Dans l’actuelle montée des tensions en Algérie, le face-à-face entre
l’armée et le mouvement populaire semble s'annoncer. Et il promet de s’engager
sans l’arbitrage de règles constitutionnelles et avec des risques certains de radicalisation.
Le parapluie de l’article 102 brandi par le général Gaïd Salah n’est que
la feuille de vigne d’un pouvoir aux abois qui a choisi la plus mauvaise option
de transition qui soit. On croit comprendre que le chef d’état-major a agi en
fonction de considérations tactiques qui à elles-seules attestent de la
faiblesse de sa position : la certitude que toute concession faite à la
rue, à propos des modalités de la transition, à l’image de celles proposées par
Bouteflika lui-même avant sa démission et par l’alliance éphémère de la
dernière heure Bouteflika-Toufik-Zeroual, ouvrirait la voie à des renoncements
sans fin, sous la pression d’une rue insatiable, et finirait par ébranler le
système tout entier. Le problème est que cette option est celle qui le condamne
le plus sûrement et le plus rapidement à reculer car il est d’ores et déjà
certain qu’il sera impossible d’organiser une élection présidentielle le 4
juillet prochain.
La double manœuvre, tentée avec le concours du directeur de la Sûreté
nationale, pour faire douter la rue de sa force a lamentablement échoué.
Personne n’a voulu croire que des « individus appartenant à des
organisations non-gouvernementales (avaient tenté d’) infiltrer les
manifestations pacifiques (…), avec la complicité de leurs agents à l’intérieur »,
ni qu’un attentat terroriste contre les manifestants avait été déjoué le
vendredi 12 avril. Ces annonces ont été accueillies avec une indifférence mêlée
de raillerie.
On voit donc s’affaiblir le pouvoir de fait qui se manifeste derrière
les faux-semblants institutionnels (aussitôt Abdelkader Bensalah investi comme
président intérimaire, le général Gaïd Salah s’est porté au-devant de la scène),
et les velléités répressives qui le reprennent ne font que le confirmer.
L'INÉVITABLE RENONCEMENT A L’ARTICLE 102
Mais le mouvement populaire s’en trouve-t-il pour autant renforcé ?
Jusqu’à un certain point, indiscutablement. L’option pour une démarche
se revendiquant d’un texte constitutionnel moribond conforte pour l’instant la
poursuite des manifestations de masse du vendredi et des rassemblements
sectoriels des autres jours de la semaine. Ce sont en effet des moyens adaptés
au but immédiatement recherché : obtenir le renoncement au projet
institutionnel en cours et pousser au retrait des hommes chargés de le mettre
en œuvre (rassemblés sous l’appellation des « 3B »). Ces derniers
sont l’ultime tampon qui empêche encore que la rue se trouve directement
confrontée à l’armée.
L’étape actuelle des revendications s’accommode de ces méthodes, inspirées
sans contestation possible des soulèvements du « printemps arabe » (n’en
déplaise à l’amour-propre des Algériens et à cet ego démesuré et cruel qui leur
fait crier que « l’Algérie n’est pas la Syrie »[1]), dont le
génie se résume tout entier dans le harcèlement permanent du pouvoir, à coups
de démonstrations unitaires qui vont crescendo.
Mais le test véritable commencera une fois que l’armée aura enterré le
projet fondé sur l’article 102, ce qui, en bonne logique, ne saurait tarder. On
pourra alors voir si le « hirak » a la capacité de se hisser à la
hauteur de la mission historique que certains lui attribuent. Pour ma part, je
pense que les critères de jugement doivent être les suivants :
1° - Le mouvement persistera-t-il à fonctionner selon la technologie insurrectionnelle
des révolutions dites de couleurs dont nous avons déjà relevé les indiscutables
signes[2]? Celle-ci vide de son âme la prodigieuse mobilisation populaire qu’elle permet
de provoquer. Elle est puisée dans un arsenal conçu pour acculer les régimes
autoritaires, les pousser dans leurs derniers retranchements et les
contraindre, par des procédés formellement pacifiques mais pourvus d’une charge
de violence considérable, à la répression. Elle est taillée à la mesure des
régimes irréductibles qu’elle entreprend d’abord de dévêtir par étapes des
oripeaux qu’ils arborent en guise d’institutions démocratiques, avant
d’atteindre le cœur du réacteur et de le faire imploser. Le fait que, en
Algérie, l’ANP, bien qu’ayant endossé la paternité de la prétendue continuité
constitutionnelle, ne se trouve pas encore en première ligne et qu’elle dispose d’une possibilité de repli, indique que la première étape n’est pas atteinte. Mais, dans la phase prévisible qui adviendra sans doute dans
les prochains jours, il ne faudra pas se payer de mots : la distinction
entre l’Etat, qu’on affirme vouloir préserver, et le système, dont on demande
le départ, est un sophisme. En Algérie, le système articulé autour de l’ANP a
depuis longtemps dévoré l’Etat.
SURENCHÈRES « RÉVOLUTIONNAIRES »
2° - Le « hirak » continuera-t-il à dérouler ses séquences, à
la manière d’une machine infernale qui aurait été enclenchée une bonne fois
pour toutes le 22 février ? Cette machine est semblable à un train sans
conducteur, mais il y a tant de mécaniciens qui se dévouent pour en huiler les
engrenages ! Car, d’une part, ceux qui s’y sont illustrés jusqu’à
maintenant comme des têtes de file nient obstinément en être les porte-parole.
Mais, d’autre part, ayant fait une doctrine du refus de structurer le mouvement
et de lui permettre de se donner des représentants[3],
ils laissent le champ libre à une pléthore de tribuns, d’imprécateurs et de
démagogues de tout poil qui proposent ou relayent sans relâche les mots d’ordre
à travers les réseaux sociaux. De sorte que, si le mouvement demeure
politiquement muet, les ventriloques ne manqueront pas qui voudront lui faire
assumer des feuilles de route prêtes à l’emploi[4].
Depuis l’investiture de Bensalah, le 9 avril, on peut lire et entendre sur les
réseaux sociaux des appels à la désobéissance civile, à la grève générale, à
des grèves illimitées dans les secteurs stratégiques et notamment dans le
secteur des hydrocarbures, au blocage des ports et aéroports, ainsi que des
appels à la désobéissance des soldats et policiers. Ces appels sont déjà
suivis : des ministres en visite dans trois villes du pays ont été chassés
par la population et le RCD a annoncé que les 36 municipalités qu’il dirige n’encadreront
pas les élections présidentielles[5].
Des grèves à caractère politique sont lancées dans différentes entreprises.
Certains collectifs universitaires et professionnels appellent à élargir les
manifestations sectorielles à toute la population, c’est-à-dire à faire un
vendredi de tous les jours de la semaine ! De tous côtés, il n’est
question que d’escalade dans le chaos des initiatives unilatérales et des
surenchères « révolutionnaires ».
Mais il n’y a pas, pour justifier la pertinence de ce label
révolutionnaire trop hâtivement accolé au mouvement, l’ombre d’une proposition
politique, d’une revendication sociale qui viennent humaniser le mouvement
et le rattacher au vécu de la population, afin de donner du relief à cette
image plate et aseptisée qu'il offre si orgueilleusement au monde[6].
Tout semble fait jusqu’à présent pour que la multitude, privée de parole
construite et de porte-parole, ne soit pas détournée de la tâche qui lui a été
assignée : le harcèlement continu d’un pouvoir qui sera de plus en plus
aux abois, crispé sur son pré carré, privé qu’il est de toute médiation puisque
les partis et les personnalités politiques ont été rejetés sans discrimination
et « dégagés » dès la première heure.
Voilà pourquoi je persiste à penser que ce mouvement attend encore
d’accéder au rang d’acteur politique de son destin. Pour cela, il faudrait
qu’il agisse, je l’ai déjà écrit, en tant que peuple et société en
s’organisant sur le terrain, sur les lieux de la relation sociale et de travail.
Il faudrait que la société algérienne invente son langage pour le substituer à
la langue vernaculaire de la société civile internationale[7]
dont elle ne cesse de recueillir les satisfecit.
Ceux qui soutiennent que le temps manque pour s’organiser ont tort. Ils
jugent de l’urgence à l’aune de la date du 4 juillet, prévue pour la tenue des
présidentielles. En fait, il est certain que ces élections ne se tiendront pas,
sous peine d’être un fiasco pour le pouvoir. Surtout, les échéances ne peuvent
raisonnablement s’arrêter à la transition. Ce sont des conquêtes durables qu’il
faut entreprendre ou consolider car, tout du moins, l’actuel mouvement a libéré
la parole et l’espace public à travers toute l’étendue du territoire national.
Mais ce n’est pas une mince affaire que d’étayer pareil ouvrage.
[1]
La
guerre civile syrienne a fait plus de 350.000 morts et réduit le pays en
cendres. A ce seul titre déjà, la Syrie et les Syriens ont droit, si on leur
refuse la considération qu’ils méritent, à un minimum de compassion.
[3] Parmi les personnalités
emblématiques du mouvement, Mustapha Bouchachi répète à l’envi qu’il n’est pas
question de dégager une représentation mais il n’en adresse pas moins lui-même
tous les jeudis, veilles de rassemblement, de véritables « messages à la
nation » pour inciter à la manifestation. Karim Tabbou soutient qu’on ne
peut déléguer de représentants à une négociation avec le pouvoir car celui-ci
n’hésiterait pas à les circonvenir mais il n’en martèle pas moins que c’est le
« hirak » qui doit désigner l’instance de transition.
[4]
La
fondation El Karama n’a pas hésité, alors même que le « hirak » s’est
déroulé jusqu’à présent sans heurts d’une grande gravité, à adresser « une
communication urgente aux mécanismes des Nations Unies chargés de la protection
et la promotion des droits de l'homme afin d'intervenir pour protéger le droit
d'assemblée pacifique des citoyens algériens engagés dans le mouvement de
protestation populaire » (Annoncé le 5 avril sur le site de la
fondation).
[5]
Rapporté par le site d’information TSA ce lundi 15 avril. www.tsa-algerie.com/direct-la-desobeissance-civile-sorganise-larmee-sous-pression/
[6]
Plusieurs
médias rapportent depuis un mois que « des pétitions sont lancées pour
l’attribution du prix Nobel de la paix au peuple algérien », ajoutant
même que « deux émissaires de l’Académie suédoise du prix Nobel
seraient en déplacement à Alger pour constater de visu la situation »
(ObservAlgerie du 30 mars 2019). Les initiateurs de ces pétitions, qui se font
les placiers de la « révolution du sourire », autrement
baptisée « révolution joyeuse », ne semblent pas faire cas d’une donnée de la
simple observation : L’honneur fait par l’Académie Nobel, sélectif et
fortement orienté idéologiquement, est trop souvent allé de pair avec les
sanctions économiques américaines et les interventions de l’OTAN.
[7]
La
notion de « société civile internationale » a été promue par la
doctrine élaborée en Occident à la fin de la guerre froide pour élargir la
démocratie libérale à toutes les régions du monde. Le rapport n°268 de décembre
1998 de la FIDH intitulé Mission
d’observation Burundi définissait ainsi cette nouvelle société civile comme
regroupant “ les associations, les personnalités et les médias qui ont
vocation de garantir ou de protéger, en
dehors des institutions de l’Etat, l’exercice effectif des libertés publiques
et de favoriser l’émergence et l’affirmation autonome d’une identité
collective pluraliste fondée sur des projets économiques et sociaux de base et
sur une culture de la citoyenneté ”.
Comme par hasard, Monsieur Khaled Satour, depuis un certain temps tous les avis "éclairés" ( le dernier en date est celui de Monsieur Bouchachi) convergent immanquablement vers l'incontournable primauté de l'armée. Le sempiternel et inéluctable axiome de la démocratie à algérienne est de retour. Et la suite de l’empirique démonstration, on la connait que trop bien. !
RépondreSupprimerRespectueusement,un ancien de vos étudiants d'Alger.
Je vous salue très amicalement, Badis.
SupprimerMonsieur Badis, malgré vos brillants concepts mathématiques, votre commentaire n'est qu'un dénigrement de plus envers la personne de maître Bouchachi. Car la mode de nos jours sur le net consiste à diffamer certains personnages emblématiques du hirak algérien. Je parle de dénigrement, car dans son intervention ( voir le site de El Watan du 18 Avril * ) Monsieur Bouchachi parle d'une période de transition que devra accompagner l'ANP. Il fait référence clairement à l'ANP et non au général Gaid Salad , auquel il a demandé dans d'autres de ses interventions, de partir. Sans l'ANP, toute transition se transformera inéluctablement en un chaos sans nom. Désolée pour cette mise au point en forme de coup de gueule dans un blog d'un tel niveau intellectuel, même si je ne suis pas d'accord avec certaines de ses analyses trop tendancieuses, à mon avis, envers par exemple la "spontanéité" de gigantesque mouvement populaire.
RépondreSupprimerSincères Salutations.
Leila.
*https://el-watan.com/actualite/me-bouchachi-favorable-a-un-accompagnement-de-la-periode-de-la-transition-par-lanp-18-04-2019?fbclid=IwAR2GwiBaRO3w6xsYaMG344ttJ5IRYjGuNlNL_4vLxOTD-9avcycH77eDbVE
Depuis 1962 le pouvoir algérien est nombriliste. Irrévocablement autocentré sur lui-même, faisant du mépris du peuple un dogme infaillible. On est maintenant sûr, qu'avec le banal aréopage formé par le général Gaid Salah et son protégé Bensalah, il sera impossible de transformer les ténèbres en lumière et l'apathie en mouvement. Sans oublier de rappeler que la justice des généraux n'est pas la JUSTICE, surtout si celle-ci ressemble plus à des règlements de comptes entre anciens coassociés, voire entre complices de longue date. Cette grossière diversion permet au généralissime et à sa clique de pérenniser un système dont ils sont les principaux souscripteurs. Cette grandiose révolte populaire est dans sa phase critique car d'une part le pouvoir joue la carte pourrissement et d'autre part des dissensions notables sont en train de voir le jour entre ses principaux "leaders". Bien malin qui saura prédire la suite des événements, même si l'histoire nous a appris depuis déjà très longtemps, que les juntes militaires finissaient toujours par avoir le dessus et souvent de la manière la plus forte, et c'est un euphémisme. What will be will be, time will tell.
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