Khaled Satour
Il était à mon avis difficile de voir dans la tribune publiée mardi dernier par le journal Le Monde[1] pour demander la libération d’Ihsane El Kadi et de tous les détenus d’opinion une ingérence occidentale dans les affaires intérieures algériennes. Et cela pour deux raisons :
1- Les signataires sont des intellectuels de tous les continents connus pour leur engagement anticolonialiste, notamment au service de la cause la plus emblématique de notre époque, la cause palestinienne, et qui, contrairement aux institutions occidentales, parlementaires ou autres, qui s’expriment par la mise en demeure, ne se sont prévalus que de leur autorité morale pour solliciter respectueusement celle du président Tebboune. Leur texte est exempt de toute pression, de toute menace voilée suggérant un rapport de forces.
2- Leur référence est le combat libérateur mené par l’Algérie à l’avant-garde des peuples dominés et la place qu’il lui a gagné dans la conscience universelle.
Cela n’a pas empêché de nombreux soutiens « patriotiques » du régime de dénoncer le texte comme une atteinte à la souveraineté du pays venue de milieux « atlantistes » et diffusée par un journal hostile.
Nous avons là la confirmation que ce nouveau « patriotisme » a rompu tout lien avec l’histoire et qu’il interdit à quiconque de lui en faire le rappel. Ce « patriotisme », qui n’a cure du sort de la patrie puisqu’il n’est que servilité manifestée aux détenteurs du pouvoir, est insensible à l’évocation des idéaux du mouvement national et du souvenir qui s’en est transmis à travers les générations dans les milieux antiimpérialistes actuels.
Il leur refuse le droit de tirer argument, à l’exemple du Hirak, des valeurs du patriotisme algérien forgé dans le mouvement national, de s’exprimer en leur nom.
Parmi les dix intellectuels signataires, il n’y en a que deux ou trois qui appartiennent à la génération de ceux qui avaient soutenu la lutte de libération nationale mais cela me paraît suffisant pour que la démarche soit légitime dans sa globalité.
De toutes les façons, par le passé, lorsque cette génération était encore dans la force de l’âge et qu’elle s’autorisait à rappeler l’Algérie aux obligations qu’elle avait contractées à l'égard des idéaux de liberté, les organes et les médias du parti unique lui enjoignaient vertement de se mêler de ses affaires.
Ce fut le cas par exemple en octobre 1988 lorsque les émeutes avaient été suivies par la rafle de milliers de citoyens qui ont été soumis pendant plusieurs jours aux tortures les plus atroces et aux traitements les plus dégradants qui avaient été portés à la connaissance du public dans leurs détails les plus sordides[2]. Ce fut déjà dans les colonnes du Monde du 29 octobre 1988 qu’une vingtaine « d’anciens internés politiques » durant la guerre de libération nationale, dont Henri Alleg et Josette Audin, avaient publié une lettre ouverte de protestation adressée au président Chadli.
Mieux encore, s’étaient alors exprimés plusieurs signataires du fameux « manifeste des 121[3] » qui avaient appelé les conscrits français à refuser « de prendre les armes contre le peuple algérien » et osé affirmer que « la cause du peuple algérien, qui contribue de façon décisive à ruiner le système colonial, est la cause de tous les hommes libres ». Ils étaient revenus pour rappeler dans une tribune publiée en octobre 1988 par le « Nouvel observateur » le texte qu’ils avaient signé en 1960 contre la guerre faite au peuple algérien et pour affirmer que « c’est avec cette même conviction que nous disons aujourd’hui notre indignation ». L’invective ne les avait pas épargnés !
Je ne veux bien sûr établir aucun parallèle entre la situation en octobre 1988 et celle que l’Algérie vit aujourd’hui, malgré la continuité indiscutable du processus qui entraîne le pays dans le naufrage de l’autoritarisme.
Mais il était bon de rappeler aux mémoires défaillantes que c’est sa légitimité reconnue et soutenue sur le plan international qui avait fait l’exemplarité du combat pour un État et un gouvernement algériens indépendants. C’est cette légitimité qui avait donné tout son crédit au soutien longtemps apporté par l’Algérie aux causes de libération à travers le monde, sans que personne n’ait jamais sérieusement songé à l’accuser d’ingérence. Un internationalisme anticolonial justifiait encore de pareilles audaces.
Il est donc dramatique qu’un prétendu patriotisme subalterne et inutilement belliqueux veuille aujourd’hui empêcher les héritiers du vaste mouvement de solidarité mondial en faveur de la libération du pays d’exercer leur droit moral à l’évocation du patriotisme algérien authentique et d’entretenir l’empreinte qu’il a laissée dans les consciences.
[1] Le Monde du 30 mai 2023, sous le titre « Arrestation du journaliste Ihsane El-Kadi : « L’Algérie est un idéal plus vaste que le cachot qu’elle est en train de devenir ». Tribune signé par 10 intellectuels dont Noam Chomsky, Annie Ernaux, Ken Loach et Arundhati Roy.
[2] Témoignages des victimes rassemblés dans l’ouvrage publié par le Comité national contre la torture : Cahier Noir d’Octobre, ENAG, Alger, 1989.
[3] Le Manifeste des 121, titré « Déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie », signé par des intellectuels, universitaires et artistes et publié le 6 septembre 1960 dans le magazine Vérité-Liberté.
La grande Histoire ne s'est jamais laissée raconter par la versatilité "patriotique". Avec mes respectueuses salutations. Leila.
RépondreSupprimerOui, versatilité est le mot qui convient en l’occurrence.
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