samedi 20 août 2022

DE LA PALESTINE AU SAHARA OCCIDENTAL, LA DÉCOLONISATION A L’ÉPREUVE DE L’HÉGÉMONIE

Khaled Satour

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La présente réflexion a eu pour point de départ deux faits d’actualité : les réactions indignées aux déclarations faites le 16 août dernier par le chef de l’autorité palestinienne, Mahmoud Abbas, à Berlin, dans lesquelles il affirmait qu’Israël avait commis en Palestine depuis 1947 « cinquante massacres, cinquante holocaustes », et la levée de boucliers qui avait auparavant suivi en France la publication du projet de résolution déposé par des députés Nupes à l’assemblée nationale française pour condamner « l’institutionnalisation par Israël d’un régime d’apartheid à l’encontre du peuple palestinien ».

Dans un premier temps, mon intention était de réfléchir (pour la énième fois) sur les obstacles politiques et idéologiques qui empêchent les États européens et plus généralement occidentaux, ainsi que leurs médias dominants, d’exprimer sur la question palestinienne une position juste qui ne serait tout compte fait qu’en conformité avec la légitimité et la légalité internationales. Mais, la question palestinienne étant une question de décolonisation, je me suis vite rendu compte qu’une telle approche ne serait pas complète si elle ne se prolongeait pas par une interrogation plus large sur le recul actuel de l’opinion anticoloniale, que l’on constate en Occident aussi bien qu’ailleurs.

Un raccourci insupportable

Pour en revenir d’abord à la réflexion la plus directement suscitée par les deux faits d’actualité mentionnés, je noterai que, s’agissant du second, le tollé général orchestré par les médias a provoqué la débandade au sein de l’opposition de gauche française, alors que s’agissant du premier, il a contraint le 1e ministre allemand, qui s’était d’abord tenu sur la réserve à se dire « indigné au plus haut point par les remarques scandaleuses du président palestinien ».

Il n’est donc pas question en Europe que la tragédie vécue depuis plusieurs générations par le peuple palestinien puisse, ne serait-ce que par analogie, trouver une qualification hautement symbolique qui permette, à défaut de la singulariser, de ranger l’entreprise de destruction sioniste parmi les crimes contre l’humanité du siècle dernier.

On savait depuis longtemps que toute « relativisation de la Shoah » était proscrite. Celle-ci est conçue, en dépit des antécédents de la traite transatlantique, de l’esclavage étasunien et du génocide des peuples autochtones dans tous les « nouveaux mondes », comme un fait sans précédent dont la reproduction sous quelque ciel que ce soit serait inconcevable.

Il est désormais interdit d’identifier sous les traits qui furent les siens l’apartheid ailleurs qu’en Afrique du Sud. Surtout pas en Palestine, faut-il le préciser, car il en résulterait un raccourci insupportable. Le peuple victime de la « Shoah » ne peut être accusé de pratiquer l’apartheid. Israël, État juif et depuis peu État des seuls Juifs, ne saurait être le truchement par lequel la boucle de deux des plus grands crimes du 20e siècle serait bouclée au 21e siècle.

S’y oppose de toutes ses forces une adversité invincible qui, loin que l’infléchissent les exactions que commet chaque jour Israël en Palestine, avec le point culminant que furent les récents massacres de dizaines de civils à Gaza, s’en nourrit imperturbablement comme l’illustre le communiqué rendu public par le ministère français des affaires étrangères le 6 août dernier : « (La France) condamne les tirs de roquettes sur le territoire israélien et réitère son attachement inconditionnel à la sécurité d’Israël ».

Cette adversité, je ne la conçois pas comme le conglomérat de je ne sais quelles puissances maléfiques occultes. Je ne la vois pas non plus consacrant toutes ses énergies aux seules défense et apologie d’Israël. C’est d’une conjonction de forces polyvalentes aux visées apparemment hétéroclites que je parle. On y trouve le complexe militaro-industriel qui se nourrit et croît des campagnes armées menées à l’étranger et des exportations d’armes, les cercles autoritaires et potentiellement factieux qui légitiment la violence policière, les lobbies économiques dont la quête unique est le profit quoi qu’il puisse en coûter à la planète et à ses habitants, les lobbies néocoloniaux d’essence nationaliste et raciste.

Le consensus et l’ordre hégémonique

En un mot, ces arrière-boutiques de la République dans lesquels s’élaborent les injonctions d’agir et de s’abstenir et les interdictions de penser et de protester et qui sont parties prenantes de la gestion de pays comme la France et l’Allemagne. Cette gestion-là, pérenne parce que se dotant en toute autonomie des moyens de se reproduire, se révèle chaque jour un peu plus, à rebours de tous les poncifs démocratiques, comme prédominante par rapport aux gouvernements que les pays se donnent.

Car il est certain qu’il existe dans les démocraties occidentales européennes deux niveaux de légitimation de l’action gouvernementale : un niveau où la souveraineté des institutions issues des élections démocratiques résulte du consensus sur le procédé électoral et un niveau où des considérations stratégiques au long cours, des intérêts structurels et des représentations idéologiques agissent sur un mode hégémonique.

Il n’y a rien à redire des oppositions brandies pour la défense d’intérêts économiques et sociaux de classe contre tout programme de réforme qui viendrait à les menacer. Elles participent des contentieux dont la compétition politique fait son enjeu et qui se dénouent périodiquement dans les urnes, conformément au consensus.

Mais il est des oppositions qui ont le pouvoir de s’affranchir du jeu électoral et d’en transcender les verdicts. Elles sont les gardiennes de constantes stratégiques qui, pour n’être en dernière analyse que des intérêts agissants, n’en sont pas moins regardées comme un patrimoine commun. Elles sont sublimées en « valeurs », secrétées et sans cesse mises à jour par d’authentiques appareils de pouvoir et divers cercles d’influence qui sont à leur dévotion. Ces constantes stratégiques, qui relèvent de la raison d’État dans ses calculs les plus froids, sont servies à la société en tant qu’idéologie de la quiétude et de la certitude pour mieux l’isoler de la réalité et l’empêcher d’en appréhender la complexité.

Je m’étais demandé, avant les législatives françaises de juin dernier, alors que la victoire de la gauche paraissait sinon probable du moins vraisemblable, si une Nupes majoritaire au parlement aurait été libre d’appliquer certains des projets emblématiques qui conféraient tout son attrait à son programme : abroger la loi séparatisme ; prendre à bras le corps la lutte contre la violence policière ; mettre des distances entre la France et l’Otan ; appliquer une véritable politique environnementale et climatique en défiant les totems du capitalisme mondialisé.

J’avais tendance à répondre à ces questions par la négative, conscient que j’étais qu’un premier ministre nommé Jean-Luc Mélenchon aurait eu à affronter des puissances peu disposées à s’en laisser compter par la vulgaire alliance d’une branche de l’exécutif avec sa majorité parlementaire. D’ailleurs, le tir de barrage déclenché de toutes parts à titre préventif avant les législatives par les médias les plus influents contre l’union naissante amorçait déjà à toutes fins utiles la campagne agressive qui, « en cas de malheur », se serait amplifiée pour faire échouer ses projets.

L’ordre hégémonique n’aurait pas manqué d’opposer ses valeurs au consensus démocratique si celui-ci avait permis l’accès de la gauche au gouvernement. Il l’aurait sans doute forcée à reculer, fait éclater l’unité de ses rangs que l’adhésion opportuniste des socialistes et des écologistes fragilisait par avance.

S’il est vrai que le verdict des urnes nous a empêché d’en avoir le cœur net, le scandale suscité par le projet de résolution favorable à la Palestine nous confirme au moins que l’ordre hégémonique veille : la défense sans conditions d’Israël est l’une de ses constantes stratégiques.

Et pourquoi y renoncerait-il au moment même où il la fait prospérer bien au-delà des frontières de l’Occident ? La normalisation avec Israël décidée ces dernières années par plusieurs États arabes est venue le conforter dans la certitude que le soutien d’Israël coïncide plus que jamais avec ses constantes stratégiques, dont la vassalisation du Monde arabe est une composante primordiale.

Assumer le parti pris anticolonialiste

Ce qui met en exergue un autre aspect de l’idéologie hégémonique contemporaine, élargie à la planète : la régression de la pensée anticolonialiste y compris dans le discours et la pratique d’États qui n’ont repris leur place dans le concert des nations qu’après s’être extirpés des griffes du colonialisme. Parmi eux, certains des États arabes qui se sont lancés avec le plus de ferveur dans l’entreprise de normalisation, derrière l’Égypte pionnière.

C’est l’occasion ici de préciser que, s’il faut réprouver le « lâchage » de la Palestine par un nombre grandissant d’États arabes, ce n’est pas parce qu’ils auraient manqué à leur devoir de solidarité arabe ou islamique. Ce n’est pas au nom de telles considérations qu’il convient de se réclamer de l’anticolonialisme. Il faut en faire une arme pour se défendre contre les représentations du monde actuel, exclusivement nourries à la vision d’une avancée invincible de la raison occidentale (qui a essaimé hors de ses terres d’origine), une grille de lecture démasquant les rapports de sujétion. Grande cause libératrice du 20e siècle, son inspiration exige d’être préservée. Au même titre que le combat antinazi, en principe.

Or, le combat anticolonialiste demeure déprécié par le récit historique et tarde à être admis à la dignité de cause universelle de l’humanité, aussi limpide et irréprochable que le combat antifasciste. Il ne constitue pas davantage une source d’inspiration du même ordre que l’antinazisme, qui fournit l’absolu de la référence morale et règle le discernement entre le Bien et le Mal pour l’avenir éternel. La lutte de libération des peuples colonisés est confinée dans ce clair-obscur des causes justes et inadéquates, héroïques et barbares.

Et en définitive, cela importe peu. L’universalité des causes justes n’étant qu’un leurre, il faut en prendre son parti et, mieux encore, assumer son parti pris : contre l’ordre hégémonique, affirmer que l’anticolonialisme est notre source d’inspiration, le prisme par lequel passe notre représentation du monde.

D’autant plus fermement que le désaveu dont il fait l’objet excède les représentations historiques pour atteindre, par-delà la question palestinienne, d’autres causes d’une brûlante actualité.

Il en est une en particulier qui m’interpelle depuis que le Maroc, consentant au marchandage proposé par Donald Trump, a décidé de normaliser ses relations avec Israël en contrepartie de la reconnaissance de la prétendue « marocanité » du Sahara Occidental.

Sahara occidental : Une cause occultée

Les courants anticolonialistes favorables à la Palestine n’ont vu dans la triple entente américano-israélo-marocaine que le coup qu’elle portait à la cause palestinienne et notamment sa « trahison » par le palais royal marocain.

L’occupation du Sahara occidental, le sort fait à son peuple, dont la moitié vit depuis des décennies dans des camps de réfugiés et l’autre subit quotidiennement l’occupation militaire et la répression, a été occultée.

Pourtant le peuple sahraoui vit un drame à plusieurs égards similaire à celui du peuple palestinien :

- Le Royaume marocain revendique son territoire au nom de « droits historiques » que la cour internationale de justice lui a contestés en 1975. Comme l’écrit l’historien Pierre Vermeren, avant le protectorat français instauré en 1912, le Maroc était « un empire militaro-théocratique aux marges mouvantes, multiethnique et multiconfessionnel », « la plus grande partie du pays, le grand arc montagneux qui ceinture le Maroc central (…), ainsi que les confins de l’Algérie française et du Sahara au sud, n’était soumise à l’allégeance et au tribut fiscal qu’au terme de razzias militaires toujours à recommencer»[1]. C’est donc en envahisseur qu’il se comportait et qu’il était constamment combattu.

- L’émergence d’un sentiment d’appartenance nationale s’identifiant au trône fut tardive. Il ne s’est affirmé que dans les années 1950 sous le protectorat français, alors que le sultanat avait encore des traits patrimoniaux. De sorte que le combat contre les colonialismes français et espagnol a été longtemps l’apanage des tribus du bled siba (réfractaires au sultan) et l’émir Abdelkrim El Khattabi en fut le héros emblématique. La résistance du Rif a fini écrasée en 1926 sous les bombes et les armes chimiques de Franco et de Pétain, avec l’assentiment et l’appui du sultan, au prix du massacre de dizaines de milliers de civils. Le 26 juillet 1926, sous l’Arc de Triomphe à Paris, Moulay Youssef, entouré d’Édouard Herriot, de Pétain et du dictateur espagnol Primo de Rivera, fêtait cette « victoire » comme la sienne[2].

- Le choix clair fait par les Sahraouis en faveur de l’indépendance a été exprimé sans équivoque lors du déplacement au Sahara occidental de la mission de l’ONU en mai-juin 1975 : « Les membres de la mission découvrent l’audience réelle du Front Polisario et la volonté d’indépendance de la population[3] ». Mais le 6 novembre 1975, quelques jours après le dépôt du rapport de la commission, le roi du Maroc lançait la marche verte suivie dès le 27 novembre par une attaque de l’infanterie et de l’aviation dont les bombardements au napalm et au phosphore blanc semaient la mort et forçaient des dizaines de milliers de Sahraouis à l’exode.

Mais si la cause sahraouie, légitimée comme la cause palestinienne par des résolutions de l’ONU, est oubliée de tous, la faute toute entière n’en revient pas à l’ordre hégémonique occidental.

Certes, ce dernier a entraîné depuis longtemps le régime marocain dans son orbite et légitimera tous ses choix aussi indéfectiblement qu’il légitime ceux d’Israël, plus que jamais maintenant que les deux derniers États colonialistes de la planète ont noué une alliance.

Un point aveugle de la pensée décoloniale

Mais aussi, paradoxalement, l’opinion anticolonialiste qui adhère à la cause palestinienne répugne à se porter au secours de la cause sahraouie. Celle-ci perturbe ses schémas de pensée : qu’une puissance régionale, ayant subi le colonialisme, se mue en colonisateur la désarçonne au point de la réduire au silence.

Et c’est ici qu’il faut en particulier critiquer les œillères qui rétrécissent le regard de la pensée décoloniale. Celle-ci s’est élaborée à partir d’une contre-histoire de la modernité occidentale qui a pillé le monde en prenant pour alibi l’infériorité raciale des peuples qu’elle soumettait à son emprise. Cette contre-histoire déconstruit avec pertinence le passé dans sa représentation hégémonique mais aussi le présent. Elle s’attarde notamment sur le sort fait à l’émigration coloniale et post-coloniale dans les anciennes métropoles. Elle se préoccupe des phénomènes de racialisation de ces minorités qui subissent une domination dont les inégalités et injustices de classe n’épuisent pas l’analyse.

Mais que propose-t-elle pour appréhender l’autre versant de la problématique décoloniale, celui des États et des sociétés décolonisés ? Une approche faite de l’extérieur, car si elle a intériorisé le vécu des minorités racialisées de l’Occident, qui furent son berceau, elle n’a pratiquement pas investi les territoires des Etats nouveaux. Aussi se limite-t-elle à quelques considérations sur les pratiques impérialistes par lesquelles le Nord, s’appuyant sur les dictatures locales, prolonge son diktat.

Si elle devait appréhender la question sahraouie, avatar anachronique et atypique de la colonisation qui soumet un peuple du sud à un voisin fraichement libéré du colonialisme, cette pensée serait mise en difficulté par une réalité qui reste un point aveugle dans ses énoncés . Comment concilier par exemple un principe de solidarité entre les populations racialisées de l’émigration, qui compte une forte présence marocaine, tout en restant fidèle à son idéal anticolonialiste ? Car le fait est que la monarchie alaouite a su faire de la « marocanité » du Sahara une cause nationale, par une propagande inculquée si habilement depuis cinquante ans qu’elle emporte l’adhésion de la très grande majorité des Marocains, toutes classes et émigration comprises.

De larges secteurs du camp anticolonialiste en général se complaisent dans l’inconséquence en faisant silence sur la cause sahraouie, dont il faut dire qu’elle manque encore cruellement de relais. Quant au mouvement décolonial, en France notamment, il lui reste à s’extraire de son aporie constitutive : on ne peut appréhender les survivances du colonialisme dans les seules institutions et sociétés des anciennes métropoles. Que le trône marocain agisse, pour une bonne part, avec la bénédiction de l’Occident et pour la défense de ses intérêts, cela n’est pas douteux. Mais qu’il ait aussi réussi à susciter une dynamique nationale grâce à un récit historique qu'il a forgé de toutes pièces pour se lancer dans une entreprise coloniale, voilà une réalité qui appelle une plus mûre réflexion.


[1] Histoire du Maroc depuis l’indépendance, 5e édition, Paris, La Découverte, 2016, p. 7.

[2] Dans une allocution auparavant prononcée à Paris le 14 juillet 1926, il célébrait « la victoire écrasante des armées françaises et de nos troupes, et qui ont mis un terme à la rébellion qui menaçait nos deux pays, et rétabli la sécurité et la paix à l’empire chérifien ».

http://emirabdeldelkrim.unblog.fr/2017/06/06/le-sultan-marocain-celebre-a-paris-la-chute-de-la-republique-du-rif/

[3] Claude Bontems, La guerre du Sahara occidental, Presses Universitaires de France, Paris, 1984, pp. 116-117. L’auteur ajoute que dans son rapport, la mission a indiqué que «la population ou pour le moins la quasi-unanimité des personnes qu’elle a rencontrées, s’est prononcée catégoriquement  en faveur de l’indépendance et contre les revendications du Maroc et de la Mauritanie» (p. 117).

 

 

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