Khaled Satour
La non-admission de l’Algérie au sein des BRICS est devenue soudain pour les Algériens le révélateur de l’échec de la politique économique de leur pays. La courte déclaration de Sergueï Lavrof, ministre russe des affaires étrangères, expliquant a posteriori que « le poids, l’autorité et la position d’un pays candidat sur la scène internationale ont été les principaux facteurs pris en considération » pour l’admission des candidats n’a pas fini d’émouvoir une opinion publique qui s’est mise à considérer que le problème de l’adhésion aux BRICS était devenue le prisme exclusif à travers lequel devait être désavouée l’intégralité des choix du régime.
Des stratégies nationales et régionales
Les secteurs les plus critiques de l’opinion brandissent désormais avec une joie mauvaise le rejet de la candidature algérienne comme le révélateur emblématique de la faillite du régime, à la fois sur le plan intérieur et sur le plan international. Comme si les preuves en grandeur nature accumulées depuis des décennies de la déconfiture économique et sociale dans laquelle le pays est entraîné avaient besoin d’une telle confirmation observée par le petit bout de la lorgnette.
Peut-on en effet prendre pour un diagnostic significatif la sanction venue d’un groupe de puissances hétéroclites qui n’a choisi ses élus que sur la base de priorités et de préférences géopolitiques définies selon des stratégies nationales et régionales et que seul un marchandage politique cynique a permis de concilier? Le Brésil a fait admettre son voisin argentin, l’Afrique du Sud a tenu à faire adhérer l’Éthiopie, la Russie et la Chine ont voulu à tout prix intégrer les puissances pétrolières du Golfe, le régime indien islamophobe et suprémaciste a consacré toutes ses énergies à l’élimination des candidats du monde islamique dont l’Algérie.
Ceux qui font mine de croire que c’est une espèce de jury académique qui a consacré des États en rétribution de leurs vertus, selon des critères impartiaux d’excellence, font preuve de mauvaise foi. Les BRICS représentent certes une alternative pertinente à un monde d’échanges dominé par le pôle occidental et le dollar mais ils ne méritent pas pour autant qu’on leur décerne un brevet d’arbitre de toutes les élégances.
Comme le relève à juste titre un article de Omar Benderra publié le 28 août[1], aurait-il été vraiment à l’honneur de l’Algérie qu’elle soit admise au même rang que l’Arabie Saoudite et les Émirats qui tirent leur poids et leur autorité des « actions criminelles de déstabilisation (qu’ils ont menées) à travers toute la région arabo-africaine (…) par la propagation du wahhabisme et l’alimentation de conflits » ou que l’Argentine « en route vers le fascisme » ?
Aurait-il fallu, ajouterai-je, que l’Algérie rejoigne l’Égypte et les Émirats dans la politique de fraternisation avec Israël pour acquérir le même « poids diplomatique » qu’eux ? Faut-il regretter qu’elle n’ait pas connu à Johannesburg la même fortune que l’Éthiopie enfoncée depuis trois ans dans des guerres ethniques meurtrières ?
Plus généralement, faut-il faire de l’examen de passage désormais organisé par les BRICS d’une façon qui semble appelée à devenir récurrente et obsessionnelle l’alpha et l’oméga de la politique algérienne ?
Ce serait tomber dans un piège mortel qui conduirait l’Algérie à liquider définitivement le peu qu’il survit des critères historiques fondateurs d’organisation et de promotion de son État et de sa société. Les BRICS poursuivent leurs objectifs dans le cadre implacable de la mondialisation capitaliste et ses repères inchangés de compétition. Ils s’efforcent d’en déplacer les centres de gravité au profit des plus puissants d’entre eux mais ne se donnent nullement pour objectif d’en atténuer les effets dévastateurs sur l’écologie et sur les inégalités sociales ni d’en proscrire les rapports de domination.
S’il est vrai que les principaux États émergents du groupe ont réduit plus ou moins fortement la pauvreté au sein de leurs populations, ils sont avant tout les acteurs de la guerre de la croissance, des échanges et de la rivalité financière, qui abandonne les laissés pour compte au bord de la route, comme l’exigent les règles intangibles de la sélection capitaliste dont ils veulent à peine renverser la hiérarchie à leur avantage.
L’inamovible oligarchie du premier rang
S’obstiner à vouloir se faire admettre par les BRICS ne serait donc pour l’Algérie qu’un autre chemin par lequel elle livrerait son économie et ses classes populaires à la logique libérale. Rien ne le prouve mieux que les déclarations assénées par Abdelmadjid Tebboune tout au long de cette année 2023 au cours de laquelle sa campagne pour un second mandat était tout entière gagée sur l’espoir d’une admission aux BRICS.
Le résultat en fut qu’il n’a pas cessé de ressasser les truismes productivistes que lui inspiraient sa hantise du PIB : croissance agricole au forceps au prix de la dilapidation des réserves d’eau souterraines et dans l’occultation totale de la paysannerie, exploitation intensive et systématique des ressources minières dans le vide de toute approche stratégique et au mépris de l’environnement, ouverture obséquieuse à des capitaux étrangers (qui n’a d’ailleurs pas vaincu leurs réticences), discours incantatoires sur les start-ups.
Dans cette perspective illusoire, le président de la République a constamment paru considérer que les fondations d’un tel programme avaient été suffisamment renforcées par l’élimination des oligarques qui incarnaient la gabegie alors que l’inamovible oligarchie du premier rang, notamment militaire, la bureaucratie et la corruption règnent plus que jamais en maîtres.
Dans le même temps, les libertés syndicales étaient entravées, les libertés tout court mises sous l’éteignoir pour mieux signifier sans doute que la croissance n’avait que faire de la libre initiative venue de la société, qu’elle devait être tirée d’en-haut en se passant de la valeur ajoutée que l’adhésion et la créativité populaires pouvaient y apporter grâce au bien-être que procure un authentique épanouissement social et culturel.
Malgré toutes les avanies qu’il a subies et les impostures qui l’ont dénaturé, le seul modèle de développement qui demeure légitime aux yeux de la majorité des Algériens est celui qui serait impulsé par un État reconverti à l’intérêt national et à sa vocation sociale.
Cela ne me paraît pas discutable car, en dépit de toutes les violences infligées à la mémoire collective des Algériens au cours de ces dernières décennies, la promesse originelle d’un État démocratique et social continue d’imprégner les consciences.
Une telle légitimité n’est pas seulement historique, elle est rationnelle. S’agissant même de cette obsession nouvelle de l’adhésion aux BRICS, il y a deux manières de l’appréhender : la première consiste à continuer à faire la course aux critères fumeux qui la régissent, dans un équipage lourdement lesté par la corruption et les privilèges ; la seconde consiste d’abord à se remettre sur l’orbite naturelle de la société et de l’État algériens, telle que l’ont tracée les fondateurs, et d’obtenir ensuite, comme une gratification supplémentaire, le droit de s’asseoir à la table des nations qui comptent.
Il est facile de deviner laquelle de ces deux formules permet de remettre la charrue après les bœufs.
[1] L’Algérie à la porte des Brics, sur le site Algeria-Watch : https://algeria-watch.org/?p=88147
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