dimanche 19 février 2023

« BEAUFS ET BARBARES » : GRAMSCI MÉRITAIT-IL D’ÊTRE RÉVEILLÉ POUR SI PEU DE CHOSE ?

Khaled Satour

J’ai abordé le dernier livre de Houria Bouteldja[1] avec d’autant plus de curiosité qu’il m’apparaissait, à la lecture de la présentation qui en était faite, qu’il proposait une approche théorique qui le différenciait du premier[2]. J’avais apprécié les audaces de celui-ci tout en regrettant que son ton pamphlétaire privilégie la provocation aux dépens de l’argumentation, ce qui n’avait pas manqué d’être exploité par les nombreux lecteurs de mauvaise foi, prompts à accuser son auteure de toutes les déviances.

J’ai donc entamé ma lecture dans des dispositions qui favorisaient l’adhésion même si le titre de l’ouvrage me déconcertait. Les catégories « beaufs » et « barbares » me paraissaient quelques peu vaporeuses mais je ne doutais pas que l’auteure sauraient leur donner de la consistance. En revanche, le « nous » qui se dupliquait d’un livre à l’autre suscitait chez moi de la réticence : j’étais déjà sceptique quand il était exclusif dans le premier opus et le retrouver dans une acception qui s’annonçait inclusive me paraissait porteur d’équivoque.

L’introduction de l’ouvrage n’a guère contribué à dissiper ma réticence. « Je l’avoue, écrit H. Bouteldja, c’est un bien curieux mot que ce "nous" », ajoutant que si le « nous » des classes populaires est « improbable » et celui des indigènes une « blague », leur rencontre est un « mirage » et leur union dans un bloc historique une « chimère ». Tout au moins lève-t-elle au passage le voile sur ce que sont les beaufs et les barbares et sur le dessein du livre : envisager (ou projeter ? ou prédire ? ou initier ?) une alliance entre ces deux composantes de la société comme « le NOUVEL ESPOIR ».

Le plan de l’ouvrage m’a également interpellé. Antonio Gramsci, dont la notion d’hégémonie est le fil conducteur de la réflexion, a bien affirmé qu’Il fallait « allier le pessimisme de la raison à l'optimisme de la volonté » mais si le pessimisme s’impose généralement à la raison, l’optimisme est un choix de la volonté dans lequel la raison n’est pas totalement absente. Or, sachant d’avance ce qu’est devenu à l’heure actuelle « L’État racial intégral », j’avais du mal à voir comment « l’amour révolutionnaire » pouvait y remédier dans un horizon temporel prévisible.

De l’histoire universelle …

Et de fait, j’ai trouvé la première partie si probante que je me demandais déjà comment la seconde pouvait la prendre à revers. H. Bouteldja y retrace les étapes de la constitution de l’État-nation de classe et de race. Étayée par le concept gramscien d’hégémonie et la subtilité qu’a apportée Nicos Poulantzas à l’analyse marxiste, cette réflexion est l’occasion pour elle d’exceller dans une approche personnelle du sujet qui emporte la conviction.

Si elle a pu en dégager les traits de l’État-nation intégral, c’est au prix du rappel des lignes de force de l’histoire universelle, revisitée du point de vue de la pensée décoloniale, c’est-à-dire en remontant à la conquête des Amériques, avec son cortège de pillages et de massacres, en mettant en valeur le rôle d’affirmation du système capitaliste à l’échelle du monde, dans sa vocation d’exploitation de classe et de race généralisée. Ce faisant, elle convoquait les dates d’une trajectoire planétaire même si, arrivée au tournant de la révolution industrielle, elle a rétréci l’angle d’observation aux grandes dates de l’histoire européenne, et plus spécifiquement française, à partir de la révolution de 1789 et jusqu’aux deux guerres mondiales et aux guerres de libération du colonialisme.

L’aboutissement du processus est l’État intégral marqué par la lutte des classes mais aussi par la lutte des races menée selon HB « contre l’esclavage, la ségrégation, l’apartheid, le colonialisme, la police, les discriminations », à ceci près que « les intérêts de races et les luttes qu’ils provoquent ont cependant été écrasés et masqués par le clivage qui oppose la bourgeoisie à l’un des groupes qu’elle exploite, le prolétariat blanc ».

Autant dire que cette première partie, qui suscite le pessimisme de la raison, se situe à une altitude historique et théorique telle qu’on pouvait craindre que son pendant optimiste, dans la mesure où il vole au niveau des « beaufs » et des « barbares » français de ce début du 21e siècle, ne soit pas à sa hauteur.

… Aux contingences de la cuisine hexagonale

Et cette crainte s’est avérée plus que justifiée, tant la deuxième partie se rabaisse au niveau de l’anecdotique et du contingent :

- Dans les matériaux utilisés : les gilets jaunes et leur « part de dignité », le rappeur Maadou Killtran et ses « deux mots miraculeux », Alain Soral à qui il faut « rendre ce qui lui revient », le « malaise masculin » des petits blancs et des indigènes, « l’avantage moral » de Pascal Bruckner mis en exergue d’un chapitre et une citation de Jean-Marie Le Pen mise en exergue d’un autre.

Comment comprendre qu’elle affecte à l’impact du mouvement des Gilets jaunes un tel coefficient historique ? En quoi aurait-il ébranlé l’édifice consensuel de l’Etat intégral ? L’hégémonie ne s’exerce pas par la seule idéologie, la coercition est une arme toujours présente dans son arsenal qu’elle a souvent su utiliser sans qu’elle se retourne contre elle. Et puis, les gilets jaunes n’ont pas conduit une insurrection généralisée des classes populaires. Ils n’en constituent qu’une fraction dont il est probable que l’heure est passée sans retour. Ensuite, ce sont peut-être les moins petits des petits blancs auxquels HB propose aux indigènes de s’allier. Représentant des catégories rurales et périurbaines de la classe moyenne inférieure, ils ne partagent ni l’habitat ni l’espace social de l’immigration. Ils ne sont donc pas le maillon de la société le plus affecté par le recul de la politique sociale de l’Etat et certainement pas les plus prompts à se mettre en concurrence avec l’émigration.

Il faut ici relever le retournement qu’opère H. Bouteldja au sujet de l’ « antiracisme moral » qu’elle ne semble appréhender désormais que du point de vue du préjudice qu’il cause aux petits blancs. Elle évoque ainsi « les dégâts tant moraux que matériels qu’il a occasionnés chez les petits blancs qui se sont estimés lésés par ce compromis alors que le pacte racial/national est supposé leur donner la priorité », s’empressant d’ajouter : « Mais, au lieu de condamner ce sentiment, il me paraît plus constructif de distinguer dans ce reproche le vrai du faux ». Elle revient alors aux gilets jaunes qui s’estiment « plus victimes que les non-blancs », et qui ont « surgi de nulle part pour réclamer leur part de dignité, quelque chose qui ressemble au slogan des Afro-américains : nos vies comptent ». L’observation peut trouver sa place dans une étude sociologique mais, venant appuyer un positionnement politique, elle se confond dangereusement avec les justifications identitaires de l’extrême-droite. Elle rompt d’autant plus nettement avec la rhétorique décoloniale qu’elle ne s’accompagne pas d’un examen parallèle de la sensibilité indigène, tant il est vrai que HB semble s’être mise au chevet des Petits blancs, réduisant les indigènes au rang de figurants.

C’est ainsi que, rebondissant sur « les deux mots sublimes » de  Maadou Killtran (« on soutient ») qu’elle isole de la diatribe qu’il adresse aux gilets jaunes au sein desquels il devine la présence d’« un bon paquet de salopards qui aimeraient juste nous voir "rentrer chez nous" », elle tire de cette approbation ambiguë et conjoncturelle une hâtive justification de sa nouvelle stratégie. « Il faut être honnête, écrit-elle. On ne peut faire procès au GJ d’avoir exprimé ouvertement un sentiment raciste ou franchement partisan des idées d’extrême-droite ». Il s’ensuit une série de contorsions, HB soutenant que les « Blancs ne sont pas réductibles à leur blanchité », qu’ils « ne sont pas complètement captifs (de « leur État ») » mais qu’il ne faut pas y voir « une brèche dans laquelle s’engouffrer », que cependant « ce livre n’aurait aucune raison d’être s’il y renonçait ». En somme, « le pari » proposé, étayé par de simples impressions contradictoires, est purement intuitif.

Si elle oppose sa proposition d’alliance des classes populaires à celle qui sous-tend les thèses d’Alain Soral, elle n’en reconnaît pas moins à celles-ci le mérite de l’antériorité. Ce faisant, elle rapetisse sa démarche et la réduit à un débat d’idéologues échangeant sur le « malaise masculin » commun aux petits blancs et aux indigènes et se disputant les faveurs douteuses des réseaux sociaux.

- Dans l’appréciation de son influence personnelle : le péché d’orgueil de croire que son discours de 2018 au « Bandoeng du Nord » dans lequel elle expliquait que « les prolétaires blancs et non blancs n’étaient pas "propres", qu’ils étaient plutôt réac et qu’il fallait faire avec » « avait fait mouche auprès de la gauche radicale ».

- Il ne manque même pas au tableau une touche pathétique : s’affligeant du mépris dans lequel sont tenus les « beaufs », HB écrit : « Je vis leur déclassement comme une injustice, une anomalie, un affront personnel, presque une blessure. Je mets ça sur le compte de mes névroses de colonisée et un peu aussi sur un reliquat de larbinisme tapi au fond de moi » (p. 173). Si l’intention était l’ironie, c’est raté.

Les explications qui manquent

Je ne sais pas jusqu’à quel point HB est consciente que son ouvrage est une abdication, décidée (au nom de qui ?) sans qu’en soit donnée la moindre explication. L’optimisme de la volonté, chez Gramsci, n’est pas un substitut défaitiste au pessimisme de la raison mais le simple fait de prendre acte des difficultés pour mieux les affronter. Or, on retire l’impression que HB ne s’est attardée sur la longue élaboration de l’État racial intégral que pour mieux se préparer à céder devant sa toute-puissance.

Abandonnant le combat de l’antiracisme politique, elle s’engage dans ce qu’on ne peut qualifier autrement, dans l’optique de son engagement, que d’alliance de races au nom de la communauté d’appartenance de classe. Elle rend caducs tous ses développements théoriques de la première partie en procédant à une série de rétropédalages qui annulent le jugement sévère et réaliste qu’elle venait de porter sur l’État, y découvrant soudain des espaces propices de combat démocratique conventionnel. C’est notamment le cas lorsqu’elle écrit que « l’État racial intégral n’est pas l’État totalitaire. Au contraire. En France, il existe (encore) sous sa forme démocratique, libérale, sociale, républicaine et laïque ». Les indigènes, ajoute-t-elle « sont partie intégrante de cet État… comme bénéficiaires collatéraux mais bien réels de l’héritage de la Révolution française, des lumières et des acquis de la lutte de classes (…) enfin comme acteurs de leurs propres luttes (…), agissant à l’extérieur du champ politique blanc (lorsqu’ils revendiquent leur autonomie) et à l’intérieur (lorsqu’ils en acceptent les conditions ». L’énoncé n’est pas en soi contestable mais HB ne nous dit pas pourquoi elle a décidé soudain de se positionner dans le cadre exclusif d’une action « à l’intérieur ».

C’est dans l’une de ses interventions publiques[3] qu’elle clarifie ce point d’une manière à la fois explicite et quelque peu elliptique. Elle affirme en effet que les indigènes se trouvent « dans le creux de la vague », qu’ils « sont lessivés par la répression, privés de possibilité d’agir » et qu’il faut donc aujourd’hui « poser la question blanche ». Mais elle dissimule les motifs d’opportunité de cette nouvelle perception des choses. Elle rappelle certes qu’elle a dû quitter, avec les principaux membres fondateurs, le parti des indigènes de la République (PIR) mais garde le silence sur les raisons qui l’y ont poussée et notamment sur les dissensions qui en furent la cause. Car c’est un fait que le parti subsiste formellement, ce qui indique qu’il a pris un autre cap que celui qui était le sien. Mais il est regrettable que ce bilan ne soit pas abordé dans l’ouvrage qui en est pourtant forcément la conséquence. S’ajoute à cela que, dans les propos publics qu’elle tient, elle considère que le parti a fait progresser la cause des indigènes et fait entendre leur voix, ce qui ne l’empêche pas de tirer de son action un constat d’échec.

En définitive, ce livre est une énigme. S’il fallait convenir que les indigènes « sont lessivés par la répression, privés de possibilité d’agir », comme H. Bouteldja prend soin de ne pas l’écrire, la leçon qu’elle aurait dû tirer de son examen des ressorts de l’État intégral aurait dû l’inciter à proposer les voies du retour à l’action et non pas à faire reddition. Et il n’est pas contestable qu’avec le vote des lois sécuritaires, de la loi séparatisme et ses textes d’application et de la loi immigration, conjugués à l’immunité dont jouissent la violence policière et l’arbitraire administratif, l’étau se resserre sur les minorités coloniales. Et on n’a vu venir des classes populaires blanches que Houria Bouteldja juge éligibles à une alliance stratégique décoloniale aucun signal de solidarité, bien au contraire. Pourquoi fonder sur elles de tels espoirs ?


[1] Beaufs et barbares, le pari du nous, La Fabrique Éditions, 2023.

[2] Les Blancs, les Juifs et nous, Vers une politique de l’amour révolutionnaire, La Fabrique Éditions, 2016.

2 commentaires:

  1. Après avoir lu sur le net quelques feuillets du livre de Houria Bouteldja , je pense que vous lavez fait trop d'honneur à l'autrice et ses clownesques amis indigénistes (qui se prennent toutes et tous pour d'éminents intellectuels) à travers cette brillante critique qui allie sociologie et politique avec beaucoup de pertinence et de brio. Bravo pour vos excellents articles qui racontent et votre probité intellectuelle et votre impartialité, tellement rares de nos jours. Bien à vous.
    Hassen Chaallal.

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  2. Dans une autre vie d'étudiante en France, j'ai eu à côtoyer le mouvement des indigénistes dans sa périphérie car j'étais attirée par le discours novateur que ses membres développaient à l'époque . Avec le temps et ses nombreux passages télévisuels Houria Bouteldja a pris le melon, sombrant elle et ses proches amis dans une paranoïa destructrice transformant le mouvement des indigènes de la république en secte. La suite on la connait, elle a été débarquée avec pertes et fracas. Après le satisfecit qu'elle a adressée à l'imposteur Soral, je ne serais surprise si dans ses prochaines élucubrations "intellectuelles" elle rende un hommage vibrant à Jean Marie Le Pen et à son héritière. Malika.

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