Khaled Satour
Lorsque, à la commune
appartenance nationale, s’ajoutent des rapports d’amitié, il est difficile
d’engager une discussion approfondie et surtout d’y mêler les indispensables
arguments de contradiction à son interlocuteur lorsque le discours de ce
dernier devient par trop lisse et apologétique.
Un débat compatriotique
On en a eu la preuve en suivant
la « Perm » de la chaîne « Paroles d’honneur » publiée ce 2
septembre sur Youtube (https://www.youtube.com/watch?v=d1UirsKW6Lg)*.
L’ainsi dénommé « militant
décolonial » Yazid Arifi y recevait son « ami », membre de la Fédération
nationale de la gauche démocratique marocaine, avocat à Rabat de son état, Omar
Bendjelloun.
Dans cet échange consacré à la
situation politique et sociale au Maroc, l’hôte a pris soin de nous prévenir
d’emblée qu’ « il ne s’agit pas d’ouvrir une discussion sur la question du
Sahara qui mérite une émission à part entière », ce qui dénotait une
réticence de mauvais aloi chez l’animateur de l’émission-phare d’une chaîne se
voulant à l’avant-garde du combat décolonial. Est-il en effet possible de
débattre « décolonialement » du Maroc actuel sans aborder l’occupation de ce territoire
? A moins bien sûr de considérer que cette question n’a rien à voir avec le
colonialisme.
Et c’est bien ce qui devait
s’avérer l’explication adéquate, on n’a pas tardé à le savoir puisque la
question, expulsée par la porte de ce débat compatriotique, l’a réintégré par
la fenêtre qu’il a bien fallu ouvrir pour faire entrer la question de la normalisation
du Maroc avec Israël. On ne pouvait décemment pas éluder toutes les
compromissions colonialistes du Royaume chérifien !
Qu'il ait fallu que la question sahraouie force le barrage du silence dans l’humble sillage de la question palestinienne suffit à nous renseigner sur le statut qui lui est réservée dans le discours décolonial dominant.
Les courants anticolonialistes
favorables à la Palestine n’ont vu dans la triple entente
américano-israélo-marocaine conclue dans le cadre des accords dits d’Abraham
que le coup qu’elle portait à la cause palestinienne et notamment sa « trahison
» par le palais royal marocain.
L’occupation du Sahara
occidental, le sort fait à son peuple, dont la moitié vit depuis des décennies
dans des camps de réfugiés et l’autre subit depuis 50 ans l’occupation
militaire, la colonisation civile et la répression, est le plus souvent
occultée.
L’opinion anticolonialiste qui
adhère à la cause palestinienne répugne à se porter au secours de la cause
sahraouie. Celle-ci perturbe ses schémas de pensée : qu’une puissance
régionale, ayant subi le colonialisme, se mue en colonisateur la désarçonne au
point de la réduire au silence. Ou bien alors l’amène à nier la réalité comme
le discours tenu par l’invité de « Paroles d’honneur » en fait la
démonstration.
La normalisation : Une « erreur
» DU PJD à l’insu du plein gré du Roi
Chez lui, la question du Sahara
occidental devient « la question de l’intégrité territoriale du Maroc ».
D’ailleurs la question de la normalisation avec Israël elle-même est réduite à
une affaire de realpolitik, ce qui surprend dans l’approche d’un militant. La
normalisation avec Israël, nous dit-il, est une simple « erreur ». Il
précise pour s’assurer qu’on l’a bien compris :
« Le Maroc avait-il besoin de
signer ces accords par rapport à des objectifs d’intégrité territoriale ou de
sécurité ? Pour ma part, la réponse est non. Il y a eu une erreur que le Maroc
devrait rectifier. Cette qualification d’erreur est indéniable, non pas d’un
point de vue moral, nous ne sommes pas dans la morale, les relations
internationales sont dans le pragmatisme. Et le pragmatisme veut qu’on ne
défende pas une cause légitime avec une entité illégitime ».
L’éminent avocat et chercheur
universitaire auprès de nombreuses universités s’est essayé comme on le voit au
cynisme mais son sur-moi moral lui a fait s’emmêler les pieds et embrouiller
les concepts car en fait la légitimité est bel et bien une affaire de morale
politique et non de pragmatisme.
On aura retenu que pour lui la
normalisation est une banale erreur pour cette raison qu’elle n’a apporté au
Maroc « aucune plus-value sur l’intégrité du territoire ». Ce qui
indique bien qu’il ne s’est pas complètement égaré dans les dédales de la
morale et que son pragmatisme y a survécu, ce que démontre le fait qu’il
attribue, contre toute vraisemblance, cette « erreur » au premier
ministre issu du PJD (islamiste) qui a signé les accords, faisant preuve de ce
réflexe pavlovien qu’ont intégré tant de Marocains de ne jamais émettre la
moindre critique à l’endroit du Palais royal. Il ajoute même que cette « erreur
» restera comme une « tache » dans l’histoire de ce parti !
Mais ce que je retire de plus
significatif de ses propos, c’est sa conviction profonde que la « marocanité
du Sahara » est, au contraire de l’occupation de la Palestine, une cause « légitime
».
Un point aveugle de la pensée
décoloniale
Et que l’animateur de l’émission
n’ait pas même tenté de le contredire sur ce point n’est guère à l’honneur de «
Paroles d’honneur » qui, en la matière, est au diapason de la pensée
décoloniale dominante, n’y ajoutant en prime que le nationalisme commun aux
deux locuteurs. L’émission ne fait en effet que confirmer la permanence des
œillères qui rétrécissent le regard de la pensée décoloniale.
Celle-ci s’est élaborée à partir
d’une contre-histoire de la modernité occidentale qui a pillé le monde en
prenant pour alibi l’infériorité raciale des peuples qu’elle soumettait à son
emprise. Cette contre-histoire déconstruit avec pertinence le passé dans sa
représentation hégémonique mais aussi le présent. Elle s’attarde notamment sur
le sort fait à l’émigration coloniale et post-coloniale dans les anciennes
métropoles. Elle se préoccupe des phénomènes de racialisation de ces minorités
qui subissent une domination dont les inégalités et injustices de classe
n’épuisent pas l’analyse.
Mais que propose-t-elle pour
appréhender l’autre versant de la problématique décoloniale, celui des États et
des sociétés décolonisés ? Une approche faite de l’extérieur, car si elle a
intériorisé le vécu des minorités racialisées de l’Occident, qui furent son
berceau, la militance décoloniale et plus généralement anticolonialiste,
surtout en France (il en va autrement de l’Espagne où la solidarité avec les
Sahraouis est agissante), n’a pratiquement pas investi les territoires des
États nouveaux. Aussi se limite-t-elle à quelques considérations sur les
pratiques impérialistes par lesquelles le Nord, s’appuyant sur les dictatures
locales, prolonge son diktat.
S’agissant de la question
sahraouie, exemple atypique de la colonisation d’un peuple du sud par son
voisin fraichement libéré du colonialisme, cette pensée est mise en difficulté
par une réalité demeurée dans ses énoncés un point aveugle. Comment concilier
en effet un principe de solidarité entre les populations racialisées de
l’émigration, qui compte une forte présence marocaine, tout en restant fidèle à
son idéal anticolonialiste ? Car le fait est que la monarchie alaouite a su
faire de la « marocanité » du Sahara une cause nationale, par une propagande
inculquée si habilement depuis cinquante ans qu’elle emporte l’adhésion de la
très grande majorité des Marocains, toutes classes et émigration comprises.
De larges secteurs du camp
anticolonialiste en général se complaisent dans l’inconséquence en faisant
silence sur la cause sahraouie, dont il faut dire qu’elle manque encore
cruellement de relais. Quant à la pensée décoloniale, en France notamment, il
lui reste à s’extraire de son aporie constitutive : on ne peut appréhender les
survivances du colonialisme dans les seules institutions et sociétés des
anciennes métropoles.
Que le trône marocain agisse,
pour une bonne part, avec la bénédiction de l’Occident et pour la défense de
ses intérêts, cela n’est pas douteux. Mais qu’il ait aussi réussi à susciter
une dynamique nationale développée à partir d’un récit historique propre, pour
légitimer une entreprise coloniale, voilà une réalité qui appelle une plus mûre
réflexion.
Il reste à espérer que « Paroles
d’honneur » ne tarde pas à rentrer de la « Perm » coloniale qu’il
vient de s’accorder.
* Ce 14 septembre 2024, je découvre que la vidéo objet de cet article a été retirée de la chaîne YouTube de "Paroles d'honneur".