mardi 4 juin 2024

DE LA KANAKY À LA PALESTINE, LA GÉMELLITÉ COLONIALE FRANCO-ISRAÉLIENNE


 

Khaled Satour

Lorsque les autorités françaises avaient entrepris dès octobre dernier de censurer et de réprimer toute expression de solidarité avec Gaza et la cause palestinienne, je me souviens d’avoir écrit que la France importait la situation coloniale prévalant en Palestine. Je jugeais alors que le régime macronien en faisait une question interne si primordiale qu’il se comportait comme une puissance coloniale par substitution traitant une opposition anticolonialiste se trouvant sur son sol et accusée de ce fait, comme au bon vieux temps, d’être compromise dans une entreprise terroriste, avec cette circonstance émotionnelle aggravante qu’elle pouvait être soupçonnée d’antisémitisme.

Depuis que les nationalistes kanakes se sont rappelés le mois dernier au souvenir d’un État qui ne s’est épargné aucune manœuvre pour mettre leur cause sous le boisseau, il m'est revenu qu’en réalité la France n’a jamais cessé d’être une puissance coloniale directe et qu’il suffisait que l’occasion lui en soit fournie par l’actualité pour qu’elle affirme sa gémellité parfaite avec l’État d’Israël. Il est dès lors clair que, si la télévision française a invité le 30 mai dernier Netanyahou à « s’adresser aux Français », ce n’était pas seulement pour qu’il plaide la cause de la barbarie sioniste mais aussi pour qu’il se substitue à son tour, fût-ce de manière subliminale, à la puissance coloniale française plaidant sa persévérance dans la domination colonialiste qu’elle exerce depuis 1853 dans la lointaine Océanie.

La solidarité des desseins français et israéliens, en Kanaky et en Palestine, s’est révélée au cours des quarante dernières années de plusieurs manières, se manifestant notamment par des discours et des pratiques d’une similitude troublante.

1) La même rhétorique de stigmatisation de la résistance anticoloniale a constamment été mise en œuvre. Les Français n’ont jamais eu de leçons à recevoir des Israéliens dans l’art de la propagande du mensonge et du déni. Il suffit de voir comment, depuis que la protestation kanake a repris le 13 mai dernier, son caractère militant est nié au profit d’une approche par les catégories du crime et du banditisme. 

Déjà, en 1988, lorsque la révolte kanake avait culminé, après quatre années de troubles, dans l’enlèvement des gendarmes[1] qui devait conduire au massacre d’Ouvéa, les médias et les politiques français avaient eu recours, pour disqualifier les nationalistes kanakes, aux mêmes accusations infondées qui permettent aujourd’hui à Israël de justifier le génocide de Gaza. La presse avait presque unanimement présenté les Kanakes comme des « sauvages ». Certains médias n’avaient pas manqué de prétendre qu’ils avaient procédé à des décapitations, commis des meurtres à la hache et à la machette, ajoutant que des enfants de gendarmes avaient été pris dans les affrontements et que leurs femmes avaient été violées. Le journal caldoche Les Nouvelles Calédoniennes donnait ces élucubrations pour des informations avérées en titrant en une : « L’attaque sauvage de la brigade d’Ouvéa : trois gendarmes tués à la hache, trois blessés et vingt-sept en otages ». Jacques Chirac, alors premier ministre de François Mitterrand, n’avait pas hésité à déclarer sur une radio périphérique qu’il était « consterné par cette sauvagerie, par la barbarie de ces hommes, si tant est qu’on puisse les qualifier ainsi, sans doute sous l’emprise de la drogue et de l’alcool »[2]

Discours instrumental aussi vieux que le colonialisme destiné, il y a quarante ans en Kanaky comme depuis huit mois à Gaza, à déguiser en riposte légitime l’assassinat de masse qui s’est souvent répété depuis deux cents ans sous toutes les latitudes coloniales.

2) Le soi-disant processus de décolonisation organisé par les accords de Matignon de juin 1988 et de Nouméa de mai 1998 constitue une supercherie dont le machiavélisme n’a rien à envier à celui qui a sous-tendu les accords israélo-palestiniens d’Oslo, intérimaires à perpétuité. Il fallait que la direction nationaliste kanake se fût réellement sentie au pied du mur, à la suite de l’assassinat d’Eloi Machoro[3] et du massacre d’Ouvéa qui faisaient craindre un dérapage sanglant dans la répression généralisée, pour consentir à un tel marché de dupes.

Car, en fait de décolonisation, c’est au contraire un gel de la situation coloniale accompagné d’un calendrier à long terme aux échéances vagues laissées à la discrétion du gouvernement français, que Jean-Marie Tjibaou, alors président du FNLKS, a approuvé. Cet homme intègre, aux convictions pacifistes inébranlables, devait d’ailleurs payer cette erreur de sa vie, moins d’un an après la signature des accords de Matignon[4].

L’épine dorsale des accords conclus, le gage unique de la volonté française de décoloniser l’archipel, était l’engagement de geler les listes électorales afin que les Kanakes ne soient pas progressivement mis en minorité par les flux migratoires provenant de l’Hexagone. Macron a décidé le mois dernier, avec un cynisme froid, de faire sauter ce verrou : il a fait voter l’élargissement des listes aux nouveaux résidents, comme un dernier acte de la politique de peuplement colonial que la France a encouragé au cours des quatre décennies écoulées[5]

Une mesure analogue, toutes proportions gardées, à la politique de colonisation menée par Israël en Cisjordanie dans l’intention d’empêcher l'établissement d'un État palestinien souverain.


[1] Le 22 avril 1988, l’occupation pacifique par des militants indépendantistes d’une gendarmerie de l’île d’Ouvéa dégénère dans la violence. Une trentaine de gendarmes sont pris en otages et détenus dans une grotte de l’île. L’assaut lancé contre la grotte le 5 mai provoque la mort de 19 indépendantistes et de deux gendarmes.

[2] Léopold Lambert, États d’urgence, une histoire spatiale du continuum colonial français, Premiers Matins de Novembre Éditions, 2021, p. 95.

[3] Membre du FNLKS et ministre de la Sécurité du gouvernement provisoire de Kanaky formé en 1984. Engagé à la fin de 1984 dans un mouvement de barrages, de boycotts et d’occupations, il est assassiné par un gendarme sur ordre de la hiérarchie le 12 janvier 1985 alors qu’il participait à l’occupation d’une demeure caldoche implantée sur les terres ancestrales kanakes.

[4] Son assassinat par un militant kanake opposé aux accords de Matignon a eu lieu le 4 mai 1989.

[5] Cet élargissement ajoute au nombre des électeurs 43.000 personnes venues de France et récemment installées dans l’archipel au sein des classes blanches favorisées (l'équivalent d'environ un cinquième du corps électoral).

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