jeudi 21 septembre 2023

LE CONTRESENS


 

Khaled Satour

La levée de boucliers qui a suivi le renvoi d’un lycée de Bejaia de la jeune fille portant une robe kabyle était à mon avis largement surfaite. Qu’elle se prolonge par un appel lancé sur les réseaux sociaux à faire du 27 septembre la journée du port de la robe kabyle relève de la surenchère identitaire inutile et déplacée.

A cela deux raisons :

1° - La première est que le renvoi de l’élève, aussitôt désavoué par le chef de l’établissement, fut l’initiative stupide et isolée d’une personne dans laquelle il était aussi stupide de voir une hostilité de l’école algérienne à l’endroit de la tenue traditionnelle kabyle, des Kabyles et de la Kabylie. Établir, comme l'ont fait certains, un parallèle entre cet incident isolé et l’interdiction de l’abaya en France édictée par décision du ministre de l’Éducation nationale et en application d'une loi à portée générale n’avait pas de sens.

2° - La deuxième raison, qui me paraît la plus importante, c’est que, au vu de la tenue choisie par la jeune fille telle qu’on la voit sur les vidéos (Cf. captation ci-dessus), il est vraisemblable que le censeur qui lui a interdit l’entrée de l’école ne réprouvait pas tant le fait que la robe qu’elle portait fût kabyle que le fait qu’elle ne la couvrait pas suffisamment : l’absence de manches et le cou dénudé, ajoutés aux cheveux relâchés, ont sans doute heurté une certaine conception de « la décence » qu’il partage malheureusement avec un trop grand nombre de ses compatriotes, en Kabylie et ailleurs.

Sans qu’il faille lui donner plus de portée qu’il n’en a, cet incident est donc une illustration des restrictions imposées aux femmes et jeunes filles algériennes au nom des normes religieuses machistes qui étouffent la société et n’a selon toute probabilité rien à voir avec une hostilité vouée par l’institution scolaire aux Kabyles.

Mais est-il si surprenant qu’un contresens aussi grossier ait été si largement répercuté ? Non, car il est le résultat, prêt à se reproduire au moindre prétexte, de l’extrême crispation identitaire dans laquelle s’enferment beaucoup trop d’Algériens au détriment de la plus élémentaire capacité de jugement. Les réseaux sociaux amplifient ce phénomène à l’excès : en particulier, la paranoïa confinant au dolorisme qui y est sans cesse exprimée par certains défenseurs de la culture kabyle et amazigh est proprement insupportable.

jeudi 14 septembre 2023

UN DUEL MIS EN SCÈNE PAR DEUX PROTAGONISTES CYNIQUES


 

 Khaled Satour

Quel est donc cet espoir magnifique que le refus marocain de l’aide algérienne aurait déçu ? Beaucoup d’Algériens ont écrit sur les réseaux sociaux qu’une acceptation de l’aide aurait constitué un premier pas vers la réconciliation, que cela aurait favorisé les retrouvailles des frères ennemis, etc. Et les mêmes se sont lamentés aussitôt sur l’occasion perdue.

A croire que c’est une bouderie, un vulgaire froissement d’amour-propre attribué selon les versions à l’un ou l’autre des protagonistes qui est la cause de la tension existant entre les deux pays.

Cette banalisation de la crise des relations algéro-marocaines est le fait de secteurs de l’opinion faisant entendre leur voix dans chacun des deux pays. Elle traduit un consensus en constante progression s’accordant à minimiser la cause sahraouie que d’aucuns, du côté marocain, s’obstinent à regarder comme un problème artificiel créé de toutes pièces par l’Algérie et dans laquelle les Algériens sont de plus en plus nombreux à ne voir qu’une vague démangeaison héritée de l’ère Boumediène, le sort de quelques centaines de milliers de personnes n’étant pas digne de compromettre l’avenir des relations entre deux grands pays frères, piliers incontournables de l’unité maghrébine.

Du côté marocain, ce mépris des Sahraouis a été profondément enraciné dans les mentalités par une cinquantaine d’années de propagande qui a fini par faire de la prétendue reconquête de l’unité du territoire national une cause sacrée à défendre contre l’Algérie dont le Polisario ne serait que la marionnette.

Du côté algérien, c’est l’opposition légitime à un régime autoritaire et incompétent qui, discréditant sans distinction ses positionnements sur le plan intérieur et extérieur, conduit certains à nier la justesse de la revendication sahraouie et à faire comme s’il suffisait aux dirigeants algériens de rayer le Polisario d’un trait de plume pour que la fraternité maghrébine renaisse.

Ceux-là ne sont pas loin d’estimer sur leur lancée que le réalisme de ce vingt-et-unième siècle imposerait même de célébrer la réconciliation sous les auspices d’Israël, de plus en plus influent dans les allées du pouvoir marocain, tant il serait vrai que la normalisation avec cet État est irrésistiblement en route dans le monde arabe « de l’Océan au Golfe » et que les derniers ne sont pas assurés d’être les premiers.

La manipulation de l’identité amazigh par certains milieux et le reniement des États arabes cumulent leurs effets et travaillent à faire prospérer dans les esprits la tentation d’un double renoncement au soutien des causes palestinienne et sahraouie et à ficeler dans le même emballage les projets de "réconciliation" de l’Algérie avec le Maroc et de normalisation avec Israël.

L’alibi sahraoui a permis à la monarchie de légitimer la toute-puissance qu’elle exerce sur la société au point de lui faire admettre avec une facilité déconcertante une si improbable fraternisation avec Israël, au prix d’une refondation révisionniste de l’histoire du pays pour y intégrer une prétendue dimension juive rivalisant sans complexe et sans honte avec les dimensions arabe et islamique qui ont toujours été les assises de la dynastie alaouite.

L’hostilité à l’égard de l’Algérie, corollaire indispensable de l’intransigeance marocaine sur le Sahara, est donc un atout dont le régime monarchique n’est pas près de se défaire car il en a fait le ciment de l’unité nationale et le gage de sa propre pérennité.

L’affaire de l’aide algérienne aux sinistrés du séisme n’était par conséquent pas susceptible de faire évoluer la crise de façon significative. Elle ne pouvait fournir que l’occasion fortuite d'un bras de fer entre deux États engagés dans une lutte d’influence soumise à l’arbitrage contingent des opinions publiques. Mais dès lors qu’on a atteint un seuil critique où le moindre point marqué peut compter, il était pratiquement acquis d’emblée que la monarchie n’accepterait pas l’aide offerte par l’Algérie.

Et comme le gouvernement algérien lui-même n’avait proposé son assistance que pour se donner le beau rôle, assuré qu'il était selon toute probabilité qu’elle serait rejetée, le suspense qui nous a été servi par les deux États, l’un mettant la pression et l’autre faisant froidement monter la tension, n’était qu’une mascarade, un duel mis en scène par deux protagonistes cyniques dans lequel les considérations humanitaires n’étaient que les otages de calculs relevant de part et d’autre de la démonstration de force.

Si l’on considère que dans ce bras de fer la monarchie alaouite était par le fait des événements qui l’ont déclenché en position de faiblesse, on en conclura qu’elle s’en tire en ne concédant qu’un demi-échec. Elle ne permet de ce fait à l’Algérie d’engranger que le succès mitigé qui lui était promis d’avance.

 

mardi 12 septembre 2023

LES CATASTROPHES AU MAROC ET EN LIBYE : GRANDEUR ET MISÈRE DE L’ÉTAT


Khaled Satour

On a pu observer au cours des dernières années que, lors des catastrophes naturelles, la solidarité des populations était plus efficace dans l’organisation des secours que l’(in)organisation étatique. Mais si forte que puisse être cette solidarité, elle ne saurait se passer de l’appui logistique des autorités instituées.

L’exemple du Maroc, frappé par le séisme, nous donne à voir le spectacle des calculs auxquels se livrent les gouvernants pour accepter ou refuser les offres d’aide internationale.

Les amitiés et les inimitiés interétatiques sont pour beaucoup dans le choix d’accepter les missions de secours britanniques, espagnoles, qataries et émiraties (ainsi que la libre initiative d’intervention laissée à des équipes israéliennes) au détriment de celles (algériennes ou françaises) mises en attente pendant plusieurs jours.

On a aussi invoqué des considérations d’efficacité confortant les mobiles politiques. C’est ainsi qu’un courant dit de « la localisation » préconise de privilégier l’aide la plus locale possible en se fondant sur la constatation que « les secours les plus efficaces dans les heures suivant une catastrophe sont locaux ». Ce courant se conjugue à une tendance à vouloir affirmer « une décolonisation de l’aide » qui n’est peut-être qu’une justification de mauvaise foi.

Mais quelles que soient les options mises sur la table, c’est un État qui en est l’arbitre en dernier ressort. Un État qui affecte les moyens dont il dispose selon la rationalité qui est la sienne et qui n’est pas exempte de considérations de classe. On a pu ainsi dire que les tergiversations du régime marocain n’étaient pas étrangères au fait que le séisme a frappé des régions du « Maroc inutile » déjà sinistré de longue date du fait de la pauvreté et la vétusté des infrastructures et des carences de l’action sociale.

Cependant, quoi qu’on puisse en tirer comme déduction, la simultanéité du séisme marocain et des inondations qui frappent la côte orientale libyenne à la suite du passage de la tempête « Daniel » est l’occasion de constater que les peuples ne sont pas égaux dans le malheur.

Pour les Libyens, la catastrophe suprême était antérieure à cette tempête meurtrière. La destruction de leur État par une coalition arabo-occidentale en 2011, accompagnée des déchirements provoqués dans le tissu social, les a collectivement réduits à l’état de « nudité de celui qui n’est rien qu’un homme », c’est-à-dire à une « condition de complète privation de droits » selon les expressions d’Hannah Arendt. Celle-ci, qui appliquait sa réflexion aux droits de l’homme, considérait que l’appartenance à une communauté politique avec le bénéfice de la citoyenneté constituait le premier des droits fondamentaux constitutif du « droit d’avoir des droits ».

Les inondations libyennes qui s’annoncent d’ores et déjà plus meurtrières encore que le séisme marocain (on recense une dizaine de milliers de disparus en plus des 2000 morts comptabilisés à ce jour) sont à peine évoquées par la presse internationale comme si le sort des populations qu’elles frappent était déjà scellé par le péché dont elles sont coupables d’appartenir à un État failli, qu’un naufrage orchestré par la « communauté internationale » a préalablement et entièrement englouti.

Les sinistrés libyens sont donc à la merci de la volonté de ceux qui les ont dénudés de leurs droits : que les États les abandonnent à leur sort ou se disputent la primeur de voler à leur secours, ils ne le feront que dans l’esprit qui les anime depuis plus de dix ans : celui de la rivalité et de la concurrence auxquelles ils se livrent pour resserrer leur étreinte mortifère sur le pays.

 

 


samedi 9 septembre 2023

L’INTERDICTION DE L’ABAYA : UNE SIMPLE PÉRIPÉTIE


 Khaled Satour

Le conseil d’État français a rejeté le référé intenté par l’association « Action Droits des Musulmans » contre l'interdiction de l'abaya à l'école au motif que cette mesure « ne porte pas une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale ». C’est l’épilogue provisoire de cette affaire qui n’est faite pour surprendre personne.

Cette décision et l’affaire qui en est à l’origine ne sont que des péripéties routinières qu’il n’y a aucun intérêt à discuter au cas par cas. Elles viennent s’ajouter aux nombreux autres actes (législatifs, exécutifs, judiciaires ou matériels) auxquels donne lieu l’attaque généralisée menées contre les libertés des citoyens de confession musulmane et plus généralement issus de l’immigration, sous les alibis les plus divers (la laïcité, l’ordre public, la sécurité publique, la lutte antiterroriste, le séparatisme).

La laïcité qui est invoquée n’a plus rien à voir avec ce qu’elle fut pendant près d'un siècle. Il convient de distinguer nettement le sens et la portée qu’elle avait dans les lois de 1905 et ceux qu’elle a pris depuis que la France compte parmi ses citoyens une minorité importante de musulmans.

La laïcité originelle, celle d’Aristide Briand, se préoccupait de la neutralité religieuse de l’État et de ses agents. Elle était condamnée à mort dès la fin des années 1980 lorsque le voile porté par les musulmanes est devenu une « offense pour le regard ». Le conseil d’État  avait tenté de l’animer d’un ultime soubresaut quand il avait rappelé en 1989 que le port du voile à l’école était, par référence aux textes les plus fondamentaux de l’État laïc (la loi de 1905, l’article 10 de la déclaration de 1789 et l’article 9 de la convention européenne), une liberté reconnue aux élèves des écoles publiques. La réaction à cette interprétation n’avait été que réprobation et contrariété quasi unanimes. La prévention que les postulats idéologiques du débat ont fait peser a priori sur cette pratique l’emportait sur le diagnostic de conformité posé par l’exégète attitré. L’idéologie a préféré décréter l’impasse du droit et a entrepris de construire, pièce par pièce, une nouvelle laïcité d’essence néo-coloniale à même de mener la vie dure aux musulmans en leur niant le droit de vivre au sein de la société française tels qu’ils sont, c’est-à-dire dans la liberté d’adopter, à l’école et dans l’administration mais progressivement dans tous les lieux de sociabilité, les comportements et l’apparence que leur dictent leurs convictions.

Car la nouvelle laïcité contamine tous les secteurs de la vie commune et n’est plus que le navire amiral d’une entreprise plus vaste, l’arme de prédilection contenue dans un arsenal varié et polyvalent que l’État et la société française, dans une connivence qui va se renforçant, ont constitué pour harceler et incommoder sans relâche l’immigration post-coloniale en général, et notamment sa fraction emblématique d’origine maghrébine.

La loi séparatisme et le code de sécurité intérieure permettent à l’administration de mobiliser tout un arsenal de mesures de dissolution d’associations, de fermeture de lieux de prière et d’expulsion du territoire français ; les cellules départementales de lutte contre l’islamisme radical et le repli communautaire (CLIR) se livrent depuis cinq ans, à l’abri du regard des médias, au harcèlement des commerces tenus par des musulmans et de toutes sortes d’activités qu’ils organisent.

A l’extrémité la plus inquiétante de ce spectre se trouve la violence policière qu’accompagne la violence symbolique à la limite de la subversion que représente désormais la revendication de son impunité non seulement par les syndicats mais aussi par la hiérarchie policière qui ont montré au cours des émeutes de juin dernier qu’ils refusaient que la loi commune soit appliquée à leurs troupes par les juridictions et qui ont notamment obtenu gain de cause en faisant annuler la détention préventive prononcée contre les policiers qui ont tabassé et laissé pour mort le jeune Hedi à Marseille.

Dans ce contexte, je ne vois aucune utilité à traiter à part de l’affaire de l’abaya et à participer à un nouveau round de discussions sur la laïcité. Ce n’est là que le degré le plus récemment franchi d’une escalade qui persiste à laisser indifférents les principaux secteurs de l’opinion car elle participe d’un projet globalement consensuel non pas de défense d’un État républicain et universaliste contre un communautarisme religieux mais de domination d’une nation chauvine et tyrannique sur une minorité qui ne veut pas abdiquer sa différence et dont l’effacement dans les jeux d’influence fait une proie facile[1].


[1] Voir mon article publié en deux parties sur ce blog sous le titre : Comment la loi française a constitué l’islam en ennemi

https://contredit.blogspot.com/2022/09/comment-la-loi-francaise-constitue.html

https://contredit.blogspot.com/2022/09/comment-la-loi-francaise-constitue_10.html