Khaled Satour
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Il y a bientôt deux décennies, le 1e novembre 2004, j'avais publié, à l'occasion du cinquantenaire du déclenchement de la guerre de libération algérienne, un article dans lequel je plaidais pour la "guerre des mémoires[1]".
J’envisageais alors la mémoire de la période coloniale, et plus particulièrement de la guerre de libération nationale algérienne, dans sa dimension politique et c’est à ce niveau d’analyse que je considérais que l’antagonisme entre la mémoire anticolonialiste et la mémoire nostalgique du colonialisme était indépassable et insusceptible de donner lieu à une quelconque transaction. J’ajouterai aujourd’hui que cette intransigeance est une arme qu’on doit garder en réserve pour déjouer toutes les menées visant à prolonger ou à ressusciter les rapports de domination noués dans le cadre du colonialisme.
COMMENT LE DÉBAT MÉMORIEL EST DÉPOLITISÉ
Car la mémoire, en cette matière comme dans d’autres, n’est pas tant le regard rétrospectif chargé d’affliction et de rancœur qu’on porte sur le passé que la source vive à laquelle s’abreuve sans cesse la conscience du présent.
De ce point de vue, j’avoue que la lecture du rapport élaboré par Benjamin Stora l’an dernier m’a stupéfié. Je n’ai pas compris le constat qui l’amorce et notamment certaines des interrogations qu’il pose en guise de prémisses : « Pour les sociétés française et algérienne, que faire de toutes les traces de guerre qui hantent les mémoires ? Quel statut donner aux souvenirs des uns et des autres ? ». Ces préoccupations de départ donnent à son écrit une inflexion qui ne se démentira plus. Le ton du psychothérapeute adopté d’emblée le conduira jusqu’au bout à ignorer les enjeux idéologiques et politiques que les représentations du passé injectent, selon la logique qui leur est propre, dans le présent. Il multipliera ainsi les références aux « refoulements », aux « volontés d’oubli », « aux blessures mémorielles » et à la « rumination du passé » (celle-ci paraissant lui être si chère qu’il la répétera une bonne dizaine de fois).
Cette réduction de la problématique de la mémoire à la souffrance résiduelle qui subsiste chez « toutes les parties » ou du moins chez celles qu’il identifie et catégorise comme telles (il désigne « plusieurs groupes de personnes traumatisées (soldats, officiers, immigrés, harkis, pieds-noirs, Algériens nationalistes ») a de quoi surprendre chez un historien aussi averti. Et, d’ailleurs, nul ne le lui a reproché avec plus de pertinence qu’une autre historienne, Sylvie Thénault : « Parce qu’elle conduit au symbolique, écrit-elle dans une tribune consacrée au rapport, l’approche psychologisante est un outil redoutable de dépolitisation »[2].
Il est donc nécessaire de repolitiser le débat, ce qui ne peut se faire sans le ramener à son actualité la plus brûlante.
En ce soixantième anniversaire du 19 mars 1962, je ne suis d’abord plus très sûr qu'il subsiste, entre les Algériens et les Français, un authentique enjeu de concurrence mémorielle. Sûrement pas parce que la chimérique conciliation des mémoires (autrement dénommée " regroupement mémoriel " ou " mémoire plurielle") ait en rien fait son œuvre. Mais parce que s'instaure au contraire une séparation de fait des mémoires.
Alors qu’en France, la distance à la fois temporelle et spatiale à une terre qui ne s'incarne plus que dans l'imaginaire peut favoriser l'hypermnésie sélective voire le fantasme, en Algérie, la société s’est retirée de la partie, elle a d’autres chats à fouetter.
UNE FONCTION MÉMORIELLE DURABLEMENT AFFECTÉE
Les Algériens n'ont pas seulement hérité du pays "réel" et des séquelles qu'y ont creusées les événements, ils y ont vécu de nouvelles épreuves, en particulier dans la décennie 1990, à l’occasion desquelles se sont réitérés l’injustice et l'arbitraire, mais aussi la violence d’État avec son cortège de malheurs[3]. C'est la fonction mémorielle tout entière qui s'en est trouvée durablement affectée avec l'obligation renouvelée de vivre une transition post-traumatique pour l'instant vouée à l'amnésie collective institutionnellement organisée et tacitement entérinée par la société, moins par soumission à une règle imposée que par intuition tactique des enjeux d’avenir .
La preuve en a été apportée en 2019 par le Hirak dont les acteurs se sont abstenus de présenter au régime l’ardoise de la décennie noire, se cantonnant à des revendications institutionnelles abstraites, rejetées d’ailleurs par leur destinataire sans autre forme de procès. Il est cependant intéressant de relever que le mouvement a tenté d’arracher au pouvoir le monopole d’invocation des luttes pour l’indépendance. Peut-être a-t-il même utilisé ce registre à l’excès, négligeant les aspirations des classes les plus défavorisées à un meilleur partage des richesses et à des opportunités de promotion sociale.
Mais, quoi qu’il en soit de ses insuffisances, que je me suis souvent efforcé d’analyser, le Hirak a su au moins reconvertir le levier mémoriel attaché à l’époque coloniale en argument de contestation du pouvoir algérien. De la sorte, il a imposé la prégnance du présent sur les réminiscences du passé. A un point tel que le pouvoir n’a pas trouvé mieux, au cours de ces deux dernières années, que de mettre en mouvement, contre toute forme d’opposition, une machine normative, policière et judiciaire impitoyable dont il puise les ressorts, sans le moindre scrupule, dans le patrimoine que lui a légué L’État colonial.
C’est dire si les Algériens ont mieux à faire que de s’opposer à la France dans une guerre des représentations qui leur semblerait singulièrement régressive.
Du strict point de vue de cette harassante compétition des mémoires, c'est un (terrible) mal pour un bien : une telle accumulation d'épreuves encore éloignées de leur dénouement fait que le passé de l’Algérie ne constituera plus jamais un seul et même enjeu, d'histoire autant que de mémoire, d'un côté et de l'autre de la Méditerranée. Définitivement, nous ne « ruminons » plus, nous ne nous préoccupons plus de la même chose!
Il faut donc chercher la cause et les motivations du grand battage qui est fait en France à l’occasion de ce 19 mars 2022 sur les questions mémorielles liées à la guerre d’Algérie dans des considérations de stricte politique intérieure.
LA DERNIÈRE TROUVAILLE DE L’UNIVERSALISME RÉPUBLICAIN
Il n’est pas douteux à ce propos que l’ « approche psychologisante » que propose Benjamin Stora, sous les auspices d’Emmanuel Macron, ne dépolitise d’une main la question mémorielle que pour la politiser de l’autre. On dépouille la question coloniale de la dimension qui est la sienne : celle d’un combat séculaire des peuples contre un système d’asservissement sans concession mis en place par des États à la volonté suprématiste et aux penchants parfois génocidaires.
Et si on substitue à la dialectique propre au colonialisme une espèce de nivellement victimaire qui ne nomme finalement pas de coupable, ce n’est certes pas parce que la compassion des cœurs a vaincu le calcul cynique des gouvernants. Bien au contraire. C’est parce que l’on veut dissuader les minorités coloniales héritières du combat anticolonialiste d’aller chercher dans l’histoire un appui à leur contestation des inégalités subies au présent et des structures répressives qui ne laissent pas de les approfondir. « Il ne faut pas hiérarchiser les souffrances » fut le mot d’ordre plusieurs fois répété au cours du débat programmé le mardi 15 mars par France 2 après la projection d’un documentaire sur la guerre d’Algérie. Benjamin Stora y officiait, à qui tous les invités, triés sur le volet en tant qu’échantillons représentatifs du catalogue des « victimes », donnaient familièrement du « Benjamin ».
Cette soudaine éruption de démocratie victimaire semble être la dernière trouvaille de l’universalisme républicain. On a proscrit le voile islamique à l’école par une loi interdisant « les signes religieux ostentatoires », puis le voile intégral par une loi interdisant « la dissimulation du visage dans l'espace public » (dont le covid 19 a tiré un intermède parodique !), avant d’avaliser une série de mesures islamophobes au moyen d’une loi « confortant le respect des principes de la République ». La novlangue républicaine est propice à bien des déguisements !
C’est en recourant à des artifices semblables qu’on tente aujourd’hui de noyer les victimes de la domination colonialiste dans un agrégat d’acteurs de tous bords de l’aventure coloniale afin d’y dissoudre une identité que l’histoire, à leur corps défendant, leur a pourtant attribuée sans partage.
Le rapport Stora, avec son « universalisation » des victimes de la guerre d’Algérie, est le signal donné à une tentative de domestication de la mémoire de l’immigration coloniale et post-coloniale et de disqualification de tout combat mené, au nom de l’approche décoloniale, contre les mécanismes mentaux et institutionnels de la stigmatisation et de la relégation racialisées.
Et ce n’est pas le moindre des paradoxes que cette « universalisation » de la souffrance se fasse au prix de l’invention de communautés mémorielles nombreuses et différenciées, réduites chacune à une assignation héréditaire. Mais le fait demeure que, honorées, commémorées et indemnisées par la République, la plupart de ces communautés anachroniques et éphémères ne sont pas vouées au sort fait aux communautés de l'émigration. L’État post-colonial sait reconnaître les siens...
[1] Pour la guerre des mémoires. Réflexion à l'occasion d'un cinquantenaire. https://algeria-watch.org/?p=5483
[2] Sur la guerre d’Algérie, « parler de “réconciliation” n’a pas de sens ». Le Monde du 5 février 2021. https://www.lemonde.fr/idees/article/2021/02/05/sylvie-thenault-sur-la-guerre-d-algerie-parler-de-reconciliation-n-a-pas-de-sens_6068827_3232.html
[3] Car il faut faire aussi avec cette authentique guerre des mémoires, interne à l'Algérie, entre ceux qui parlent des "années du terrorisme" comme la France officielle a longtemps parlé des "événements" d'Algérie, et ceux qui voient d’abord dans les années 1990 une période de violations massives et généralisées des droits humains commises par les appareils militaires et paramilitaires du pouvoir.
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