RETOUR SUR LES ATTENTATS DU 11 SEPTEMBRE
Khaled Satour
Les attaques du 11 septembre 2001 ont eu lieu il y a sept ans. Elles ont causé, dans des circonstances horribles, la mort de 3000 personnes sur le territoire américain. Mais qu’en savons-nous aujourd’hui en toute certitude, et que savons-nous de leurs auteurs, de leurs organisateurs ? Guère plus que ce qui fut fixé d’emblée, avant même que les Twin Towers n’aient fini de s’écrouler, par les annonces des politiques, relayées – et parfois précédées – par le discours des médias. Jamais l’ « espace public », fleuron démocratique tant vanté du « Monde libre », n’avait alors paru aussi servile, aussi assujetti aux impératifs dictés par les Etats.
Depuis lors, le terrorisme est devenu le phénomène qui affecte le plus notre rapport au monde, ébranlant jusqu’à notre certitude que la réalité existe en tant qu’objet de connaissance. Il fait partie de ces notions forgées pour se substituer au réel, s’y conformant en densité, en occupant l’exact volume avec une précision telle que leur négation suscite un vide vertigineux. En fait, le terrorisme est une catégorie qui permet d’absorber le réel à la manière d’un trou noir qui en dévorerait la matière. Le réel est soustrait, escamoté. Le plus juste – et le plus simple – pourtant est de dire qu’il fait l’objet d’une appropriation, ce qui n’est pas moins lourd de conséquences : toujours privative, l’appropriation est simultanément dépossession. Si le jugement public n’a pu s’exercer sur le 11 septembre, c’est parce qu’il a été proprement sidéré par l’action d’appareils tentaculaires dont je voudrais analyser ici quelques-uns des mécanismes et des effets. Car, à défaut d’un contre-pouvoir socialement constitué pour faire échec aux entreprises de mystification , il reste la ressource de méditer sur le réel et de dévoiler les procédés par lesquels sa vérité est mise hors du monde.
I. L’IMPUNITE DU MENSONGE D’ETAT
Jusqu’à ce jour, toute opposition à la thèse officielle, traitée par un mélange de raillerie et d’intimidation, a été radicalement proscrite de l’espace public. Elle s’est cristallisée dans la mise en cause de la manipulation et du mensonge d’Etat et ne manque pas d’arguments à cet effet. Pour ne retenir que ceux qu’un usage approprié de la raison serait justifié de soutenir, ils sont à mon avis de deux ordres :
- Les premiers se déduisent de la logique circonstancielle des événements. La thèse officielle soutient que l’organisation de Ben Laden, El Qaéda, a organisé les attaques et que les Talibans les ont soutenues sinon commanditées. C’est supposer que les Talibans et Ben Laden ont délibérément décidé de ruiner leur "fonds de pouvoir" et de livrer leur sanctuaire aux Etats-Unis. En somme de se suicider. De telles attaques ne pouvaient manquer d’entraîner l’invasion du pays, les plus fidèles sociétaires de l’espace public occidental l’ont relevé. Parmi eux, Alexandre Adler qui, tout en comparant Ben Laden à Hitler, en affirmant qu’il a étudié Mao Tse Toung, et en lui reconnaissant « une pensée stratégique », estime que le chef d’El Qaéda « savait, lui, qu’en frappant le WTC et le Pentagone, il obtiendrait une réaction violente des Etats-Unis ». Ce fin stratège a pourtant eu l’élégance, avant de livrer l’Afghanistan aux Américains, de les débarrasser, moins de 48 heures avant les attentats, du commandant Massoud, personnalité encombrante qui n’aurait pas manqué de leur compliquer la tâche. Comme il ne fait pas de doute que l’assassinat du chef de l’alliance du Nord et les attentats du 11 septembre étaient liés, on est dans l’invraisemblance.
- Les seconds sont strictement factuels : Il s’agit d’une part des transactions boursières, incontestables délits d’initiés, réalisées la veille des attentats. Eric Laurent révèle que, du 6 au 10 septembre 2001, « 4744 options à la vente d’actions de United Airlines sont achetées, contre 396 acquises à l’achat » et que, pour la seule journée du 10, on en a compté 4516 (contre 748 à l’achat) pour l’American Airlines. C’est-à-dire, pour les deux compagnies dont les avions ont été détournés (et seulement pour elles), vingt-cinq fois la moyenne habituelle. Et il s’agit, d’autre part, parmi les dix-neuf kamikazes "identifiés", des cinq qui se sont présentés à la presse au lendemain des faits, bien vivants, dont Ahmed El Nami qui déclare, toujours selon Eric Laurent, « n’avoir jamais perdu son passeport et trouve "très inquiétant" que son identité ait été "volée" puis diffusée par le FBI sans aucune vérification ».
J’en resterai là pour m’en tenir aux éléments établis. Aller plus loin et extrapoler sans preuve, sur la base des invraisemblances et mensonges constatés, une vérité de rechange serait un manquement à la rigueur. Quant à produire des preuves recevables, nous verrons en quoi cela représente une gageure, les procédures de vérité, attributs de souveraineté, étant le monopole des appareils de pouvoir.
La thèse du mensonge d’Etat doit elle-même être avancée à bon escient. Il ne suffit pas de l’entendre au sens d’un mensonge fait par les dits appareils entendus au sens strict. Ce serait dédouaner les autres champs constitutifs de l’opinion publique et faire des agents de l’espace public les dupes des politiques. L’espace de discussion et de délibération berné par les décideurs ? La réalité, comme nous le verrons aussi, est bien plus inquiétante : l’espace public est activement engagé dans la ratification du mensonge d’Etat.
Par ailleurs, le terrain du débat est configuré de telle manière que quiconque invoque le mensonge d’Etat soit suspecté de mobiles politiques. Ceux que Hannah Arendt appelait les « diseurs de vérité » sont supposés être désintéressés et doivent scrupuleusement « prendre pied hors du domaine politique ». Autrement dit, ils doivent se tenir à distance de l’espace politique car ce dernier est un lieu de positionnement où se déroulent des stratégies et se défendent des intérêts. C’est un lieu d’action où les vérités affirmées sont en compétition en vue de finalités et où le mensonge est partie intégrante du jeu. La parole du « diseur de vérité » se corromprait si on y soupçonnait la moindre recherche de profit politique. Arendt se préoccupait trop de défendre la pureté de la conception kantienne du domaine public et était convaincue que le mensonge organisé était, dans les démocraties, « un phénomène marginal ». Elle n’autorisait de ce fait le diseur de vérité à se prévaloir légitimement de mobiles politiques que dans l’hypothèse extrême « où une communauté s’est lancée dans le mensonge organisé principiellement, et non uniquement sur des détails ». En cela, elle tendait à n’incriminer que les régimes dûment étiquetés comme totalitaires, comme le fait Alexandre Koyré dans son essai sur le mensonge (même si elle s’est intéressée spécifiquement à certaines formes du mensonge d’Etat aux Etats-Unis).
Telle est la perversité des catégories induites par la mystique démocratique de l’espace public que la seule vérité tolérée dans le "Monde libre" est celle que l’on proclame en communion avec les pouvoirs politiques. Et on voit bien aujourd’hui tout le bénéfice tiré par les pouvoirs de la récupération des « diseurs de vérité ». Que de "philosophes", que d’ "experts", par essence désintéressés, tenants impartiaux de la "raison publique", dans le camp du consensus ! Défenseurs des puissants, ils sont disculpés de tout calcul politique : ils ont servi en Algérie pendant la décennie 1990, ils sont plus que jamais sollicités depuis le 11 septembre. Voilà pourquoi la mise en cause du mensonge d’Etat est vouée à l’échec : les pouvoirs dominants, loin de voir se liguer contre eux les diseurs de vérité, ont labellisé et enrôlé à leur service les plus nombreux d’entre eux, rejetant ceux qui les contestent dans le camp des « nihilistes ».
II. LE LEURRE DE L’ESPACE PUBLIC
Résumons quelques points de doctrine inlassablement rabâchés : l’espace politique, nous dit-on, est un lieu de décision et d’action dans lequel on conçoit que les vérités soient au besoin forgées de toutes pièces ; l’espace public est au contraire un lieu de discussion et de délibération où s’opère cette fameuse « publicité » kantienne qui constitue l’opinion publique. Ce dernier espace est censé contrer le pouvoir par un échange de « positions raisonnables » permettant en particulier que les vérités travesties soient rétablies.
Mais, disons-le tout de suite, cette conception optimiste est fausse à la base car elle fait dire à Kant, qui en est l’inspirateur, ce qu’il n’a jamais dit. Le philosophe allemand n’a opposé qu’en apparence les deux usages de la raison qu’il a distingués : un usage privé et un usage public. Le premier devoir des citoyens, en tant que rouages de la machine étatique en action, est d’obéir et se soumettre – à la discipline militaire, fiscale, etc. – (usage privé de la raison qu’on a voulu justifier en le fondant sur le devoir de réserve). Le loyalisme est donc la règle. Les formulations de Kant sont à ce propos sans équivoque :
Pour maintes affaires qui concourent à l’intérêt de la communauté, un certain mécanisme est nécessaire au moyen duquel quelques membres de cette communauté doivent se comporter de façon purement passive afin d’être dirigés par le gouvernement (…) ou du moins être empêchés de s’y opposer (…) Ainsi il serait désastreux qu’un officier à qui son supérieur vient de donner un ordre, veuille, dans l’exercice de ses fonctions, discuter bien haut de la rationalité des moyens envisagés ou de l’utilité de cet ordre : il faut qu’il obéisse.
Parallèlement, ce citoyen obéissant peut, à condition qu’on l’admette dans l’élite éclairée des « savants », s’exprimer librement en public. Il peut « raisonner » mais « sans qu’en souffrent les activités auxquelles il est proposé partiellement en tant que membre passif ». L’adhésion et l’obéissance sont bel et bien prioritaires. Dans cette combinaison qui rejette le droit de résistance à l’Etat, l’intérêt national tel que le définit le seul pouvoir politique est intangible. Lorsque l’heure est grave, ou décrétée comme telle, on se met au garde-à-vous et toute critique est une trahison.
Maurice Merleau-Ponty a su formuler cette impérieuse primauté de l’intérêt national sur le devoir de vérité. Constatant la subordination du devoir de vérité aux « conditions d’existence et (à) l’intérêt de la nation », alors même que « la vérité est toujours bonne à dire, au besoin contre le gouvernement, contre la nation », il l’explique par la tendance à se sentir « chargé de patrie » comme on se sent « chargé de famille ». Cette notion de chargé de patrie, à laquelle j’adjoindrai un supplément de signification, caractérise bien ce seuil d’acuité des enjeux, généralement situé au niveau des intérêts supérieurs de la nation et de la survie de l’Etat, à partir duquel les esprits les plus subtils, les plus lucides et les plus intransigeants deviennent soudain incurieux, sommaires et crédules. C’est comme s’ils atteignaient un niveau d’incompétence au-delà duquel ils délègueraient toutes leurs prérogatives intellectuelles au Léviathan que la moindre audace de la pensée, au-delà de cette limite, mettrait en danger, lui sans qui rien n’existerait ! Quand des intérêts supérieurs sont en cause, il faut abjurer l’intelligence dans un acte de dessaisissement qui relève de la foi. Les chargés de patrie sont des croyants si prompts soient-ils pour la plupart à répudier haut et fort l’obscurantisme des religions au nom de la raison.
Bien entendu la volonté individuelle n’est pas seule en cause. Ce comportement de chargé de patrie, Pierre Bourdieu l’analyserait sur un plan collectif comme la manifestation d’une « solidarité organique ». En dépit du pluralisme le plus complexe, ou plutôt grâce à lui, ce type de solidarité ne se disperse pas. Au contraire, le pouvoir exercé sur les esprits sera d’autant plus légitimé – donc efficace – qu’il fera intervenir une pluralité d’agents formellement différenciés car « l’efficacité légitimatrice d’un acte de reconnaissance (…) varie en fonction de l’indépendance, plus ou moins grande, de celui qui l’accorde ». Mais j’aime à considérer la multitude d’actes de foi grâce auxquels se consomme la défaite de la pensée car il ne serait pas équitable de dédouaner les intellectuels de leur responsabilité.
Ce sont, dans l’espace public différents agents, combinant divers procédés, qui ont contribué à imposer la vérité officielle du 11 septembre.
III. UNE AFFAIRE DE REPRESENTATIONS
Il y a une quinzaine d’années, le « terrorisme islamiste » a émergé comme catégorie structurant le discours sur l’actualité algérienne, véritable paradigme de représentation de l’ensemble des rapports politiques et juridiques. Cette représentation a été contestée essentiellement au nom de la vérité des faits qu’elle alléguait mais il faut admettre aujourd’hui que la mystification a fait subir à la vérité (et partant à la justice) une cuisante défaite. Les objections faites à la thèse officielle ont pu être parfois reconnues comme fondées mais le dernier mot est resté, à ce jour, à la vérité politique du conflit, c’est-à-dire celle qu’impose le rapport de forces. Ce fut l’occasion de faire un constat douloureux : la vérité des faits, empirique, vérifiable, n’était pas en cause, n’était même pas en jeu.
Depuis le 11 septembre, le thème du terrorisme et de la lutte antiterroriste s’est élargi à l’échelle de la planète et la tragédie algérienne a vu sa vérité politique étendue à la représentation globalisée du monde. En retour, grâce à l’invention de "El Qaéda du Maghreb Islamique", l’Algérie a été reconvertie en province du "Terrorisme-Monde", dotée de ses propres kamikazes et de ses sites Internet incendiaires.
Le "Terrorisme-Monde" est un champ structuré dans lequel une succession de faits « incroyables » viennent sans cesse confirmer des prévisions infaillibles. La correspondance représentations/faits/décisions y est implacable. Une raison y semble à l’œuvre et, en dépit de l’alarmisme entretenu, modulé parfois dans des accents apocalyptiques, un dessein est constamment en voie de réalisation.
Ce dessein se réalise à coups d’événements qui constituent la matière première de l’histoire mais aussi de l’actualité. Contrairement au fait, l’événement n’est pas justiciable de la vérité et relève de la narration. Il entre dans la trame d’un récit parce qu’il « fait avancer l’action : il est une variable de l’intrigue » (Ricœur).
Pour nourrir la narration, l’événement doit être saisi dans le cours chronologique : la narration n’étant pas une explication par la causalité, elle intègre l’événement grâce à l’avant et à l’après même si les historiens contestent l’interprétation a posteriori. Et le 11 septembre a pu être commémoré dès son premier anniversaire en tant qu’événement historique pleinement signifiant et univoque.
Le fait indique ce qui est arrivé, il est « la chose dite » alors que l’événement est « la chose dont on parle ». Cela est clair : le fait a ou non une vérité et l’événement a un sens. Mais lorsqu’un savant de l’espace public démocratique Bernard Williams, philosophe, y mêle ses explications, voilà ce que cela donne :
Lorsque nous voulons qu’un événement particulier fasse sens, nous construisons souvent un récit à partir d’une série d’événements qui y ont conduit. Si nous réussissons à ce qu’il fasse sens, nous devons considérer que les éléments qui composent le récit sont vrais (…) Mais cela ne veut pas nécessairement dire que nous pensions que ces actions aient du sens (…) Il faut qu’il fasse sens pour nous que de telles actions aient pu faire sens pour des gens qui se trouvaient dans ces circonstances.
Et d’illustrer ces énoncés indigestes par le cas du 11 septembre :
Ni pour vous ni pour moi, il ne ferait sens de se tuer et d’immoler des milliers d’autres humains pour des objectifs politiques confondus avec une certaine religion. (Mais) il vaudrait mieux que cela fasse sens pour nous (que) cela puisse faire sens pour quelqu’un d’autre (pour) que le monde fasse sens pour nous.
Williams ne paraît pas conscient de toutes les stations de la souffrance qu’il inflige à la pensée pour que l’événement fasse sens. A ce prix, un événement peut s’accommoder des faits les plus invraisemblables, il n’en exige aucune vérification : il doit faire sens et dès lors qu’il fait sens, les éléments qui le composent sont réputés vrais.
Et le point de départ de la construction d’un récit, c’est une représentation donnée du monde qui est souvent définie à tort comme une simple "contemplation" destinée à lui conférer une cohérence, lui découvrir un ordre intelligible. En réalité, la représentation du monde n’est jamais passive parce que produire un ordre intelligible, ce n’est pas seulement mettre de l’ordre mais aussi imposer un ordre .
Analysant le 11 septembre comme l’événement qui a ouvert à la stratégie américaine le "champ des possibles" qui lui était nécessaire au moment précis où il s’est produit, je ne parlerai de représentation qu’en liaison avec l’action politique. On a dit que les attentats avaient changé le monde En fait, s’ils ont matériellement et humainement retenti à New York comme une terrible déflagration, ils n’ont changé le monde qu’à la surface, au niveau des perceptions et des imaginaires, ce qui est déjà considérable et ce qui s’est révélé être leur fonction. Guy Debord avait fort justement relevé que « l’histoire du terrorisme (était) écrite par l’Etat » et qu’ « elle (était) donc éducative ». Depuis le 11 septembre, Madrid, Londres et tant d’autres étapes de la terreur ont édifié les masses. Ils ont surtout libéré l’action : le 11 septembre fut l’ouverture d’un horizon illimité à la réalisation des stratégies.
Et des stratégies, la fin de la guerre froide en a tant suscitées, associées à tant de représentations vendues comme des théories scientifiques qu’on y retrouve toute la problématique de la connaissance reliée à l’action : les thèses les plus largement diffusées sont celles qui ont été proposées par les auteurs les plus proches des centres de décision. La première chronologiquement, celle de l’enlargement , antithèse directe du containment de la guerre froide, a inspiré la diplomatie économique en suggérant une globalisation paisible aux perspectives optimistes. Proposée par Anthony Lake, conseiller de Bill Clinton, elle prenait acte de la consolidation de la démocratie-monde en Occident et considérait qu’une stratégie de subversion libéralisante par l’économie suffirait à gagner les réfractaires au modèle dominant. Elle entendait cependant que les Etats-Unis demeurent le vecteur de l’action contre une barbarie plus ou moins réductible et, à cette fin, supplantent l’ONU dans les actions à fins militaires ou humanitaires.
Contre cette thèse, l’activisme du Pentagone s’inspirera d’abord de la vision du couple Alvin et Heïdi Töffler qui avaient identifié dès les années 1970 un monde où coexistent dans un anachronisme explosif trois vagues de civilisation (agraire, industrielle et de la connaissance) qui ont successivement fait l’apport des révolutions néolithique, industrielle et électronique. Puis, dans la compétition stratégique qui a suivi la fin de la guerre froide, le couple Töffler (qui fut proche de Reagan) a durci le ton dans un ouvrage publié en 1993 et intitulé War and antiwar : étanches, inconciliables, ces vagues devenaient aussi irrémédiablement antagonistes que des races (qui en étaient souvent les vecteurs). Partout, elles seraient des facteurs de guerre et l’élimination des plus archaïques par la plus moderne, présente dans sa plus grande "pureté" aux Etats-Unis, était la finalité historique (et donc stratégique) d’une guerre implacable.
Mais c’est en définitive dans l’opposition entre les thèses de Francis Fukuyama et de Samuel Huntington que se cristallisera la compétition pour la représentation du monde la plus élaborée et la plus universellement crédible. Dès 1989, Fukuyama exposait sa thèse de la fin de l’histoire, variante du paradigme de l’enlargement, mais rehaussée par les concepts de la philosophie de l’histoire : « l’universalisation de la démocratie libérale occidentale comme forme finale du gouvernement humain ». Pour sa part, Samuel Huntington, visant explicitement cette proposition, estimait d’emblée que la fin de l’histoire était une fiction dissimulant la réalité d’un déclin de l’Occident. Quand Fukuyama considérait qu’aucune opposition (pas même celle de l’ « empire du ressentiment » islamique) ne pouvait produire un modèle universalisable, Huntington soutenait que le facteur d’instabilité le plus grave était la civilisation musulmane. Plutôt qu’une « guerre d’Etat », ce sont des « guerres de fracture » qui étaient à prévoir, en particulier contre le terrorisme islamiste, jusque sur les terres de l’Occident . Et Huntington se faisait prophète : « Viendra le moment où quelques terroristes seront capables d’exercer une violence de masse et de causer des destructions massives ». Etienne Balibar a pu écrire que ces énoncés « semblent anticiper jusqu’au détail de certains événements et des discours actuels, ce qui veut dire aussi qu’ils ont contribué à en configurer la perception ou la rédaction » (Souligné par nous, KS).
Même si les deux auteurs conceptualisaient le monde de l’intérieur du camp occidental (Edward Said les a qualifiés tous deux d’« apologistes d’une tradition occidentale exultante »), Huntington était plus proche que son rival des équipes dirigeantes (déjà expert militaire pendant la guerre du Vietnam !) .
Le 11 septembre les a départagés et la presse a pu ironiser sur la défaite de ce « malheureux Fukuyama ». Mais l’événement a surtout érigé la thèse de Huntington en vision du monde sanctionnée (sanctifiée ?) par l’expérience. Il n’est pas douteux qu’elle est d’abord instrumentale mais il est un fait qu’elle a acquis un statut intellectuel redoutable et qu’elle s’est imposée dans l’interprétation du monde : en dépit des dénégations, l’inconscient collectif occidental y adhère avec des conséquences graves sur les comportements sociologiques, les législations, le tissu social. Pire encore, le choc des civilisations, "confirmé" par les attaques du 11 septembre, a pu s’imposer comme un processus empiriste de la connaissance, articulant théorie et pratique dans une démonstration imparable. Noam Chomsky nous apprend d’ailleurs que Huntington est, en la matière, un récidiviste :
En 1981, Huntington (…) a expliqué la fonction de la menace soviétique : « on peut avoir à vendre » une intervention ou une autre action militaire en « donnant l’impression fausse que c’est l’Union soviétique que l’on combat ».
Le choc des civilisations, en tant que représentation du monde, n’est donc que l’argument marchand qui, à la faveur du 11 septembre, a permis de vendre l’invasion de l’Afghanistan et de l’Irak, Guantanamo, les lois antiterroristes et la torture. Car si la représentation a pour fonction de produire un ordre, il faut comprendre par là une notion pouvant paradoxalement signifier le contraire, c’est-à-dire un chaos, un ordre de la confusion. L’action qui en découlerait se justifierait alors comme une remise en ordre. Et c’est souvent un ordre chaotique que les appareils de pouvoir américains s’obstinent à brandir pour légitimer leurs stratégies. Alain Joxe estime que l’écroulement du camp socialiste à la fin des années 1980 « mettait en danger la représentation d’un monde dangereux » indispensable au maintien d’un « système impérial prédateur ».
Ce conditionnement préalable par la peur du chaos et la nécessité de la riposte est amplifié au sein de l’espace public à chaque événement majeur de l’actualité.
IV. LES IMAGES DU 11 SEPTEMBRE OU LA CONFISCATION DU REEL
En premier lieu, il a fallu assurer la captation du réel sur le vif, dans le déroulement des faits. L’impression d’une profusion d’images du 11 septembre, retransmises en direct puis rediffusées à l’infini, était trompeuse. En réalité, c’est un nombre très limité de prises de vue qui a été offert au public. On a voulu l’expliquer par des considérations économiques, dont le monopole de quelques grandes agences qui aurait standardisé l’offre d’images. On a soutenu aussi que des considérations éthiques ancrées dans la tradition américaine interdisaient d’exhiber les morts, de donner la détresse en spectacle. Mais, si on en juge par ses seuls résultats, la mise en images des attaques montre une exceptionnelle maîtrise en considération du chaos ambiant. L’image en tant que mise en ordre du chaos, c’est la modalité immédiate, instantanée, de l’appropriation du réel. On a pu voir en direct le second avion s’encastrant dans une tour, alors que la première était déjà dévastée, mais aucune image de l’attaque contre le Pentagone n’a été diffusée. C’est comme si on avait voulu exposer une partie du réel pour attester de la vérité du tout, en misant sur la "contamination du regard". Simultanément, incrustée sur l’écran de CNN, la bande annonçant « l’Amérique attaquée », était l’interprétation des faits. Car il n’y a pas de mise en ordre du réel sans interprétation. L’interprétation est la part intellectuelle de l’appropriation, elle est, en matière d’actualité, le pendant de la création en matière de production d’œuvres de l’esprit. La création doit être originale et refléter la personnalité de l’auteur. Même effectuée à partir de faits réels, elle représente l’essence de son auteur et non pas celle de la réalité. Au contraire, l’interprétation est conçue pour être inséparable des faits, pour en constituer une chaîne telle qu’il devient impossible de les individualiser. Cette affirmation affichée d’emblée, « l’Amérique attaquée », va faire subir aux faits une mutation décisive, elle va les déposséder de leur autonomie, les faire disparaître en tant que fait vérifiables.
Prenons pour point de départ un antécédent historique et les prolongements juridiques auxquels il a donné lieu, en y faisant la part de la logique propre au droit. Le seul document qui a saisi par l’image l’assassinat le 22 novembre 1963 du président Kennedy fut un film en 8 mm tourné par un cinéaste amateur, Abraham Zapruder, qui l’a ensuite vendu à Life Magazine. Par la volonté d’un quelconque chargé de patrie qui devait se trouver à sa direction, le magazine s’est abstenu de diffuser le film dans les semaines suivantes et on a souvent considéré que cette "négligence" avait en partie favorisé la thèse du crime isolé : on ne distinguait que trop nettement sur le film les impacts attestant qu’il y avait eu plusieurs tireurs. Quelques-unes des images furent plus tard publiées dans un livre consacré à l’événement, dont l’auteur fut attaqué en justice par le magazine, au nom du droit de propriété. L’écrivain soutint devant le tribunal que l’assassinat était un événement d’actualité, faisant partie du domaine public, « sur lequel aucune création ne s’était effectuée » puisqu’il « était re-produit tel quel » (Ces débats sont rapportés et commentés par Bernard Edelman ). Le juge admit que l’événement d’actualité ne pouvait être approprié mais que « la forme particulière de l’enregistrement » était protégée par le droit d’auteur, précisant que chaque photographie reflétait « l’influence personnelle de l’auteur, et qu’il n’en existe jamais qui soient identiques ». Il signifiait par là que « l’histoire est le fond, le domaine public (…) et (que) l’auteur lui donne forme, c’est-à-dire qu’il donne la forme de la propriété privée à un fond considéré comme propriété publique » (Souligné par nous, KS).
Les images du 11 septembre seraient à ce compte une appropriation de la forme épargnant un fond d’actualité présumé propriété de tous (ou de personne). Mais une telle dissociation devient ici un pur artifice pour les raisons suivantes :
1. D’abord, l’interprétation (l’ « Amérique attaquée ») était certes enchâssée dans l’emballage formel mais elle en excédait les limites de façon délibérée et prétendait qualifier le fond dans toutes ses extrapolations possibles : elle l’incorporait d’autorité dans la forme et privatisait le tout sans discriminer. L’interprétation de l’image annexait d’ailleurs aussi bien un fond d’actualité qui n’était pas représenté : le Pentagone, le corps des victimes, la panique et surtout le sens de l’événement dans son ensemble. Elle faisait dire à l’image ce que celle-ci montrait (l’attaque contre les Twin Towers), ce qu’elle dissimulait (l’attaque contre le Pentagone) et même ce qui ne ressortissait pas du tout de la perception visuelle (C’est Ben Laden qui a organisé les attaques). Pierre Bourdieu s’est intéressé à ce genre de procédé dans son livre Sur la télévision. Il écrit :
En fait, paradoxalement, le monde de l’image est dominé par les mots. La photo n’est rien sans la légende qui dit ce qu’il faut lire – legendum –, c’est-à-dire, bien souvent, des légendes, qui font voir n’importe quoi. Nommer, on le sait, c’est faire voir, c’est créer, porter à l’existence. Et les mots peuvent faire des ravages : islam, islamique, islamisme …
2. Par ailleurs, Bourdieu a aussi montré que le primat du visuel à la télévision faisait violence au réel car il permettait d’en escamoter toutes les dimensions soustraites au regard du téléspectateur, donnant à celui-ci l’illusion que la seule réalité est celle qu’on lui donne à voir, que tout le fond réside en quelque sorte dans la forme :
La télévision peut, paradoxalement, cacher en montrant, en montrant autre chose que ce qu’il faudrait montrer si on faisait ce que l’on est censé faire, c’est-à-dire informer ; ou encore en montrant ce qu’il faut montrer, mais de telle manière qu’on ne le montre pas ou qu’on le rend insignifiant.
Bourdieu insiste ici sur ce que la télévision cache, en évitant de le montrer ou en montrant autre chose. Mais il y a aussi ce qu’elle montre en le cachant. Elle a fait en sorte, le 11 septembre, que l’attaque du Pentagone, dont on n’a eu aucune image, soit vécue au même degré de réalité que celle des deux tours. C’est parce que la forme (l’image) n’a rapporté le réel que partiellement qu’elle a pu plus sûrement se l’approprier dans sa totalité (en tout cas dans la totalité que la thèse officielle a choisi de donner au réel). Elle se l’est annexé d’autant plus intégralement qu’elle a choisi d’en dédaigner de larges pans. Il devenait de ce fait aussi suspect de s’interroger sur le visible (la rapidité avec laquelle les deux tours frappées se sont effondrées ou encore la raison pour laquelle la tour 7, épargnée, s’est affaissée) que sur l’invisible (et Thierry Meyssan l’a appris à ses dépens quand il a soutenu qu’aucun avion n’avait percuté le Pentagone).
On peut dès lors corriger le commentaire tiré de la décision judiciaire relative au film de l’assassinat de Kennedy, affirmant que l’appropriation par l’image laisse intact un domaine public abstrait de toute propriété, et soutenir que les images du 11 septembre ont rempli une fonction d’appropriation du fond de l’actualité (le réel) par un procédé formel d’exposition/dissimulation.
Si, en termes de production intellectuelle, la forme seule peut être déclarée propriété privée, en termes d’actualité, le fond est de fait lui-même dévolu à une appropriation privative se gardant bien de se revendiquer comme telle mais s’avérant à l’expérience inaliénable. Il faut dire que le film de l’assassinat de Kennedy avait cette double particularité, redoutable pour la vérité officielle, d’être une bande non sonorisée réalisée par un amateur désintéressé . Diffusé à temps, il aurait pu compliquer la tâche de la commission Warren, dont les conclusions ont tranquillement pu enterrer l’affaire en septembre 1964 ! Au contraire, les images du 11 septembre furent le produit d’une lourde logistique agrémentée d’une interprétation écrite et sonore sophistiquée, relayée par les chargés de patrie du monde entier. Elle est supposée n’avoir rien laissé du réel qui puisse servir à contester la thèse officielle. Elle a dans un double mouvement produit le réel, en le taillant aux mesures exactes de la version officielle, et l’a confisqué, soustrait à toute investigation indépendante. Avant même que ne s’écoule le moindre délai de latence, tout questionnement sur la vérité du 11 septembre est devenu justiciable de la théorie du complot.
V. DES PREUVES INDISCUTABLES MAIS … INDICIBLES
Cette première étape ayant été menée à bien, l’espace politique et l’espace public sont intervenus en force pour balayer toute contestation. Considérons, en l’illustrant par des exemples, la façon dont se sont articulées les discours pour prouver, après l’avoir exposée, la vérité du 11 septembre.
Souvenons-nous que c’est Tony Blair qui a été le porte-voix des pouvoirs occidentaux à cette occasion. Dans l’introduction du document présenté par le premier ministre britannique à la chambre des Communes le 4 octobre pour prouver la culpabilité de Ben Laden dans les attaques et repris par Le Monde daté du 9, on pouvait lire :
Ce document n’a pas pour but de fournir matière à des poursuites contre Oussama Ben Laden devant une cour de justice. Les informations obtenues par les services de renseignements ne peuvent généralement pas être utilisés comme preuves en raison de critères stricts d’admissibilité et de la nécessité de protéger les sources. Mais sur la base des informations disponibles, le gouvernement de Sa Majesté a toute confiance dans les conclusions qui sont présentées dans ce document.
Sous le titre La bonne piste, Jacques Amalric faisait part dans Libération du 5 octobre de ses appréciations sur ces "preuves":
Ces preuves sont-elles convaincantes ? Au sens juridique du terme, on ne peut l’affirmer. Peut-être seraient-elles acceptées comme telles par un jury de Cour d’Assises française. Certainement pas par une juridiction anglo-saxonne. Mais personne ne pouvait s’attendre, à ce stade, à ce que la preuve scientifique de la responsabilité de Ben Laden soit apportée. D’abord parce que l’enquête (…) ne fait que commencer (…). Il n’en demeure pas moins que tout un faisceau de présomptions désigne bien Ben Laden et ses séides. Et qu’aucune autre piste n’est crédible à ce jour.
Amalric ne fait que paraphraser le discours de Blair : Les preuves existent mais ne peuvent être divulguées ; elles n’auraient aucune valeur devant un tribunal mais elles sont indiscutables. Cependant, il en redouble la légitimité. Car si Blair sollicite la fibre patriotique en proclamant la confiance du « gouvernement de Sa Majesté », Amalric fait l’apport de sa conviction de présumé savant se livrant à un usage public de la raison. Sauf que, devant la gravité de la situation, il sort le joker du devoir de réserve et intervient en chargé de patrie. Une patrie élargie : J.M. Colombani, du Monde, ne venait-il pas juste de lancer sa fameuse formule : « Nous sommes tous des Américains » ? Tous, y compris Blair et Amalric et bien d’autres encore. Car c’est une des fonctions les plus actuelles du terrorisme que de déterminer un sujet visé qui est « au choix, "nos sociétés", ou "l’Occident", ou "les démocraties" ou même "l’Amérique", mais au prix vite payé que "nous" soyons "tous américains" » (A. Badiou).
Plus question dès lors d’exiger que les preuves soient rendues publiques pour que la presse s’assure de leur validité, se livre aux investigations nécessaires pour éclairer l’opinion publique et juge de l’opportunité de déclencher une guerre qui, George Bush l’a annoncé dès le 16 septembre 2001, sera « une campagne de grande envergure et de longue durée ». En France, des affaires comme les disparus de l’Yonne ou l’assassinat du petit Grégory ont donné lieu à des dizaines d’enquêtes dans lesquelles les journalistes ont fait preuve d’un esprit d’investigation et d’un zèle démesurés. Aucune investigation n’a été menée par la grande presse sur un événement aussi considérable que le 11 septembre. Le soldat Amalric, journaliste dans un quotidien indépendant mais enrôlé symboliquement dans l’armée de coalition, ne peut faire de sa raison que l’usage privé approprié à pareilles circonstances. Libération, comme tant d’autres organes prestigieux de l’espace public occidental, comme avant lui la presse indépendante algérienne tout au long des années 1990, adopte la logique de l’espace politique. Car en quoi consistent les déclarations de Blair et donc leur paraphrase par Amalric ? Elles ne sont qu’une désignation de l’ennemi avec déclaration de guerre simultanée. Cette façon qu’elles ont d’écarter le recours au droit, sans avoir à s’en justifier outre mesure, les caractérise indiscutablement comme telles. Carl Schmitt dépeint ainsi l’ennemi :
Il suffit, pour définir sa nature, qu’il soit, dans son existence même et en un sens particulièrement fort, cet être autre, étranger et tel qu’à la limite, des conflits avec lui soient possibles qui ne sauraient être résolus ni par un ensemble de normes générales établies à l’avance, ni par la sentence d’un tiers, réputé non concerné et impartial.
Pour que vive la guerre, le droit doit être déclaré hors jeu et c’est exactement le contenu de la déclaration de Blair. Quant à l’adhésion mimétique d’Amalric, on en trouve aussi une explication chez le même Schmitt :
L’ennemi ne saurait être qu’un ennemi public, parce que tout ce qui est relatif à une collectivité, et particulièrement à un peuple tout entier, devient de ce fait affaire publique.
Foin donc de l’espace public et de la raison, les rangs se serrent lorsque se dessine la figure de l’ennemi. Aux Etats-Unis même l’effet fut encore plus absolu : les attaques ont provoqué « un esprit d’unité nationale et d’exaltation qui n’est pas sans rappeler celui des Etats européens lorsque éclata la guerre de 1914 » (A. Lieven). Les Américains s’en sont pleinement remis « à un gouvernement tout puissant et unanime » et pendant deux ans on n’entendit « aucune voix dissonante » (S. Spoiden).
Les savants de l’espace public américains se sont, pour leur part, mobilisés bien au-delà du cercle médiatique le plus médiocre. Et, pour nous convaincre que notre combinaison Blair-Amalric n’en est qu’une parmi d’autres dans un système de pensée élargie, lisons ce qu’écrivait à la même époque le "philosophe" américain William Walzer :
Si nous avons identifié correctement le réseau terroriste à l’origine des attentats du 11 septembre, si véritablement le gouvernement taliban les a favorisés et commandités, alors la guerre d’Afghanistan est assurément une guerre juste (…) Nous ne devrions pas, je crois, voir dans cette guerre une "action policière" dont le but serait de traîner les criminels devant la justice. Nous manquons de preuves à cette fin, et ces preuves sont sans doute obtenues par des voies clandestines (…). On les décèle en interceptant des e-mails et d’autres sources non officielles, que les tribunaux américains ou internationaux ne pourraient que récuser. (…) Quoi qu’il en soit, faut-il vraiment exiger des procès en ce moment, quand les réseaux terroristes sont toujours en activité ?
Mais Walzer, qui fut l’un des signataires de la fameuse « Lettre d’Amérique » par laquelle le gotha des savants américains a donné en février 2002 carte blanche à George Bush, ne se contente pas d’accomplir son devoir consensuel du moment, il se saisit de l’occasion pour réaffirmer ses convictions de belliciste moralisateur, sans manquer, à son habitude, de se mêler de stratégie :
On pourrait contourner cette difficulté en instaurant des tribunaux militaires fonctionnant à huis clos, où le règlement en matière de preuve serait assoupli. Ce serait toutefois au détriment de la légitimité : il ne faut pas seulement rendre la justice, comme dit le proverbe ; il faut la rendre au vu de tous. Aussi les tribunaux sont peut-être pour demain (…). Une "guerre" contre le terrorisme ne doit pas d’abord regarder en arrière en réclamant compensation ; elle doit regarder en avant en pratiquant la prévention. Dès lors (…) la guerre d’Afghanistan demeure d’importance secondaire (…). La bataille cruciale contre la terreur c’est celle qui se joue ici même, en Grande-Bretagne, en Espagne, en Allemagne et dans les autres pays qui accueillent la diaspora arabe et islamique.
Le ton de Walzer est bien plus assuré que celui d’Amalric. Il est philosophe et entend sans doute, par l’usage du " nous", s’élever au rang du sujet universel. Il est aussi américain et ce " nous" suggère l’implication dans la décision, au sens métaphorique mais aussi opérationnel : Walzer préconise des stratégies (nous ne devrions pas …, on doit…, il faut…), prescrit la guerre, envisage déjà les tribunaux militaires qui jugeront les terroristes. Walzer ne se contente pas, à la manière d’un Amalric, d’acquiescer comme un subalterne. Il se donne pour mission de convaincre. Il sollicite le sens commun en lui faisant apport de sa caution savante d’intellectuel organique, de "commis du groupe dominant". Et la résurrection de cette catégorie d’intellectuel, les "persuadeurs permanents", selon cette autre formule de Gramsci, n’est pas la moindre des surprises que nous vaut la lutte antiterroriste. C’est qu’il s’agit d’obtenir l’adhésion de l’opinion publique en dérobant à sa connaissance les éléments du dossier.
Blair, Amalric et Walzer nous disent la même chose : les preuves existent qui ne sont pas communicables. On aura d’ailleurs remarqué que ni Amalric ni Walzer n’ébauchent une discussion des faits. Ces derniers sont acquis en quelque sorte par la théorie, ils se présupposent. Préalablement au discours, une mystérieuse alchimie a fait de la réalité un matériau transmuté. Mais Walzer s’enhardit, il fait peser dans la balance le poids d’une carrière, d’une réflexion déjà longuement élaborée sur la « guerre juste ». Il détaille les données du dilemme guerre/droit comme s’il s’agissait réellement d’un choix douloureux qui n’était pas tranché de longue date par la stratégie du Pentagone. Il nous donne l’impression que le gouvernement américain s’est résigné à la guerre par le même cheminement que lui-même : l’usage public de la raison. Certes, nous dit-il, on pourrait s’en remettre à la justice, mais les preuves disponibles, bien qu’indiscutables, n’y seraient pas recevables. Et d’ailleurs la guerre envisagée est juste et doit être une "vraie" guerre, pas une « action policière ». Cependant, comme pris par un scrupule, il semble protester de son attachement au droit. Mais pourrait-il se résoudre à la caricature qu’on en ferait ? Etant donné les circonstances, on ne pourrait avoir recours qu’à des « tribunaux militaires fonctionnant à huis clos, où le règlement en matière de preuve serait assoupli », ce que sa morale personnelle ne saurait accepter ! Il aura quand même sur ce dernier point exprimé un vœu, refoulé sans grande conviction, que George Bush exaucera en novembre 2006 !
Sachant, comme nous l’avons dit, que l’incrimination de Ben Laden et des Talibans comme auteurs des actes du 11 septembre est une désignation de l’ennemi, au sens schmittien, en vue de faire la guerre, qu’elle est donc une décision relevant de l’arbitraire propre au politique, de ce que Chantal Delsol appelle « un discernement intime », on résumera les enseignements tirés de ces extraits par les observations suivantes :
1. La tentative de rationalisation du discours politique par les savants de l’espace public, dont nous avons pris pour échantillon le journaliste Amalric et le philosophe Walzer, aboutit à une première aberration concernant la preuve des faits et des incriminations. On ne peut parler de preuves dans le cadre d’un processus d’établissement des faits qu’à partir d’un dissensus originel qu’on résoudrait au terme d’une délibération ouverte. Je ne vise pas par là la procédure judiciaire au sens strict, j’y ajoute la délibération censée s’ouvrir d’emblée dans l’espace public. Là seulement se déciderait, si la théorie était réellement ce que l’on prétend, l’enjeu capital de la recherche d’une vérité démocratique qui dessaisirait le pouvoir politique et ces appareils de l’ombre que sont les services secrets de leur pouvoir de manipulation, véritable pouvoir de vie et de mort. Que peut signifier l’idée sous-jacente que les preuves requises pour faire la guerre et celles requises pour poursuivre en justice ne sont pas de même nature et que les premières sont moins rigoureuses que les secondes ? Que l’acte d’entrée en guerre est moins lourd de conséquences dramatiques que des poursuites judiciaires ? Parle-t-on de deux voies alternatives pour établir à coup sûr la même vérité ? Rien n’est moins sûr. Et, à supposer que l’urgence justifie qu’on renonce aux longueurs de la procédure, n’est-il pas impératif d’être particulièrement exigeant sur les motifs qui poussent à aller semer la destruction dans (au moins) un pays.
2. Walzer, tout particulièrement, paraît avoir la présomption de croire qu’il propose la marche à suivre. Dans ses nombreux écrits, il avait forgé la notion d’ « urgence suprême » pour préconiser la liberté « de faire tout ce qu’il importe de faire, militairement parlant, pour éviter le désastre ». Il veut donc donner à croire que les conséquences qu’il avait prévues en savant, par l’usage public de la raison, sont en train de se réaliser et qu’il va inspirer l’action du pouvoir. Nous savons en fait que depuis 1992, bien avant les attaques du 11 septembre, la stratégie dite de la primauté avait fait envisager au Pentagone les invasions de l’Afghanistan et de l’Irak. Walzer ne fait donc qu’accomplir son devoir d’obéissance, en bon chargé de patrie qu’il est.
3. Les journalistes et intellectuels adhèrent à la vérité édictée par le pouvoir, authentique doxa que l’on peut énoncer ainsi : « Le 11 septembre 2001, Ben Laden et El Qaéda ont mené, avec le soutien des Talibans, des attaques terroristes contre les Etats-Unis qui appellent une légitime riposte militaire d’envergure de ces derniers ». Ce dogme, qui a structuré le champ de ce que les Américains ont appelé le nine-eleven ou 9/11, politiques et savants se sont fait un devoir d’en préserver l’intégrité. Par exemple, si les trois extraits cités s’interrogent sur la recevabilité en justice des preuves de Blair, c’est pour répondre unanimement par la négative, puisque l’option militaire est au cœur de la doxa. Ils ne recourent à ce questionnement que par pure redondance, pour reformuler la réponse à des fins pédagogiques. Notons à ce propos que, avec la pédagogie, le sarcasme est le second motif d’un questionnement simulé de la doxa : sarcasme opposé comme substitut d’argument à tout hérétique, à quiconque mettrait en doute par exemple l’implication de Ben Laden. Nous en connaissons une application, en Algérie, dans le fameux "qui-tu-qui ?", devenu "kituki", inventé par le DRS.
De la même façon, il faut dissiper, pour accréditer le dogme, certaines interrogations légitimes sur la vérité assénée, désavouer la profane incrédulité dans laquelle se complaît trop souvent le sens commun le plus vulgaire. Certes, tous les qualificatifs ont été utilisés pour qualifier les attaques du 11 septembre : extraordinaires, incroyables, inimaginables, etc. On a besoin qu’elles soient perçues ainsi pour justifier la terrible riposte. Mais s’il faut faire penser l’impensable, il faut le contenir dans des limites pour empêcher que l’imagination populaire ne batte la campagne. Dans Libération du 13 septembre, Serge July s’était empressé de borner les frontières de l’impossible :
Une telle opération paraissait impossible. D’abord, aucune puissance terroriste, étatique ou privée, ne disposait en principe d’une logistique de cette dimension (…) Deuxième impossibilité : l’ampleur, la densité et la qualité des systèmes d’espionnage, d’écoute et de sécurité. Ce double verrou a sauté : les protections n’ont pas tenu (…) l’ensemble de la chaîne de sécurité a disjoncté, depuis l’impuissance des services secrets et du FBI jusqu’à l’absence de réaction rapide de l’aviation. (Souligné par nous, KS)
Un aveu d’impuissance des systèmes de sécurité, délivré ici par procuration, qui rappelle l’acte de contrition par lequel le général Khaled Nezzar avoue la passivité des forces de sécurité algérienne pendant les grands massacres des années 1990 : « délais prolongés des exactions (…) présence des forces de sécurité quadrillant le secteur (…) évanouissement dans la nature des terroristes ». Et qui dispense de toute interrogation, a fortiori de toute investigation !
En compensation de ces figures imposées par la doxa, les chargés de patrie ont toute latitude de débattre des formes légitimes de la riposte militaire : Quelles précautions prendre dans la conduite de la guerre pour épargner au mieux les civils ? Comment faire produire à la guerre des résultats "justes" ? Autrement dit le fameux jus post bellum, dont Walzer a fait le cœur de sa morale guerrière, le jus ad bellum qui dicte la nécessité de faire la guerre étant du domaine de la doxa. Cette latitude a permis aux médias, tout en soutenant la guerre, de donner libre cours à leur humanisme. Ainsi l’éditorialiste du Monde daté du 9 octobre 2001 écrit-il :
Celle des preuves étant réglée, reste la question de la cible. Elle ne doit pas être un pays déjà martyr, l’Afghanistan, ni son peuple (…) La longue campagne militaire qui s’annonce ne doit viser qu’un régime, celui des talibans, dont l’appareil politico-militaire est intimement imbriqué à la logistique et à l’idéologie de Ben Laden. Ladite campagne ne conservera l’appui des alliés des Etats-Unis – aujourd’hui unanime – qu’à la condition de se doubler d’une opération humanitaire pour les Afghans.
Nous vérifions, sept ans plus tard, qu’un tel sentimentalisme n’engageait personne en rien : des milliers de civils afghans sont morts du fait de l’occupation, dont une bonne partie suite à des « bavures » de la coalition, et le soutien est toujours unanime.
4. Nous avons bien enfin dans les trois premiers textes les éléments de la problématique de la neutralisation du droit. Or, que constatons-nous ? Que le droit paraît suspendu, tout au moins qu’il est écarté, déclaré ineffectif, dès l’occurrence de l’acte terroriste. C’est comme si cet acte, fait matériel au regard de l’ordonnancement normatif, déclenchait un état d’exception, sans même qu’une décision formalisée par les organes constitutionnels compétents soit intervenue. La décision politique de désignation de l’ennemi rend ipso facto le droit indésirable, inadéquat. Et il est évident que c’est le politique (Blair) qui dirige les savants de l’espace public vers ce renoncement au droit. Et cela s’opère d’une bien curieuse manière. Nos trois auteurs reconnaissent bien le droit comme concerné, puisqu’ils évoquent les tribunaux, mais ils le décrètent unanimement hors-jeu. Serait-ce que la guerre, parce qu’elle est présentée comme juste, substituerait de plein droit sa légitimité à la légalité ? Diverses approches récentes ont montré comment l’état d’exception résultait de la suppression de garanties juridiques au moyen de lois antiterroristes. Peut-être convient-il de réexaminer la source de l’état d’exception : celui-ci commence-t-il à la promulgation de la législation d’exception ou bien alors est-il constitué de fait dès la commission de l’acte terroriste, surtout quand celui-ci est de l’ampleur des attentats du 11 septembre ? C’est Walzer qui recommande de ne pas regarder « en arrière » vers le droit et les tribunaux mais « en avant » vers la guerre. La prévention plutôt que la compensation, ce sont aussi ses termes. Il ajoute : « Les tribunaux sont peut-être pour demain ». Ce sont des formules saisissantes qui expriment nettement au présent la disparition du droit : celui-ci se situe à la fois derrière, déjà dépassé, et « peut-être » demain, déjà improbable (ce n’est donc pas l’urgence qui disqualifie les tribunaux !). La perspective immédiate, juste « en avant », dans l’action, c’est l’exception car, si Walzer préconise bien la guerre à l’extérieur, c’est pour aussitôt insister sur ce qu’il faut faire « ici même » : se prémunir contre la diaspora arabe et islamique, c’est-à-dire s’attaquer aux libertés.
Ce n’est pas la première fois dans l’histoire que le zèle des chargés de patrie les porte à applaudir les pleins pouvoirs!
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Ouvrages cités par ordre alphabétique de leurs auteurs :
Adler A. : J’ai vu finir le monde ancien, Grasset, 2002
Arendt H. : Vérité et politique, in La crise de la culture, Gallimard, 1989
Badiou A. : Circonstances, 1, Léo Scheer, 2003
Balibar E. : L’Europe, l’Amérique et la guerre, La Découverte, 2003
Bourdieu P. : Méditations pascaliennes, Seuil, 1997 et Sur la télévision, Raison d’Agir, 1996
Chomsky N. : Les Etats manqués, Abus de puissance et déficit démocratique, 2006
Debord G. : Commentaires sur la société du spectacle, Gallimard, 1992
Edelman B. : Le droit saisi par la photographie, Maspero, 1973
Fukuyama F. : La fin de l’histoire et le dernier homme, Flammarion, 1992
Huntington S. : Le choc des civilisations, O. Jacob, 1997
Joxe A. : L’empire du chaos, La Découverte, 2000
Kant E. : Qu’est-ce que les Lumières, précédé de Idée d’une histoire universelle, Nathan, 2005
Laurent E. : La face cachée du 11 septembre, Plon, 2004
Lieven A. : Le nouveau nationalisme américain, Lattès, 2004
Merleau-Ponty M. : Pour la vérité in Sens et non-sens, Gallimard, 1996
Nezzar K. : Mémoires, Chihab, Alger, 1999
Rancière J. : Chronique des temps consensuels, Seuil, 2005
Ricoeur P. : La mémoire, l’histoire, l’oubli, Seuil, 2000
Schmitt C. : La notion de politique, Flammarion, 1992
Spoiden S. : Etonnante Amérique, Ed. de l’Aube, 2005
Walzer W. : De la guerre et du terrorisme, Bayard, 2004
Williams B. : Vérité et véracité, Gallimard, 2006
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