Khaled Satour
L'odyssée
de la revue NAQD, créée à Alger au début des années 1990, marquée par les
différends, les rivalités et luttes de pouvoir entre ses membres, a fait
l'objet, tout au long de l'année écoulée d'une série d'articles publiés par El Hadi
Chalabi sur son site Internet, sous un titre générique formulé comme suit : Vie
et mort d'un projet, NAQD source et enjeu de pouvoir[1].
Ces
articles sont pour lui l'occasion de livrer une vision très polémique des
questions qu'il a choisi d'aborder, faisant des quelques réflexions théoriques
qu'il expose un alibi pour régler des comptes personnels avec un nombre très
impressionnant de protagonistes, plus particulièrement dans le second volet
qu'il a publié le 9 février 2015 sous le titre "Intellectuels en
comité(s)".
Si je me
résous à donner mon opinion sur ces écrits, c'est après avoir longuement hésité.
Pour deux raisons. La première est que, après m'être éloigné dès 1994 de la
revue, dont j'avais été membre fondateur, j'en ai démissionné en 1998 et cessé depuis
lors de m'y intéresser. Ensuite et surtout, parce que le ton accusateur de ces
articles n'invite pas au débat. Au lieu de l'analyse argumentée et distanciée
qui aurait convenu à un tel sujet, on y trouve une approche d'une trivialité
surprenante, empruntant la forme de récits, d'anecdotes, de propos rapportés
totalement invérifiables, et surtout d'incursions très intrusives dans la
sphère privée qui livrent en pâture au lecteur les itinéraires personnels, le
mode de vie, les proches parents, les projets intimes de pratiquement tous ceux
dont l'auteur a croisé la route au cours des vingt dernières années. Dans ces
conditions, et ayant observé que les personnes les plus agressivement prises à
partie par l'auteur s'étaient abstenues de réagir, j'ai dans un premier temps
moi-même préféré ne pas donner publiquement suite car il n'est jamais facile de
réfuter la calomnie et le dénigrement sans leur servir de caisse de résonance.
LA CONDITION SUBJECTIVE
Cependant,
l'une des dernières productions de l'auteur, un article consacré au décès de
Hocine Aït Ahmed, m'a fait changer d'avis car j'ai soudain compris que ces
imprécations jetées dans toutes les directions n'allaient pas cesser et qu'il
fallait peut-être mettre certaines choses au point.
Dans cette
dernière publication, Chalabi s'affranchit de la règle non écrite qui impose d'attendre, avant de vilipender un défunt, qu'il
soit au moins rendu à la terre. Le 30 décembre 2015, une semaine après le décès
de Aït Ahmed et deux jours avant ses obsèques qui ont eu lieu le 1e
janvier, l'auteur faisait paraître son écrit portant un titre dont la
redondance même était de mauvais augure ("Aït Ahmed comme trophée, Aït
Ahmed comme relique") dans lequel il assimile le défunt à un "monocrate"
aux "caprices dévastateurs" et à un "autocrate"
"n'ayant en point de mire que le pouvoir", le rangeant dans la
catégorie des "dignitaires à qui l'histoire fournit des blancs-seings pour
la postérité sans relation avec les faits réels qui ont marqué leur engagement,
leurs parcours de militants et de responsables politiques ayant exercé le
pouvoir ou cherché par tous les moyens à l'exercer".
L'auteur
aurait pu en rester là et n'encourir que la réprobation de certains inconditionnels
du leader disparu. Nul ne peut contester, après tout, qu'il est légitime de
soumettre à la critique les positionnements, paroles et actes de tous les
hommes politiques, quel que soit leur prestige. Et le défunt fondateur du FFS
ne saurait faire exception à la règle.
Mais il a
décidé d'aller plus loin, reproduisant des propos attribués à Aït Ahmed qui
feraient douter de son engagement patriotique dans la lutte contre le
colonialisme. Puisés dans un numéro de Révolution Africaine datant du 12
octobre 1963, ils font dire notamment à l'intéressé que la guerre de libération
nationale a été faite par l'Algérie "contre un pays frère" et
que "l'indépendance a été une solution de rechange après l'échec, il y
a bien longtemps, de l'intégration".
Je n'ai
pas les moyens de vérifier l'authenticité de ces propos ni le contexte dans
lequel ils auraient été tenus. Mais, d'une part, l'auteur aurait dû s'aviser
que leur publication par Révolution Africaine le 12 octobre 1963 ne s'était
probablement pas faite sans arrière-pensées. A cette date, en effet, le FFS
venait à peine d'organiser sa marche sur Tizi Ouzou, le 29 septembre; Ben Bella
venait de faire voter le 8 septembre la constitution qui lui permettait de
monopoliser tous les pouvoirs et Aït Ahmed conduisait contre lui une dissidence
qui ne devait cesser qu'un an plus tard par son arrestation le 17 octobre 1964,
suivie de sa condamnation à mort. Que l'organe central du parti unique ait
voulu alors discréditer le chef du FFS en jetant le trouble sur la totalité de
son itinéraire militant, passé et présent, est une hypothèse vraisemblable.
D'autre
part, comme ce texte semble faire l'objet d'une nouvelle instrumentalisation,
un demi-siècle plus tard, il convient de se poser une question de fond : est-il
possible de contester, de façon allusive mais transparente, la conviction
patriotique et la fibre anti-colonialiste d'un homme qui a pris le maquis à
l'âge de 19 ans et qui a joué un rôle de premier plan dans la préparation et la
conduite de la lutte armée engagée à partir du 1e novembre 1954? Car
on aura relevé que le soupçon instillé par cette citation, reproduite en
caractères gras dans l'article, est d'ordre inquisitorial, portant plus
directement sur les convictions de l'homme que sur son action, sachant que, dans
le contexte dangereux de la lutte contre le colonialisme, la conviction ne pouvait
mieux s'attester que par les actes.
La
réponse à la question est oui, cela est possible, mais à deux conditions :
-
Une
première condition préalable que je qualifierai d'objective ou de matérielle et
qui est à elle seule tout un programme: il faut avoir achevé de réviser l'histoire
du mouvement national algérien et que soit rendue plausible l’idée que
le noyau de militants qui a préparé et organisé le 1e novembre ait
compté dans ses rangs un (Aït Ahmed) et peut-être plusieurs réformistes tièdes
que l'échec de l'intégration avaient dépités et qui se seraient résignés à
entreprendre, à l'encontre de leurs sentiments d'allégeance les plus intimes,
une guerre contre le "pays frère" qu'était pour eux la France.
-
Une
deuxième condition que je qualifierai de subjective : l'auteur d'une telle
insinuation doit lui-même exciper de quelque titre militant. Il faut que, à
cette même période où la conviction s'attestait par les actes, il ait un tant
soit peu payé de sa personne. Un tel procès d'intention, si chargé
d'agressivité symbolique, se fait exclusivement entre pairs. Et il n'est en l'occurrence recevable
qu'entre frères d'armes. Sans quoi, on permettrait que le premier attentiste
venu révoque en doute les convictions patriotiques d'un résistant.
UNE AMBITION EDITORIALE
IRREALISTE
J'en
viens maintenant à mon propos sur NAQD[2]. A titre de remarque préliminaire
destinée à dégonfler l'enjeu, je dirai que Chalabi exagère l'importance de la
revue, en sublime le projet initial, donnant à penser que le sort de la
recherche et de la réflexion en sciences sociales appliquées à l'Algérie en avait
un jour dépendu. Et il le fait sans aucun doute à dessein car il entend
sublimer par là même l'apport critique particulièrement bavard qu'il prétend
proposer.
En
réalité, la revue était vouée d'emblée à échouer dans l'ambition qu'elle
s'était donnée dans son numéro 1, de promouvoir
"une pensée audacieuse". Et, s'il fallait définir les
causes premières de son échec programmé, il serait plus juste, au lieu de les ramener
à la personnalité, aux "calculs" ou à "l'appétit de pouvoir"
de ses promoteurs, de les rechercher dans l'indigence structurelle de la pensée
en Algérie, d'abord, dans les circonstances dans lesquelles la revue a été
lancée, ensuite.
S'agissant
du premier facteur, il se résume dans la médiocrité des capacités de production
intellectuelle à l'échelle de la société algérienne. On ne décrète pas
l'avènement d'une pensée audacieuse alors même qu'on est positionné dans un
champ culturel déstructuré et dépendant, miné par les clivages linguistiques et
identitaires et privé de tout fonds propre qui lui permettrait d'être autre
chose que le relais subordonné des thèses et controverses suscitées à
l'étranger. À cet égard, NAQD a pu au départ fonctionner en surrégime, et, portée
par l'élan de la fondation, faire illusion. Mais très vite elle ne fut pour
l'essentiel qu'un fournisseur d'espace à des articles écrits par des chercheurs
étrangers qu'elle reproduisait le plus souvent en seconde main. Dès le
quatrième ou cinquième numéro, la revue s'est "normalisée" et on n'y
trouvait plus trace de l'ambition première affirmée par ses fondateurs.
Quant au
second facteur, il est lié au contexte de la création de la revue que je
rappellerai brièvement car il n'entre pas dans mon propos d'en détailler
l'historique. NAQD est née dans ce court intervalle de temps qu'on a pu rétrospectivement
regarder comme une "récréation démocratique" accordée par le régime
aux élites algériennes entre 1988 et 1991. Les universitaires qui avaient
initié le projet, sous l'impulsion de Saïd Chikhi, avaient ainsi brièvement
expérimenté le débat public dans les comités qui s'étaient créés dans les
universités de la région Centre, après les événements d'octobre. Il régnait
alors l'illusion que les espaces démocratiques allaient s'élargir et la pensée
fleurir comme par enchantement.
On sait
aujourd'hui ce qu'il s'en est suivi : avec l'interruption du processus
électoral de décembre 1991, le pays basculait dans la terreur et la répression.
A partir de 1993, les assassinats ciblés de journalistes, d'universitaires et
de cadres de tous les secteurs et disciplines allaient réduire les
intellectuels au silence sinon à l'exil. Beaucoup plus que le décès de Saïd
Chikhi à l’été 1993 ou que la dispersion de ses membres, c'est cette
conjoncture qui a très vite aseptisé la production de NAQD, réduite à traiter de
sujets en total déphasage avec la réalité vécue, ce que nous tentions de
justifier, sans en croire un mot, par une option délibérée en faveur de
"thèmes agitant en profondeur la société sur le long terme"! Ce qui
voulait dire en clair passer sous silence les événements qui ensanglantaient le
pays (attentats, torture, disparitions, procès préfabriqués, exécutions
extrajudiciaires, etc.). Il est vrai que les membres de la rédaction étaient loin
d'avoir la même analyse de ces événements et qu'il était partant illusoire de
supposer qu'ils puissent faire de la publication une arme de déconstruction du
discours dominant dont ils n'étaient pas tous également disposés à se
démarquer. Mais le moins qu'on puisse dire, c'est que la position à prendre par la
revue sur la terrible actualité des années 90 n'a pas donné lieu au sein de la rédaction à des
controverses mémorables.
Cette
donnée est fondamentale et déterminante. Et si l'on peut concevoir que la
rédaction soit tenue solidairement responsable d'un tel renoncement, il ne
serait pas juste d'en attribuer la responsabilité à des personnes en
particulier.
Il faut
avoir abordé ce plan général pour pouvoir se tourner ensuite vers les autres
causes de la dérive de la revue: le choix de la forme commerciale, les clivages
sociaux et générationnels entre les membres, les luttes d'influence et de
pouvoir, etc. Ces causes sont réelles, preuve en est que le fonctionnement
collégial n'a guère duré et que l'identification publique de la revue à son
"directeur" s'est accentuée au fil du temps, conduisant, une fois
liquidé le comité de rédaction, à une gestion opaque et chaotique.
Une
telle hiérarchisation des problèmes est absente de l'analyse proposée par
l'auteur qui ne s'arrête pas aux contraintes objectives de la production
intellectuelle en Algérie et à celles nées des données spécifiques de la
période considérée, pour cibler exclusivement le statut et les choix politiques
d'un très large éventail de personnes. Sa démarche aurait néanmoins gardé quelque
pertinence si, d'une part, il avait associé aux critiques virulentes qu'il
adresse à ses partenaires quelques éléments d'autocritique que justifie son
implication directe dans la revue pendant de longues années, au lieu de se poser
en chroniqueur impartial, en mémorialiste de la revue, et si, d'autre part, il s'était
cantonné aux actes publics (écrits publiés et prises de position vérifiables)
faits par les uns et les autres.
QUEL CÔTÉ DE LA BARRIÈRE?
Prenons
à titre d'illustration un exemple cité pour attester que "le duo
Harbi-Djerbal" (l'expression est de l'auteur) a procédé à l'éviction
de certains membres de la rédaction pour monopoliser la décision. Il est somme
toute d'un intérêt secondaire dans la démonstration qu'il propose mais, dans la
mesure où j'y suis nommément désigné, je me dois d'y répondre d'emblée (On
verra d'ailleurs que, par cette porte étroite, on accède très vite aux
problèmes les plus graves que pose cette série d'articles sur NAQD.
L'auteur
écrit qu'"en 1995, Khaled Satour est tenu à l'écart d'une réunion
importante alors qu'il résidait à Grenoble. Le seul en position de communiquer
ses coordonnées était Daho Djerbal qui savait, ainsi que Mohammed Harbi, qu'il
s'y trouvait depuis 1994". Plus loin, évoquant une réunion tenue en
mars 1998 à Alger, il affirme avoir interpellé Djerbal sur "l'excommunication
frappant Khaled Satour", à quoi l'intéressé aurait répondu par des
considérations d'ordre privé dont paraît s'indigner Chalabi qui lui "reproche
des méthodes policières".
Disons
tout net que ces assertions, invérifiables, sont globalement fallacieuses.
Comme je l'ai indiqué plus haut, je n'étais volontairement plus partie prenante
de la revue depuis 1994. Bien que nominalement membre de la rédaction jusqu'à
ma démission en 1998, je n'y participais plus. S'il est vrai que les animateurs
de la revue se sont montrés entre-temps peu soucieux de m'associer à la vie de
la rédaction, il n'est pas moins vrai que je me suis moi-même délibérément
abstenu de toute implication. J'avais mes raisons, liées à l'évolution de la
revue, que je n'exposerai pas ici. Pour résumer la chose par une image, NAQD et
moi avons en définitive divorcé par consentement mutuel. Soutenir que j'ai été
"excommunié" ou encore "mis à l'index" (autre sort auquel
me voue l'auteur) relève de la dramatisation polémique.
Mais venons-en
à l'essentiel. Et partons de ce qu'écrit l'auteur, dans un passage sous-titré
"un comité de rédaction hiérarchisé", pour analyser la méthode
mise au point par "le duo Harbi-Djerbal" pour écarter une
partie de la rédaction :
"Du
comité de rédaction théorique de départ réputé fonctionner sur la base de
l'égalité de voix, on s'achemine vers la pratique de comités différenciés,
éclatés en super-comités d'un côté et en sous-comités de l'autre […] En guise
de comité de rédaction, sauf si l'on excepte deux réunions ayant rassemblé en
1995 six personnes, le reste du temps a consacré des rencontres à deux, trois
ou quatre, tourbillonnant en des carrousels d'interlocuteurs (sic) faisant
mine d'échanger des confidences tout en se promettant aide et soutien,
célébrant les convergences et stigmatisant les absents. La vie interne de la
revue n'aura été que conciliabules, apartés, manigances pour obtenir le soutien
des uns, neutraliser les prétentions des autres, déconsidérer en le dénigrant
untel si proche en apparence et tout à coup réduit à un boulet dont il faut se
délester. Hormis les deux premières années qui se sont limités d'ailleurs à
des rencontres plus fortuites que sérieusement organisées, aucun thème retenu
n'a bénéficié d'un réel échange en comité de rédaction" (Souligné
par moi).
Cette
présentation appelle deux remarques :
- La
première est que, pour l'essentiel, les deux premiers tiers de cet extrait disent
vrai. Mais à cette précision près que c'est
de l'intérieur que l'auteur témoigne des conciliabules et apartés qu'il déplore,
que, autrement dit, il y a pris part alors que, s'il avait mis en pratique en
temps voulu cette intransigeance démocratique dont il se prévaut aujourd'hui,
il aurait refusé de les cautionner par sa présence. Or, il a été de la plupart
de ces conclaves, présent par exemple comme
il le dit aux "deux réunions restreintes tenues chez Mohammed Harbi en
1995" dont il nous fournit un compte-rendu détaillé et à celle du 11
décembre 1997.
- La
deuxième remarque est que, en revanche, la dernière partie de l'extrait, que
j'ai soulignée, mêle habilement le faux et le vrai. C'est vrai que, passées les
deux premières années, '"aucun thème retenu n'a bénéficié d'un échange en
comité de rédaction". Mais cela n'implique pas qu'il n'y ait eu que des
rencontres "fortuites". Celle qui a, aux dires mêmes de l'auteur, réuni
entre autres Mohammed Harbi, Daho Djerbal et… lui-même le 29 novembre 1992 à la
table du président du HCE, au palais présidentiel, était, hélas pour le dernier
mentionné, "sérieusement organisée".
DEVINE QUI VIENT DÎNER CE SOIR
Rappelons
la conjoncture : L'Algérie était depuis février 1992 sous un état d'urgence qui
serait reconduit pour une durée indéterminée moins de deux mois plus tard (le 7
février 1993); depuis cinq mois, l'hôte d'El Mouradia dormait dans les draps de
Mohammed Boudiaf assassiné le 28 juin dans les circonstances que l'on sait; des
milliers de personnes croupissaient dans les camps du Sud; et, alors que la
torture se généralisait, Hocine Abderrahim et ses compagnons d'infortune,
accusés d'avoir commis l'attentat de l'aéroport d'Alger en août, venaient d'être
exposés le mois précédent, marqués par les stigmates des sévices qu'ils avaient
subis, à la télévision publique pour y faire leurs "aveux", avant d'être
condamnés à mort le 27 mai 1993 puis exécutés.
Au
regard de cette situation délétère dans laquelle s'enfonçait le pays, le
dilemme qui a assailli l'auteur le 28 novembre 1992 quand il a appris qu'il
était invité au "Palais" est décrit en des termes pour le moins
étriqués :
"En
ce qui me concerne, l'invitation posait un problème et Mohammed le savait, d'où
l'attitude un peu gênée de sa transmission présentée la tête basse sans me
regarder. Il redoutait un refus de ma part. En fait, le silence installant une
atmosphère pesant renvoyait au non-dit éloquent sur le mélange des genres
pouvoir/intellectuels. Je réservai ma réponse par simple courtoisie, ne voulant
pas heurter Mohammed par un refus catégorique. Mais la curiosité intellectuelle
de voir "le Palais" de l'intérieur me poussait à me joindre à Daho
Djerbal et M. B."
Un
dilemme promptement résolu! Et la courtoisie (qui n'a bien sûr rien à voir avec
la connivence et la complicité avec le pouvoir, que l'auteur pourfend depuis
des lustres!) n'y fut pas pour rien. Quant à savoir en quoi consistait cette
insolite "curiosité intellectuelle de voir le Palais de
l'intérieur", on se perdrait en vain en conjectures. Le fait est que
la tentation d'opposer un "refus catégorique" semble avoir été
balayée en quelques secondes!
A l'époque,
bon nombre d’autres membres du comité de
rédaction se trouvaient à Alger. J'y étais encore moi-même. L'auteur, qui dénonce
dans son article à longueur de pages l'accaparement de la décision au sein de
NAQD quand il s'agit des questions les plus insignifiantes, a-t-il songé à alerter
ses collègues sur cette décision de dépêcher une délégation officielle de la
revue à la table du président du HCE? Il n'a en tout cas pas joint l'acte à
l'intention, si jamais celle-ci lui a effleuré l'esprit. Mieux encore, et si
incroyable que cela puisse paraître, alors que nous avons lui et moi été par la
suite en contact suivi pendant de longues années, il ne m'a jamais fait
partager son secret!
Et, au
bout d'un quart de siècle de dissimulation, à l'heure du coming out,
voilà comment il nous décrit la "soirée au Palais".
Après
un dîner où la gastronomie rendait un hommage mérité à quelques spécialités de
l'Est algérien, les échanges n'ont pas quitté les banalités mondaines autour de
quelques traits d'humour entretenant ces ambiances chaleureuses entre des
habitués à la blague généreuse (sic) … Je suivais de loin en curieux
plus qu'en acteur le déroulement de la
soirée quand celle-ci glissa sur la politique. Mohamed me met en avant en
rappelant à notre hôte l'intérêt que je porte au droit constitutionnel. C'est
alors que Ali Kafi me dit tout de go : "Voilà, je voudrais que tu revoies
pour moi la constitution. Tu me mets ce qu'il
y a de bien par là"(il me désigne la droite de l'espace qu'il a au
préalable fendu en deux) "et ce qui n'est pas bien par là (en déplaçant
son bras vers la gauche). Je répondais que la question de la constitution pose
avant toute chose un problème politique grave…". J'allais ajouter "le
coup d'Etat" quand le président du HCE reprenant le rôle qu'il n'a jamais
perdu (re-sic) lève haut la main droite, tel l'arbitre sifflant le
penalty, et me lance "la politique cela ne te regarde pas". Je ne
regrettais pas finalement d'avoir sacrifié à la découverte des coulisses
colorées où se pratique dans la convivialité une conception de la politique et
de son rapport aux intellectuels. Ce n'était qu'une confirmation, mais comme le
dirait le joueur de poker, il fallait payer pour voir".
Comme
quoi, tout cela n'était qu'un jeu! Un jeu d'argent selon la métaphore choisie mais
où on ne misait pas sa propre vie comme c'était alors le lot de tant
d'Algériens qui se frottaient au pouvoir
de bien moins près. Mais si tel est le cas, pourquoi cet intraitable
imprécateur nous fait-il, depuis des décennies, avec tant de morgue et de
gravité, tout un plat de la compromission des intellectuels avec les appareils
d'Etat? Pourquoi a-t-il, dans deux articles successifs publiés en juin et
juillet 2013, fait le procès de Lahouari Addi qui avait, au cours d'une journée
d'études organisée par le CRASC (Centre de recherche en anthropologie sociale
et culturelle) d'Oran, côtoyé Noureddine Zerhouni, ancien chef du DRS, se
laissant aller à déjeuner avec lui à la cantine du centre? "Une telle
promiscuité, martelait-il alors, englobant dans sa réprobation le centre
organisateur de la rencontre et Addi, inciterait, à titre de prophylaxie
élémentaire, toute communauté de chercheurs à prendre ses distances"[3].
L'asymétrie du jugement est ici déroutante. De l'échange (quelle qu'en fût la teneur) auquel s'est livré
Addi avec un chef de la SM à la retraite, en marge d'une journée d'études tenue
en 2013, et de la présence de Chalabi à un repas "convivial" à
l'invitation du président du HCE, au Palais de la
présidence et au plus fort de la répression d'Etat, quel est le péché de
compromission le plus mortel? La cantine du CRASC serait-elle plus infamante
que le restaurant 5 étoiles du Palais présidentiel? Et si notre imprécateur
saisit l'occasion de la tenue de cette journée d'études pour accuser le CRASC
d'avoir conclu une "alliance avec les militaires et les services de
sécurité depuis 1992"[4], pourquoi ne va-t-il pas au
bout de sa logique et ne convient-il pas qu'il a contribué cette année-là
précisément à faire adhérer NAQD à ladite alliance?
UNE LETTRE DE L'AU-DELÀ
Dans le
premier volet de sa série d'articles sur la revue, publié le 25 novembre 2014,
l'auteur justifiait sa contribution en ces termes : "J’ai décidé pour
ma part non seulement de rompre le mutisme complice, d’en mesurer le sens et la
portée, en retraçant les étapes marquantes de la revue… Cela ne saurait se
faire sans casser quelques tabous et conventions".
Que
valait donc une telle pétition de principes affichée en préambule? A la première
lecture de cet article sur NAQD, j'ai voulu croire un moment que, si son auteur
avait finalement révélé, sans que rien ne l'y eût contraint, cet épisode de
1992 qui l'accable tant, c'est parce qu'un scrupule tardif l'avait saisi. Fiat
justitia et pereat mundus, proclame un vieil adage latin : "Que
justice soit faite, le monde dût-il périr". J'ai envisagé l'hypothèse
optimiste que l'auteur l'ait converti, pour le mettre au service de la cause
qu'il affirme servir, à une formulation telle que celle-ci : Que la vérité
soit dite, dusse-je périr.
Mais je
me suis vite rendu à l'évidence que c'était loin d'être le cas. Il justifie trop abondamment le bien fondé de sa démarche de
novembre 1992 en brandissant le butin précieux qu'il en aurait rapporté, un
texte "rédigé le lendemain de l'échange (!) avec Ali Kafi",
intitulé "Considérations générales sur une possible révision
constitutionnelle", qu'il reproduit et dont il s'enorgueillit comme
d'un des "enseignements tirés de l'escapade à l'intérieur du Palais",
alors même qu'il est fait de clichés éculés sur la constitution et la
démocratie. L'échange trivial avec Ali Kafi qui lui a d'ailleurs, de son
propre aveu, rapidement cloué le bec, aurait donc représenté un tournant dans sa
carrière intellectuelle!
Le mobile
de l'aveu est tout autre. S'il fallait le rapporter à un adage, celui-ci se
formulerait plutôt comme suit : "Mort à l'ennemi juré, dusse-je tout y perdre". Si son instinct de
conservation, le souci de sa propre réputation, n'ont pas retenu l'auteur de
faire cette confession, c'est parce qu'ils ont été dévorés par l'ardeur de
l'animosité qu'il voue à Mohammed Harbi. Il se défausse sur ce dernier de la
responsabilité tout entière de leur "escapade" commune, sans craindre
de se dépeindre ce faisant sous les traits d’un mineur privé de discernement, sous influence.
Il
utilise d'ailleurs le même procédé contre Daho Djerbal, qui est par
intermittence sa cible de rechange. Il relate ainsi la démarche qu'il a entreprise
avec lui à l'automne 1993 auprès du conseiller culturel de l'ambassade de
France, Gilbert Grandguillaume :
"Bien
évidemment, seul Djerbal parle. Sa technique – rodée par la pratique culturelle
du rapport politique – consiste, en se faisant accompagner, de rappeler en cas
de contestation ou de conflit, qu'il n'était pas seul. On était deux. Mais
le préparateur, l'instigateur et l'interlocuteur à l'arrivée détient la clé de
toutes les données. Mon rôle était dès le départ étudié pour
faire de la figuration. Si je manifeste mon désaccord, cela débouche sur
l'implosion de la rencontre. Ce qui rejaillit sur l'image de la revue et sur
les collègues absents et ignorants des faits". (Souligné par moi)
Désastreuse auto-justification! Rapportés à la radicalité du texte qu'il signe aujourd'hui,
les scrupules mondains et la bienséance (une nouvelle fois) invoqués pour
justifier rétrospectivement une telle passivité sont dérisoires. Mais là encore
ce qui compte, c'est que les coups portent, même si on les administre avec un
boomerang.
Cependant,
Harbi reste l'ennemi le plus honni. Contre lui, l'auteur n'hésite pas à faire résonner
la voix de Monique Gadant qui n'est plus de ce monde depuis 20 ans. Décédée le
29 septembre 1995, elle lui aurait adressé le 22 septembre, c'est-à-dire une
semaine à peine avant de disparaître, une lettre dans laquelle, informée par
lui de l'"escapade au Palais", elle juge l’initiative à sa juste gravité :
"Je me dis que vous n'auriez pas dû aller chez Kafi et j'espère que c'est la première et dernière fois car personnellement je ne me vois pas aider une revue qui fricote avec la Présidence".
Mais, après avoir sermonné l'auteur, elle semble recommander pour finir NAQD à ses bons soins ("Fais attention à la revue")! Elle n'a en revanche pas de mots assez durs pour désavouer et fustiger Harbi, pour bien d'autres choses que l'épisode du Palais, et l'auteur ne manque pas de les rapporter longuement, car il n'a exhumé le document qu'à cette fin.
"Je me dis que vous n'auriez pas dû aller chez Kafi et j'espère que c'est la première et dernière fois car personnellement je ne me vois pas aider une revue qui fricote avec la Présidence".
Mais, après avoir sermonné l'auteur, elle semble recommander pour finir NAQD à ses bons soins ("Fais attention à la revue")! Elle n'a en revanche pas de mots assez durs pour désavouer et fustiger Harbi, pour bien d'autres choses que l'épisode du Palais, et l'auteur ne manque pas de les rapporter longuement, car il n'a exhumé le document qu'à cette fin.
Je ne
sais pas si cette lettre venue d'outre-tombe est authentique, et, si elle l'est,
jusqu'à quel point l'auteur l'a "caviardée" pour les besoins de sa
cause. Mais, loin de lui donner l'avantage décisif qu'il en escomptait, elle
achève de disqualifier sa démarche. Il est contraire à l'éthique
de faire témoigner les morts quand il n'y a aucun profit à en attendre pour l'Histoire ou pour
la pensée , quand la seule intention est de nuire. Comme on peut
le déduire de la lecture de ses ouvrages et des activités qu'ils ont menées en
commun, Monique Gadant était assez proche de Harbi pour lui dire
ce qu'elle pensait de lui, si elle avait souhaité le faire. Partant de là, il
est clair que ses observations, elle les livrait dans la lettre sous le sceau du
secret et que son correspondant n'avait pas le droit de les rendre publiques sans sa
permission. Ce qui veut dire que, elle disparue, ces confidences devaient être
tues à jamais. Mais la tentation était irrésistible chez l'auteur de toucher
les points sensibles, de blesser. Il fallait qu'il
dégaine l'arme secrète, quitte à s'infliger le pire des discrédits."Mort à l'ennemi juré, dusse-je tout y perdre".
Je m'en
tiendrai là et n'aborderai pas d'autres développements qui auraient pu appeler une
mise au point. Le débat sur le sort fait à NAQD ne m'intéresse pas en lui-même.
J'ai tourné cette page et d'ailleurs ce n'est pas le moindre effet produit par
les articles de El Hadi Chalabi que d'avoir transformé tout ce qui se rapporte
à cette revue en quelque chose d'écœurant.
[1] Et notamment pour la partie objet de cet article, intitulée "Intellectuels en comité(s)": http://www.elhadi-chalabi.com/instanceinfo/naqd-2/
[2]
Je précise
d'emblée que je m'en tiendrai exclusivement à une critique du contenu des
articles de El Hadi Chalabi, sans apporter le moindre élément d'information
supplémentaire, qu'il soit d'ordre factuel ou qu'il concerne les personnes que
j'évoquerai. Pour de plus amples informations relatives à NAQD, se reporter au site de la revue : http://www.revue-naqd.org/
[3]
Article
publié le 4 juin 2013 sous le titre A propos des violences urbaines – Quelle
sociologie pour quel traitement? (http://www.elhadi-chalabi.com/instanceinfo/a-propos-des-violences-urbaines-quelle-sociologie-pour-quel-traitement/). Auquel L. Addi a répondu le 26 juin 2013 : http://lahouari-addi.blogspot.fr/2013/06/reponse-el-hadi-chalabi.html
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