vendredi 8 mars 2024

JOURNÉE DU 8 MARS : « LA WASSATYA » OU L’ISLAM DE L’INJUSTE MILIEU

Abdelmadjid Tebboune visitant la bibliothèque de la grande mosquée d'Alger le 25 février 2024

Khaled Satour

L’inauguration officielle de la Grande Mosquée d’Alger le 25 février dernier par Abdelmadjid Tebboune s’est faite sous un maître-mot : la « wassatyia ». Que ce soit au cours de ses visites à la bibliothèque numérique prévue pour accueillir 1 million d’ouvrages, au centre de recherche qui occupe 15 étages du minaret ou à l’École supérieure des Sciences islamiques, le président de la République a mis l'accent sur la « norme » qui doit présider à l’acquisition des ouvrages et sur la référence qui doit présider à l’enseignement et lui conférer son rayonnement :  la « wassatyia  », islam traditionnel de l’Algérie, qui doit exclure tout « extrémisme », a-t-il insisté.

Un concept nouveau dans le discours politique algérien

L’irruption de ce concept dans le discours officiel algérien, en remplacement des termes qui lui étaient jusque-là préférés, tels que ceux d’islam « traditionnel » ou mieux encore d’ « islam de la justice », semble avoir été préparée dans un esprit programmatique comme l’emballage doctrinal dans lequel devait être enveloppée la livraison de la Grande Mosquée aux différents usages, notamment académiques, auxquels elle est destinée.

Ce discours de présentation, repris en chœur par les invités à la cérémonie venus de tout le monde islamique, avait pour dessein explicite de tenir en suspicion toutes les formes d’extrémismes, politiques, violentes et nihilistes, de l’islam.

De ce fait, la wassatyia , qui s’utilise pour définir un islam du juste milieu ou de l’équilibre, est réputée prémunir contre les excès du littéralisme ou de l’obscurantisme tels que le discours algérien ne les représentait jusque-là que dans l’islamisme combattu pendant la décennie noire.

Mais dans la mesure où la wassatyia est revendiquée en tant que norme de régulation de la recherche et de l’enseignement au sein des institutions qu’englobe la Grande Mosquée, se pose la question de savoir quelle « dérive » cette doctrine est appelée à prévenir sur son autre flanc, dont pas un mot n’est dit : celui de la critique libre et rationnelle susceptible de nourrir ses activités académiques. En d’autres termes, la wassatyia ne mérite son nom que si elle est regardée comme la terre ferme que bordent de chaque côté un extrême belliqueux, l’islamisme obscurantiste certes à sa « droite », mais aussi forcément à sa « gauche » un sécularisme rationaliste non moins redouté.

De Nasser à Sadate, un « milieu » inconstant

Et d’ailleurs, lorsqu’on remonte le fil historique de l’usage du concept jusqu’au milieu du 20e siècle, on s’aperçoit qu’il a servi dans l’Égypte nassérienne à se prémunir, politiquement et religieusement, contre les « dérives » progressistes. Gamal Abdelnasser lui-même y recourait pour réfréner les ardeurs révolutionnaires de la gauche radicale qui le soutenait. Et en cela, il avait pu compter sur le renfort précieux apporté par les religieux d’Al Azhar, notamment par le Cheikh Mohamed el Madani qui, se situant dans la continuité des réformistes de l’islam du siècle précédent, fournissait en 1961 au nationalisme panarabe une doctrine prônant un tiers-mondisme arabo-islamique se tenant à égale distance entre le capitalisme et le socialisme[1].

Mais à partir des années 1970, la wassatya a été réappropriée par le champ religieux sunnite pour servir contre l’islamisme radical et fournir un contenu vague et élastique à un islam modéré brandi contre la contestation qui devait aboutir en Égypte à l’assassinat de Sadate puis contre les émules de la révolution islamique iranienne et le djihadisme afghan.

Cet accaparement de la notion par le religieux allait de pair avec la constitution d’un camp des pays arabes « modérés », tels la Jordanie, le Maroc et les pays du Golfe, qui souhaitaient donner des gages à la fois religieux et politiques à l’Occident.

La langue de la « modération » et de la vassalité

C’est peu dire que, dès lors, la wassatya prétendue s’est muée en un conservatisme qui ne disait pas son nom que le prédicateur Youssef Al Qaradaway devait aussitôt saisir au bond pour en brouiller définitivement le message. Il l’assaisonnait en effet à la sauce de la doctrine des Frères Musulmans mixée à une référence sunnite consensuelle prétendant faire la synthèse entre la religion, le capitalisme et le socialisme sous l’enseigne d’un islam « qui s’éveille » (Sahwa). L’objectif était de favoriser une extension de la charia dans les législations et de mettre en échec les appels à toutes les formes de sécularisation.

De ce rapide regard jeté sur les instrumentalisations modernes de la wassatya, il ressort que l’Algérie, par la voix de Abdelmadjid Tebboune, ne fait que rejoindre explicitement le groupe très large des Etats qui se revendiquent d’un islam « du juste milieu », sans craindre apparemment de s’en trouver amalgamée avec des régimes dont la « modération » n’est qu’un message de vassalité adressé à l’Occident. Le plus remarquable est que, dans le langage qu’il a tenu lors de l’inauguration de la Grande mosquée d’Alger, il n’a fait que paraphraser le discours prononcé par Mohamed VI lors de l’inauguration en avril 2015 de l’Institut pour la formation des imams qui porte son nom. Le souverain marocain avait affirmé qu’il prônait un enseignement de l’islam du « juste milieu » et une lecture ouverte des textes religieux.

La wassatya sunnite ou l’abdication de la raison

Et ces propos nous permettent d’ajouter à cet éclairage de la notion de wassatya dans ses enjeux politiques et religieux modernes celui qui demeure en arrière-fond et qui est fondamentalement lié au sens qui lui vient de débats théoriques autrement plus sérieux qui l’imposent comme barrage opposé à toutes les velléités de contestation rationaliste des textes religieux.

Sur ce terrain, la wassatya est paradoxalement un concept moderne forgé tardivement pour rendre compte d’une controverse doctrinale ancienne puisqu’elle connut son dénouement au début du 3e siècle de l’Hégire.

Cette controverse avait opposé les jurisconsultes musulmans à propos des sources du droit canon. Alors que le fondateur de la première école sunnite, Abou Hanifa[2], tout en entérinant la supériorité du Coran comme source première de la loi, décrétait que les hadiths et l’opinion, c’est-à-dire l’interprétation rationnelle, se partageaient à égalité son interprétation en tant que sources secondaires, ce premier équilibre fut d’abord remodelé par l’imam Malik[3] qui, tout en conservant à l’opinion un apport résiduel, a accordé au hadith une place prépondérante.

Leur succédant, l’imam Shaféi[4] devait avoir le dernier mot sur la question. Grâce à une démonstration qui ne manquait pas de brio, il réussissait en effet à hisser le hadith au rang du Coran en tant que source primaire de la loi en faisant admettre que les propos et les actes du prophète lui étaient, à l’égal du texte coranique, inspirés par une révélation divine. Poussant le raisonnement jusqu’au bout, il en est venu à considérer que le Hadith pouvait abroger une disposition coranique.

C’est, jusqu’à ce jour, la doctrine dominante et lorsqu’on considère l’époque à laquelle elle a été élaborée, on mesure l’immobilisme de la pensée religieuse sunnite. Cette promotion de la sunna du prophète au rang du Coran n’a pas manqué de provoquer une véritable inflation des Hadiths. George Tarabichi a pu ainsi relever que si les Hadiths recensés par Shaféi lui-même étaient au nombre de 500, ceux que l’on devait retrouver dans les deux recueils de Boukhari et Muslim sont passés à 19.000, avant d’atteindre le nombre de 40.000 dans l’ouvrage d’Ibn Hanbal, fondateur de la dernière école sunnite[5].

C’est cet « arbitrage » de Shaféi entre le Hadith et l’opinion, c’est-à-dire entre le texte et la raison (résumés par les deux pôles du Naql et du ‘Aql) qui a paradoxalement élu l’intéressé, auprès de l’islam officiel, au statut de conciliateur. Mais ce n’est qu’à l’époque moderne, dans le sillage de la Nahda des 19e-20e siècles, que cette œuvre de conciliation a été qualifiée de wassatya. L’historien et écrivain Ahmed Amîn fut le premier à reconnaître ce mérite à Shaféi : « La marque la plus significative de l’élaboration de la loi était le clivage qui existait entre les partisans de l’opinion et ceux du Hadith, écrivait-il, (…) Shaféi est venu et les a réconciliés. Cette position, c’est-à-dire le rapprochement qu’il a réalisé entre les points de vue des deux écoles et son adoption de ce qu’il a vu de juste dans l’une et dans l’autre, est ce qu’il y a de plus clair dans l’école de Shaféi [6]».

Ce mérite de Shaféi lui est reconnu bien entendu par les tendances dominantes du fiqh sunnite mais aussi par bon nombre de penseurs de l’islam se revendiquant de la raison tels que le Marocain Mohamed Abed El Jabri[7] et l’Égyptien Nasr Hamed Abou Zeyd[8].

Mais la doctrine rationaliste la plus radicale, qui y trouve son mot à dire, a su démontrer que, en fait d’inspirateur de la wassatya, Shaféi ne fut en réalité que le fossoyeur de l’opinion, c’est-à-dire de la raison. « Son seul rôle, soutient Tarabichi, a consisté dans la promotion de la sunna dont il a imposé l’application au même titre que le Coran en tant que résultant de la révélation, et cela à une seule fin : mettre la raison hors-jeu en ne lui réservant qu’une étroite place marginale dans le seul domaine qui lui soit permis : l’analogie, applicable exclusivement aux sources les plus secondaires[9] ».

La victoire remportée grâce à Shaféi par le texte sur l’opinion dans le domaine du fiqh devait ultérieurement être renforcée par la victoire remportée sur la raison mutazilite, dans le domaine de la théologie dialectique, et enfin par celle remportée sur la philosophie. De sorte que la wassatya s’identifie historiquement aujourd’hui aux thèses de Shaféi, d'Al Ash’ari et d'Abou Hamed El Ghazali qui ont fermé pour toujours la porte à l’usage de la raison.

Mieux encore, ces auteurs sont sanctifiés ainsi que leurs œuvres qui, avec celles de Boukhari et Muslim[10], sont mises au rang des textes révélés eux-mêmes, c’est-à-dire, rappelons-le, le Coran et le Hadith.

Au service de l'oppression des femmes

Telle est donc la wassatya historique qui se dissimule derrière les prétentions à l’équilibre, à la modération et à la juste réforme dont la déguisent aujourd’hui les gouvernants arabes et le président Tebboune, dernier en date à s’en réclamer avec tant de ferveur.

Cette wassatya est vendue comme un rempart contre l’islamisme et ses dérives obscurantistes et violentes. Mais on oublie de dire que c’est d’abord une arme destinée à empêcher toute réforme de la législation musulmane par l’application de la raison et l’ouverture à l’esprit de liberté. On devine donc dès à présent dans quel carcan doctrinal seront enfermés les enseignements et la recherche qui auront pour cadre les établissements prétendument académiques qu’accueille la Grande mosquée d’Alger. Car la wassatya est d’abord l’abdication de l’ijtihad, la répudiation de la critique scientifique, la mise à mort du génie humain.

Mais qui s’en préoccupe ? L’air du temps néo-libéral n’a eu aucun mal à imposer en Algérie l’enseignement du droit des affaires, de la finance et du management selon les normes occidentales les plus hermétiques à l’idéologie puisée dans l’islam. La religion n’entrave pas davantage le droit civil et la liberté d’appropriation qu’il permet, ni le droit commercial et son credo d’enrichissement ; elle ne se mêle pas davantage de l’autoritarisme et de l’arbitraire qui s’expriment dans la raison d’Etat la plus sécularisée que leur aménagent le droit administratif et le droit pénal.

L’islam de l’injuste milieu ne survit aujourd’hui que pour assurer l’insubmersible mission que lui assigne le patriarcat : dominer et brimer les femmes, les enfermer dans le cadre domestique que Bokhari a décrit à coups de prétendus hadiths du prophète qui les comparent à une côte irrémédiablement tordue, qui les disent diminuées intellectuellement et maudites par les anges[11], entre autres absurdités que la wassatya interdit à la raison élémentaire de discuter.

Les propos tenus par Abdelmadjid Tebboune à la Grande mosquée d’Alger ne sont donc pas de bon augure. Il était bon d’en examiner quelques tenants et aboutissants en cette journée du 8 mars.                                                                                                                                                                                                                                                 


[1] Wasatiyyat al-islam (La wassatiya de l’islam). Mentionné par Naïma El Makrini dans un article publié en 2018, La notion du juste milieu en islam. Les éléments concernant les usages modernes de la notion sont puisés dans cet article. Document en PDF accessible avec le lien suivant : https://dial.uclouvain.be/pr/boreal/object/boreal:197523

[2] Né et mort en Irak (699-767).

[3] Né et mort à Medine (711-795).

[4] Né en Palestine et mort en Egypte (767-820).

[5] George Tarabichi, De l’islam du Coran à l’islam du hadith, la naissance recommencée (من إسلام القرآن إلى إسلام الحديث، النشأة المستأنفة), 3e Edition, Beyrouth, Dar Essaqi, 2015, p. 271.

[6] Cité par G. Tarabichi, Op.cit., p. 260.

[7] La formation de la raison arabe (تكوين العقل العربي), Beyrouth, Dar Ettali’a, 1984.

[8] L’imam Shaféi et la fondation de l’idéologie de la wassatya (الإمام الشافعي وتأسيس الإيديولوجية الوسطية), Casablanca-Beyrouth, Centre Culturel arabe, 2014.

Brillant critique de l’interprétation faite des textes mais attaché à l’orthodoxie, Abu Zayd a subi les foudres de l’université et de la justice égyptiennes. L’université lui a d’abord refusé une promotion méritée sous l’accusation d’affronts faits à la foi musulmane. Puis une plainte fut déposée contre lui pour réclamer qu’on le divorce de sa femme car il serait un « apostat ». La justice déclara son mariage nul et non avenu. Menacé de mort par le groupe Jihad, il était contraint à l’exil en 1995.

[9] Op. cit., p. 265.

[10] Auteurs des deux principaux recueils de Hadiths au 9e siècle.

[11] Les hadiths les plus éloquents à cet égard sont cités par Zakaria Ouzou dans le livre qu’il a intitulé Le crime de Boukhari (جناية البخاري، إنقاذ الدين من إمام المحدثين), Beyrouth, 2004, p. 113.

 

5 commentaires:

  1. Il serait intéressant d'appliquer la même analyse rigoureuse au corpus coranique , qui en plus d'avoir été inventé par des hommes aussi mortels que vous et moi (comme du reste les livres "saints" des autres religions monothéistes) a été tout au long des premières décennies (voire siècles) de l'Islam trituré, purifié et assaisonné suivant le bon vouloir des maîtres et seigneurs de l'époque. Hocine

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  2. Une pensée tout à la fois amicale et chaleureuse aux femmes Afghanes, qui en plus d'endurer, comme toutes les femmes musulmanes, les lois infamantes imposées par un patriarcat dominateur, elles, les Afghanes subissent la folie démentielle des psychopathes Talibans qui ont réussi à les rendre invisibles, en leur refusant tous les droits, même le droit d'étudier. Latifa Ben-Yakoub

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  3. Merci à vous à travers cette éclairante démonstration d'avoir essayé de secouer le cocotier au sujet d'un sujet tabou, que ni les gouvernants des pays islamiques ni encore moins les populations musulmanes refusent d'en débattre. En Algérie la situation est encore plus alarmante car l'abrutissement religieux édicté par l'école, les mosquées et les médias a fini par niveler les esprits par le bas dans une désolante bigoterie qui a mis hors la loi cette Raison qui vous est , et à juste titre, très chère.

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  4. Vous avez eu apparemment peur de passer pour un béni-oui-oui en optant pour le mot sécularisation au lieu de laïcisation.

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    1. Non, c'est juste que sécularisation est le mot approprié, la France n’étant pas le nombril du monde.

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