s’il y a eu erreur dans la personne, ou sur des qualités essentielles de la personne, l’autre époux peut demander l’annulation du mariage ».
On peut constater à la lecture du jugement (repris du blog Dalloz) qu’il est juridiquement inattaquable. Il y est ainsi relevé que l’époux demandeur « indique qu’alors qu’il avait contracté mariage avec Mme H, après que cette dernière lui a été présentée comme célibataire et chaste, il a découvert qu’il n’en était rien la nuit même des noces […] Estimant dans ces conditions que la vie matrimoniale a commencé par un mensonge, lequel est contraire à la confiance réciproque entre époux pourtant essentielle dans le cadre de l’union conjugale, il demande l’annulation du mariage ». Mensonge, confiance, on est jusque-là dans la morale élémentaire. Que l’on s’appuie sur l’article 180 CC pour formuler la chose juridiquement est parfaitement accepté par le juge qui délivre ainsi son interprétation du droit : « Il importe de rappeler que l’erreur sur les qualités essentielles du conjoint suppose non seulement de démontrer que le demandeur a conclu le mariage sous l’empire d’une erreur objective, mais également qu’une telle erreur était déterminante de son consentement ». La défenderesse atteste ces deux points sans réserve, « acquiesçant à une demande de nullité fondée sur un mensonge relatif à la virginité » et le juge est fondé à en déduire « que cette qualité avait bien été perçue par elle comme une qualité essentielle déterminante du consentement de M. M.C. ».
Le tribunal a appliqué le code civil dans les garanties que ce dernier à édictées pour s’assurer de la pleine intégrité du consentement des conjoints. Il l’a fait sur la base d’un alinéa 2 ajouté à l’article 180 par une loi du 11 juillet 1975 afin de renforcer l’autonomie de la volonté, c’est-à-dire rendre la loi plus libérale.
Des attaques dirigées contre le caractère impersonnel de la loi
Nulle part, dans l’argumentation du demandeur ou dans les attendus du juge, n’est faite la moindre allusion à la religion, ni pour spécifier la confession des conjoints, ni pour étayer la requête du demandeur, ni pour motiver le jugement. Que tout le débat public orchestré ensuite ait mobilisé la référence à l’islam, évoquant la répudiation et assimilant le jugement à une fatwa, pour se prévaloir, comme toujours, de la laïcité, relève donc de la pure manipulation. De précédentes décisions d’annulation sur la base du même article avaient en revanche explicitement fait référence à la religion sans susciter la moindre réaction : ainsi des annulations pour erreur sur l’existence de convictions religieuses (TGI du Mans, 07/12/1981) ou relative à la célébration d’un premier mariage religieux (CC, 1e ch. civ., 02/12/1997). Quant aux autres antécédents jurisprudentiels, les causes d’annulation retenues y étaient des plus diverses : une liaison antérieure au mariage, un passé de prostituée de l’épouse, une erreur sur la nationalité, sur l’aptitude à des relations sexuelles normales, etc.
La principale garantie d’une loi équitable, selon la théorie juridique la plus consensuelle, vient de ce qu’elle est impersonnelle. Le droit objectif, ensemble des règles juridiques en vigueur, saisit l’ensemble des individus de l’extérieur, en ignorant les composantes de l’identité et de la personnalité de chacun. C’est cette garantie (dont la critique du droit a maintes fois soutenu le caractère illusoire) qui risque aujourd’hui de montrer ses limites. L’article 180 protège l’intégrité du consentement des époux à partir de conditions générales abstraites destinées à assurer la libre expression de la volonté. Il suffit que l’erreur ait été objective et déterminante même si on n’exclut pas qu’elle ait été sciemment provoquée par l’autre conjoint. Le législateur n’a pas souhaité sanctionner les manœuvres dolosives dans le mariage, la sagesse (ou la grivoiserie) populaire ayant décidé que les manœuvres de la séduction étaient de bonne guerre. Mais il y a souvent une part de dol induite par l’erreur commise : mensonge ou dissimulation destinés à abuser l’autre. L’article 180 a donc pour vocation de protéger le libre arbitre des époux en dispensant le juge de toute autre investigation que celle qui établit la réalité de l’erreur et son caractère déterminant. C’est la règle commune et il est capital qu’elle soit interprétée et appliquée par le juge à tous les justiciables.
Le problème soulevé par la contestation de la décision de Lille est qu’elle invite à introduire, entre la généralité de la loi et la spécificité du cas jugé, celui-ci devant être subsumé sous celle-là par le moyen d’un jugement déterminant pur et simple, un niveau d’appréhension qui est resté étranger au raisonnement du juge et qui se justifierait par le fait que les époux sont de confession musulmane. Ce serait pourtant nier à la règle son caractère impersonnel et ôter au justiciable son statut d’individu indéterminé pour tout ce qui n’est pas nécessaire aux exigences de la fonction de juger. Le juge doit certes rendre une décision qui concerne des individus concrets mais seuls l’intéressent chez ces derniers les caractères que la loi met en jeu pour son application ou encore ceux qu’ils viendraient eux-mêmes à invoquer. Ajoutons que le cas d’espèce ne constituait pas même un litige avec ce que cette notion suppose de désaccord et de controverse et que le juge n’a pas pour mission d’alimenter gratuitement les conflits.
C’est donc la logique du droit que des stars médiatiques ont voulu mettre à bas : on affirme que la loi doit être la même pour tous et ne pas tolérer de discriminations, à l’avantage ou au détriment d’un justiciable, mais voilà que, au prétexte de s’en assurer, certains exigent qu’elle tienne compte de différentiels culturels et religieux, autrement dit qu’elle discrimine au-delà de ce que requiert son application à un cas d’espèce. On invoque la laïcité qui doit rendre sourd aux revendications fondées sur l’appartenance religieuse (on fait au juge de Lille un procès d’intention en suggérant qu’il les a implicitement retenues) mais, pour se prémunir contre les atteintes qui lui sont portées, on exige que la loi s’applique en considération de la religion du justiciable, que ce dernier n’a pas invoquée. On va même jusqu’à solliciter, pour faire bonne mesure, une révision de la loi (l’article 180 CC) qui permette d’excepter des « qualités essentielles de la personne » celles qu’un musulman-type (fantasmé dans l’imaginaire collectif) viendrait à considérer comme telles. On veut en somme déplacer le champ d’application de l’article 180 de la protection de l’intégrité du consentement à la chasse aux sorcières !
En vérité, une telle évolution vient prolonger, dans l’esprit, le précédent de la loi du 15 mars 2004 sur le port des signes religieux à l’école. La France était laïque avant sa promulgation et le conseil d’Etat, saisi pour interpréter le dispositif constitutionnel et légal en vigueur, désespérait régulièrement les tenants de la prohibition en affirmant que le port du foulard à l’école par les élèves n’était pas seulement licite, qu’il constituait de surcroît une liberté fondamentale consentie dans le cadre d’une laïcité bien comprise. On en a alors déduit, par une perversion du raisonnement cyniquement entérinée par le consensus, que le voile à l’école devant être à tout prix considéré comme contraire à la loi laïque qui l’autorise, quoiqu’en dise celle-ci par la voie de ses exégètes attitrés, il fallait modifier la loi pour l’interdire. L’adjonction d’un simple mot pour qualifier le port du voile, ostensible, dont l’interprétation était par anticipation imposée à tous les juges de France, fut la ruse retenue pour mettre en échec la déclaration des droits de 1789 et la convention européenne des droits de l’homme !
Retenons bien le raisonnement tortueux que je viens de décrire car il a de l’avenir : ce que la loi autorise peut néanmoins lui être contraire (peut-être par l’effet d’une sorte de vice caché de la loi !) et requérir une modification de la loi pour le proscrire. Avec le jugement de Lille, on est dans cette logique. Le résultat en est que, à l’avenir, la « menace islamique » subvertissant les principes fondamentaux du droit, il faudra au cas par cas énoncer un droit d’exception.
L’épouvantail de la charia
Mais il nous faut aller plus loin et rechercher les atavismes de représentation qui éclairent une telle attitude. En Algérie, pendant la période coloniale, le statut personnel musulman a été invoqué pour dénier le droit de l’« indigène » à la citoyenneté. Certains juristes estimaient même (et toutes les citations à venir sont empruntées à L-A Barrière, Le statut personnel des musulmans d’Algérie de 1834 à 1962, EU Dijon, 1993) qu’ « il ne pouvait être français parce qu’il obéissait à des règles analysées comme un droit national particulier ». A fortiori, il ne pouvait prétendre à la citoyenneté car « pour qu’il puisse y avoir égalité entre les citoyens, il fallait que la loi soit la même pour tous » ; or, « le statut personnel musulman était analysé comme un privilège, au sens où ce terme était entendu sous l’Ancien Régime et la Révolution ».
Ce n’est pas le lieu ici de commenter cette conception qui faisait du colonisé, spolié, déclassé, soumis au code de l’indigénat et à une fiscalité dérogatoire ruineuse, un privilégié. Je veux seulement évoquer l’hypothèse que la levée de boucliers suscitée par le jugement de Lille puise dans les ressorts mentaux souterrains d’un syndrome du statut personnel musulman. Tout se passe comme si les contestataires du jugement de Lille voulaient se persuader que l’époux, demandeur devant un TGI français, avait obtenu gain de cause en vertu d’un statut personnel musulman survivant perfidement dans l’inconscient du juge et en latence dans la loi républicaine. Car c’est bien contre la charia, épouvantail de prédilection, que ce sont déchaînées les foudres médiatiques. Il était bien entendu difficile de soutenir que le code civil français en soit inspiré de quelque façon que ce soit, lui qui était jadis proposé comme antidote au statut personnel musulman. Mais l’article 180 du code civil (et potentiellement peut-être d’autres prescriptions législatives) n’est-il pas susceptible de se transformer en cheval de Troie du droit musulman (dont on admet portant qu’il ne fait pas de la virginité une condition de validité du mariage) pour peu qu’un justiciable, excipant implicitement de son privilège, s’avise de l’exploiter pour servir des convictions suspectes autant que secrètes ? La législation laïque sur le port des signes religieux n’avait-elle pas été "corrompue" par le seul surgissement dans l’espace scolaire d’élèves musulmanes voilées, au point qu’il a fallu la modifier en 2004 ? Vigilance !
Plus généralement, la seule identification de justiciables comme musulmans détourne peut-être sournoisement les lois françaises de leurs causes et de leurs finalités originelles, trahit l’intention du législateur, surprend la bonne foi des institutions, et c’est l’ensemble de l’ordonnancement juridique, où s’additionnent toutes les lois et s’épanouit leur "âme" commune, qui risque de s’en trouver perverti ! De là à déclarer l’ordre public en danger et à sonner l’alarme, il n’y a qu’un pas. Et il a été franchi puisque l’appel que le ministère public a été sommé par le pouvoir politique d’intenter contre le jugement de Lille se fonde sur l’article 423 du nouveau code de procédure civile, lequel destine une telle initiative à « agir pour la défense de l’ordre public à l’occasion des faits qui portent atteinte à celui-ci ». Et c’est là peut-être que la boucle est bouclée. Citons un juriste colonial, J.P Niboyet, qui écrivait en 1938 :
Comme, en fait, elle (la loi indigène constitutive du statut personnel musulman, NDLR) a plus de chance de heurter l’ordre public que les autres lois des pays civilisés, la part quantitative dans laquelle on devra faire appel à l’exception d’ordre public n’en sera que plus élevée.
Citons aussi un arrêt rendu par la cour d’Alger en 1862, plus radical et aux accents très actuels :
Un grand nombre […] des droits que confère le statut personnel du musulman […] ne saurait se concilier avec les droits imposés aux citoyens français dont il ne saurait secouer le joug sans contrevenir aux principes d’ordre public et même aux lois pénales sous la double protection desquelles vit la nation française ; il s’agit là du grand principe d’égalité devant la loi que la Révolution de 1789 a inscrit en tête de nos institutions et auquel en aucune circonstance, il ne peut être porté atteinte.
On voit que le discours tenu au nom des principes républicains (y compris sous la botte impériale de Napoléon III !) a toujours été retors : il peut servir à revendiquer l’égalité devant la loi pour mieux discriminer et à contester la personnalisation des lois pour mieux attenter à leur caractère impersonnel.
Les deux citations précédentes illustrent une polémique sur la question de savoir si le statut musulman pouvait s’appliquer sur le territoire métropolitain : une conception personnaliste du statut affirmait que oui et une conception territorialiste soutenait qu’une telle solution heurterait l’ordre public.
Dans l’affaire de Lille, bien sûr, cette problématique n’est juridiquement pas de mise. Mais l’invocation de l’ordre public peut indiquer que les vieux démons hantent toujours les esprits : le tribunal de Lille n’a-t-il pas appliqué au demandeur quelque résidu du statut personnel musulman ? Il suffit d’actualiser les termes d’une idéologie insubmersible et substituer à la supériorité de la civilisation française les menaces portées par le choc des civilisations.
Pour ce qui est des enjeux juridiques du présent, le recours à l’argument de l’ordre public pour mobiliser le ministère public contre les jugements rendus en vertu de l’article 180 peut conduire à déséquilibrer l’économie du code civil. L’article 180 organise les seuls cas de nullité relative du mariage, c’est-à-dire ceux pour lesquels les actions en annulation ne sont ouvertes qu’aux époux : dans les vices du consentement, ce sont en effet des intérêts exclusivement privés qui sont atteints. C’est l’article 184 qui énumère les cas de nullité absolue lorsque l’ordre public est en jeu, justifiant que l’action soit ouverte à tout intéressé, dont le ministère public (défaut de consentement, bigamie, fraude à la loi, etc.).
Le fait d’invoquer l’ordre public pour intervenir dans un litige réglé par l’article 180 est à première vue fondé en droit sur l’article 423 NCPC (sous réserve de vérifier que les « faits qui portent atteinte » à l’ordre public mentionnés dans cet article peuvent inclure une décision de justice régulièrement rendue, ce qui est loin d’être sûr). Mais en tout état de cause, la préoccupation de l’ordre public me paraît ici envahir arbitrairement le champ clos des intérêts particuliers confiés aux soins du juge par l’article 180, surtout quand, comme ce fut le cas à Lille, les intérêts des deux parties s’avèrent concordants.
La démesure, l’affolement et l’alarmisme manifestés dans la polémique sur le jugement de Lille et dans la réaction des pouvoirs publics font en définitive craindre que le droit soit encore une fois mis à mal. Au regard des ravages que le refoulé colonial ne cesse de causer en France, je n’hésite pas à retenir le syndrome du statut personnel musulman comme première explication. Mais attendons. L’avenir nous dira à quelles extrémités mènera la tentation de la législation de circonstance que provoque de façon récurrente l’absurde sentiment d’une menace de l’islam. Pour l’heure, on peut pronostiquer que la cour d’appel saisie par le ministère public aura bien du mal à s’opposer au diktat politique et médiatique qui s’est exprimé en ce mois de juin. Et lorsque l’impersonnalité de la loi et l’impartialité du juge essuient de telles attaques , le préjudice est subi par tout le monde, sans distinction d’aucune sorte.
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