dimanche 8 décembre 2019

HIRAK : L’ENCOMBRANTE UNITE DU PEUPLE



Khaled Satour
 Quelques rappels en guise d'introduction
Les élections présidentielles qui auront lieu ce jeudi 12 décembre, selon les vœux du chef d’état-major, seront une farce, c’est-à-dire, au regard des souffrances de ces dernières décennies et des espoirs conçus ces derniers mois, l'histoire qui se répète dans ses épisodes les moins prometteurs. Il est clair en effet que le pouvoir se reconstituera, en cooptant un homme du sérail, la façade présidentielle qu'il avait avant le 22 février. Il  avait auparavant puisé dans sa réserve pour établir la composition du panel dit du dialogue chargé d’exécuter son agenda, en concertation étroite avec l’administration en place, afin de produire en un temps record les textes qui encadrent le scrutin et que les deux chambres du parlement résiduel hérité du règne de Bouteflika se sont empressées d’approuver. A cette occasion, l’ambiguïté de certains acteurs de la « société civile », prétendument alliés au hirak, s’est confirmée. On aura surtout remarqué le jeu trouble auquel s’est livré en solo le « Forum de la société civile », qui avait à peine signé avec deux autres groupes d’associations une plate-forme d’action commune à la Conférence de la Société Civile du 15 juin, qu’il s’en retirait sans crier gare le 17 juillet pour soumettre, de sa seule initiative, une liste de 13 personnalités chargées de mener le dialogue. Le pouvoir a saisi la balle au bond pour désigner un panel présidé par un vétéran du régime rompu au double langage, flanqué de personnalités de second plan chez qui l’opportunisme le disputait à la médiocrité. Au terme du processus, une autorité indépendante de surveillance des élections, elle-même présidée par un apparatchik et composée de personnalités sans relief, a été constituée.

Quelles que puissent être les improbables velléités que pourrait avoir cet aréopage de justifier le label d’indépendance qu’on lui a accolé, ces élections ne peuvent que reconduire le système en place. D’une part, en effet, ladite autorité, dont la composition ne procède pas, ne serait-ce que de façon minoritaire, du hirak ne dispose d’aucune ressource politique qui lui permettrait de court-circuiter une administration bien en place, rompue à la fraude électorale et d’autant plus solidaire du pouvoir qu’elle a été, au cours des derniers mois, profondément reprise en mains par les maîtres du moment, au moyen de nombreux limogeages suivis de nouvelles nominations. D’autre part, surtout, la chape de répression qui enserre le pays et qui s’est alourdie au fur et à mesure que les échéances imposées approchaient n’est pas faite pour favoriser les états d’âmes et les sursauts civiques. Ces hommes et ces femmes seront les soldats du système qu’ils serviront dans les strictes limites de ses intérêts.


ENTRE LE HIRAK ET LE POUVOIR, LE PEUPLE …

Ce qui participe à obscurcir la vision que l’on a de la situation en Algérie est sans doute la difficulté qu’il y a à identifier clairement, c’est-à-dire en termes de rapports de forces politiques significatifs, les protagonistes de la confrontation en cours. Il est insuffisant d’affirmer que la confrontation met aux prises le peuple et le pouvoir. On peut certes préciser que celui-ci s’incarne sans médiation dans le commandement de l’armée en la personne de son chef d’état-major, mais le premier pôle de la confrontation, le peuple, demeure par trop indéterminé.
Le peuple est une entité à la fois concrète car elle se donne à voir dans des rassemblements humains qui peuvent être impressionnants, et fictive parce qu’elle est totalisante à l’excès et suggère une cohésion et une homogénéité sujettes à caution. Elle ne peut servir à une utile identification sociale et politique car elle ne désigne, sans autre forme de détermination, que la population, saisie en tant que collectivité humaine constitutive de la base sociologique d’un Etat. En tant que tel, le peuple est l’ensemble des gouvernés définis par opposition aux gouvernants. Il a une fonction de légitimation des instances qui le gouvernent, essentiellement par la désignation et plus rarement par le contrôle et la destitution. C’est ce statut, codifié par la constitution, qui seul définit de manière conséquente le peuple et, en dehors des procédures qui le régissent, ce dernier n’a pas de présence spécifique. Il n’existe, lorsqu’il n’est pas assigné à cette fonction, que dans les discours polémiques des uns et des autres qui se revendiquent d’en être l’émanation et les porte-parole, quand ils ne prétendent pas purement et simplement être le peuple incarné.
Or, que nous est-il donné d’entendre actuellement ? D’une part, que le hirak est le peuple soulevé en corps et en majesté contre le pouvoir en place. Tout le suggère, d’ailleurs, faut-il le préciser car, quelles que soient les réserves qu’il peut susciter, ce mouvement est indéniablement un phénomène sans précédent qui marquera durablement l’histoire du pays : nul n’aurait parié il y a moins d’un an qu’une contestation à laquelle prendraient part des foules aussi nombreuses secouerait la torpeur de plusieurs villes d’Algérie pendant de longs mois, dans laquelle seraient scandés les slogans que les Algériens ont longtemps intériorisés, depuis une époque bien antérieure au règne désastreux de Bouteflika.  Mais on entend aussi, d’autre part, que l’armée est issue du peuple et en exprime la volonté qu’elle a en l’occurrence réalisée en écartant Bouteflika et ses prétentions à un cinquième mandat, de telle sorte qu’il faudrait considérer que, le mouvement ayant atteint son objectif grâce à l’armée, la contestation surabondante qui se prolonge aujourd’hui pour s’en prendre à son chef d’état-major serait un hirak perverti, un « faux hirak », agité par les forces occultes dont le peuple a obtenu l’élimination. Avec, comme déduction finale tirée de ces assertions, l’affirmation que le hirak actuel ne saurait être celui du peuple. J'ai déjà eu pour ma part l'occasion d'écrire que, selon les observations objectives qu'il était possible de faire, c'est bien au contraire au lancement du mouvement qu'on a senti la main de secteurs organisés proches des appareils de pouvoir. Il n'est pas sûr que le hirak soit par la suite resté sous leur contrôle. On peut imaginer qu'il ait rapidement puisé dans le profond ressentiment accumulé depuis des décennies pour rejeter le système dans toutes ses composantes.


L’INTROUVABLE SOCIETE

Quoiqu'il en soit, s'il a été possible d'assaisonner ainsi le peuple à toutes les sauces, si chacune des parties en présence a pu l'enrôler dans son intégralité, c'est parce qu'il a été appréhendé de toutes parts comme une entité indivisible unie dans la défense de la patrie. Et, précisément, le patriotisme, cette autre notion problématique, est sans relâche la ressource et la référence qui est mobilisée par tous, un patriotisme qui s’obstine à se nourrir de la référence nationaliste dans une compétition effrénée autour des symboles de la lutte de libération nationale, près de soixante ans après l’indépendance, comme s’il ne s’était rien passé entre-temps, comme si la société et l’Etat n’avaient pas coexisté pendant des décennies entières, tantôt dans la collaboration tantôt dans l’affrontement de leurs composantes, et comme si surtout des événements dont l’ampleur tragique n’est pas loin d’égaler ceux qu’avait provoqués la dernière phase de l’époque coloniale n’avaient pas déchiré le corps social au cours de la décennie 1990.
En vérité, personne ne veut prendre acte de ce qu’est aujourd’hui l’Algérie, peuple, Etat et société. La société surtout est victime de ce déni, elle est purement et simplement escamotée. Tant qu’elle ne reviendra pas au-devant de la scène, en se divulguant dans l’actualité des luttes qui s’y déroulent et qui différencient les aspirations en son sein et les projets politiques susceptibles de les satisfaire, il sera difficile de sérier, sans risque d’erreur, les protagonistes et les enjeux des confrontations. Et la notion de peuple continuera à favoriser toutes les manipulations, toutes les impostures.
Le peuple « tout entier » ne peut entreprendre une révolution car il ne se donne à voir (et entendre), du fait même de la complétude qui est la sienne, sous aucune configuration propice à la différenciation et n’a de ce fait de réalité qu’instrumentale. Dès lors, on n’a d’autre moyen d’attester de la force politique qu’on lui attribue qu’en admirant sa capacité à mobiliser le nombre. On le voit bien, la vitalité du hirak n’est mesurée qu’à l’aune de son aptitude à rassembler, d’une manière répétitive devenue quasiment mécanique, des foules suffisantes pour remplir les objectifs des caméras. Le problème est que la force du nombre pourra toujours être relativisée, mise en balance avec celle d’une « majorité silencieuse » que revendiqueront les uns ou les autres. Surtout, elle ne peut en tant que telle être significative d’une puissance politique capable de peser sur les équilibres de pouvoir au sens large du terme (économique, social et politique) que seul un ancrage structuré dans les rapports sociaux de production est en mesure de modifier. 
Qu’il n’y ait, dans la contestation, rien qui singularise l’apport spécifique des ouvriers, des paysans, de la masse des sous-prolétaires qui ne survivent par dizaines de milliers que grâce au travail journalier effectué au noir, est à cet égard édifiant. A croire que ces catégories sociales se sont évaporées ou bien alors qu’elles se sont singulièrement aseptisées au point de se fondre dans l’unanimisme « populaire ». A moins qu’elles ne soient murées dans le silence et qu’elles ne soient parties prenantes ni de la contestation actuelle ni du discours régressif et mortifère qui s’efforce de la dénigrer ! Le fait est qu’on n’en sait rien. Et c’est en cela que réside l’ambiguïté du hirak qui permet au pouvoir de cultiver impunément sa propre duplicité. Qui représente-t-il ? Et quel projet formule-t-il pour ceux qu’il déverse dans la rue depuis dix mois, en dehors de ces platitudes institutionnelles dans lesquelles l’ont fourvoyé ceux qui se sont arrogé le droit de parler en son nom (avant de se taire soudain l’été dernier, renonçant à leurs conférences prétendument fédératrices et à leurs « feuilles de routes »). Ces deux questions, qui découlent l’une de l’autre, le hirak semble parti pour ne jamais y répondre.
Mais cette indétermination, pour peu qu’on l’interroge, ne manque pas de faire sens.  On a beau soutenir qu’elle était calculée, dictée par l’impératif de ne pas diviser les rangs, elle révèle en réalité le rapport de forces qui se dissimule soigneusement au sein du mouvement. L’expérience historique atteste que lorsqu’une protestation d’envergure prétend s’exprimer au nom du « peuple tout entier », celui-ci n’est jamais que le nom que se choisissent des classes plus ou moins favorisées. En Algérie, c’est probablement une classe moyenne, séduite par les attraits de la démocratie libérale à l’occidentale, qui s’exprime depuis le 22 février au nom du hirak.
Et elle n’a pu entraîner dans son sillage une partie des classes populaires, essentiellement urbaines, dont les intérêts objectifs sont d’une nature matérielle et vitale d’une toute autre urgence, que parce qu’elle a puisé dans les ressources de la légitimité historique (qui la font d’ailleurs entrer en concurrence avec les appareils idéologiques du pouvoir, rompus à cette manœuvre depuis des décennies), qu’elle s’est emparé des thèmes, des symboles et des figures, vivantes et disparues, du nationalisme pour s’inscrire dans une continuité qu’elle rend problématique. Elle le fait donc de toute évidence avec un opportunisme qui n’a d’égal, en la matière, que celui du pouvoir. 
De plus, cette partition nationaliste, dont la cohérence requiert un strict respect des canons du genre, a été brouillée par certaines tendances composant le mouvement qui ont cru devoir imposer le drapeau amazigh aux côtés du drapeau national. La confusion a ainsi été portée à son comble car le hirak a semblé vouloir superposer à un discours nationaliste unitaire déjà passablement stérile un discours identitaire d’appoint qui est venu greffer sur la légitimité historique traditionnelle largement épuisée une hyper-légitimité protohistorique, inventée il y a peu de toutes pièces. Cette hyper-légitimité a été revendiquée avec une naïveté et un naturel de pure façade, tant il est vrai que nul ne pouvait feindre d’ignorer qu’elle venait piéger la contestation à deux niveaux différents. D’une part, elle ajoutait une couche importune au maquillage (pour ne pas dire au maquignonnage) unitaire qui refoulait les oppositions de classe. Et, d’autre part, elle faisait exploser, sans avoir l’air d’y toucher, les bases consensuelles du patriotisme revendiqué et, en définitive, loin de le faire progresser vers une acception émancipatrice adaptée aux enjeux intérieurs et extérieurs contemporains, elle le lestait d’une charge régressive supplémentaire par ailleurs très polémique.

L’UNITÉ DU PEUPLE DANS LA LANGUE DU POUVOIR

Ces carences et incongruités de la contestation ont contribué à l’amener sur le champ de manœuvre favori du pouvoir, passé maître dans l’exaltation du populisme et du nationalisme. Car cette idéologie unitaire brandie par le hirak dans la grandeur nature des rues du pays, l’armée en a toujours cultivé les germes dans ses serres et a pu s’en emparer pour se représenter de plus belle comme l’interprète du peuple et son rempart. Il se trouve en effet que, dans la langue du pouvoir, l’unité du peuple est loin d’être un néologisme. C’est un dogme infalsifiable dans la mesure où, ne s’expérimentant pas sur le terrain et n’ayant donc à redouter aucune contre-expertise, elle se présuppose dans l’adhésion unanime au régime qui préside aux destinées de la nation.
Que l’armée soit aujourd’hui au devant de la scène ne nuit pas à cette représentation, bien au contraire, puisqu’elle a toujours été le prétendant privilégié à cette relation fusionnelle avec le peuple. Jusqu’à ce jour, et au plus fort de la contestation de la rue, cette vision des choses ne désarme pas et, venant en renfort des raccourcis et des assimilations démagogiques de Gaïd Salah, ce sont les éditoriaux de la revue « El Djeich [1]» qui en distillent la version la plus caricaturale en louant par exemple dans le numéro d’octobre dernier « la position historique et honorable de l’Armée nationale populaire qui s’est, depuis le début, rangée aux côtés du peuple, comme elle a tenu ses engagements envers le peuple et la nation ». Ce qui donne, soit dit en passant, la mesure de l’idée qu’on se fait de ce couple indissoluble que formeraient l’armée et le peuple : il ne se perpétuerait que grâce aux vertus dont se pare l’armée. C’est elle qui aurait sans jamais faillir fait la preuve de son dévouement. C’est elle qui a toujours donné, le peuple n’étant que le réceptacle, passif et reconnaissant, de ses dons. Cette idéologie de l’harmonie et de la concorde recèle donc une asymétrie, fortement suggérée, dans la mesure où la constance de l’attachement de l’armée au peuple ne saurait faire l’objet de la moindre suspicion, le peuple n’ayant jamais rempli que le seul devoir de gratitude. Ce qui confère à cette vision une logique redoutable : rien ne pouvant mieux attester de l’unité du peuple que sa passivité, le remue-ménage que provoque le hirak est la preuve qu’il divise la nation !
Et pareille conception n’est pas née d’hier. Elle remonte à la genèse de l’État algérien et Mostefa Lacheraf l’énonçait déjà dans un texte écrit au plus fort de la crise du FLN de l’été 1962 (il le date du 7 août 1962). Il y analysait longuement les déchirements de la direction politico-militaire qu’il opposait à "l’unité du peuple et de la base" et se désolait en conséquence de ce que cette "base unie, consciente des dangers" ait été "sollicitée par les uns et les autres, souvent même sur le ton de l'appel à la guerre civile". Il aurait fallu selon lui « tout faire pour éviter « qu’(elle) ne participe de près ou de loin à ce conflit qui aurait dû se vider avant le retour en Algérie, ou, au pire, en terrain clos entre seuls dirigeants[2]". Le constat fait par l’auteur et la recommandation qui l’accompagnait nous intéressent tout autant l’un que l’autre dans les circonstances présentes. 

- Le constat est celui d’une direction politique agitée par des conflits d’une extrême gravité mais dont les enjeux étaient extérieurs au peuple qui était « uni ». C’est donc un paradoxe qu’il relève, dans la mesure où on serait tenté de supposer que, lorsqu’un peuple est suffisamment uni pour que la société ne donne aucun signe de divisions majeures, rien ne justifie, politiquement parlant, que les dissensions affectant le champ du pouvoir soient d’une telle intensité. 
Il faut bien sûr être attentif au vocabulaire de l’auteur qui nous a habitués à une certaine rigueur sémantique : il parle du peuple et non de la société. Et la différence entre les deux notions, qui peut nous servir, réside dans le fait que le peuple constitue une communauté dont le fondement est un sentiment commun d’appartenance reposant essentiellement sur de fortes représentations symboliques, alors que la société est une entité qui se constitue d’individus et de groupes dont l’intégration n’empêche pas qu’ils s’opposent sur des intérêts matériels et moraux concurrentiels.
Il n'est certes pas douteux que peuple et société se confondaient à l’été 1962 et affichaient une relative cohésion, tant il est vrai que la société sortait de l’emprise coloniale et qu’elle paraissait nivelée par la disparition brutale de la différenciation principale que le colonialisme avait instituée et que le départ massif des Français d'Algérie venait d'anéantir à son fondement. Mais il faut ajouter qu’elle était aussi dépourvue de tout canal d'expression d’intérêts antagonistes et se trouvait désarmée face à l'entreprise totalisante d'usurpation qui était en cours. Surplombant les clivages sociaux réels ou en construction, la direction politico-militaire, qui en était coupée parce qu’elle rejoignait à peine le territoire national, était libre de leur substituer le jeu des ambitions claniques que la concurrence et les rancœurs des uns et des autres nourrissaient. Dès lors, quels intérêts sociaux pouvaient bien être invoqués, qui auraient fourni matière à négocier la dévolution du pouvoir ? Les dirigeants étaient dispensés de débattre d'un partage des responsabilités et de l'accès à la décision en fonction de dosages politiques réels, en résonance avec la société. Ils ne se disputeraient que la totalité indivisible. Ce qu’il est terrible de relever, près de soixante ans après ce constat, et qui donne la mesure des insuffisances du hirak – confinant à l’anachronisme, c’est qu’on a la cruelle impression que la société peine à ce jour à s’affirmer dans sa diversité.

- Quant à la recommandation faite par Lacheraf aux gouvernants, et qui ne pouvait valoir que pour l’avenir puisqu’il l’administrait a posteriori, elle les engageait à résoudre ces différends « en terrain clos entre seuls dirigeants » car le peuple ne pouvait y être mêlé sans que le pays ne risque la guerre civile.

LE « PARADOXE » DE LACHERAF

Au crédit de Lacheraf, on portera la conscience qu’il avait de l’abîme qui séparait le pouvoir en formation des heurs et malheurs des Algériens, de l'absence de tout enjeu qui soit en rapport avec le peuple dans les conflits qui devaient conduire aux affrontements du mois d'août. L’auteur prenait acte de l'étonnante distanciation que le pouvoir alors en formation se donnait par rapport à la situation du pays. En cela, il nous fournit une approche archéologique de ce pouvoir dont les différentes composantes, qui avaient en commun d’avoir dirigé la lutte armée de libération nationale, n’avaient pas encore foulé le sol algérien. C’est une lutte armée particulièrement meurtrière qui avait conduit à un tel aboutissement, mais, à cet instant précis, si le pays était "assuré" au FLN, c'est en vertu d'une convention conclue avec l’État colonisateur qui, au regard de la situation du pays, semblait relever de l’abstraction. En dehors du cercle clos de leurs dissensions internes, ils ne semblaient craindre aucune complication même si, ici et là, dans l'escalade verbale à laquelle ils se livraient, des méfiances envers le caractère néocolonial des accords conclus avec la France étaient exprimées et des accusations de trahison proférées. 
En tout cas, ces dissensions ne devaient rien à la situation concrète de la société qui ne semblait pas susciter d’alarme : ni les exactions qu'elle avait subies de l’OAS jusqu’en juin, ni l'anarchie résultant du retrait de la France et de la minorité française, pas davantage les séquelles de la guerre, les centaines de milliers de paysans croupissant dans les camps de regroupement, les dizaines de milliers de réfugiés en attente de retour.
A sa charge, on est cependant obligé de relever qu’il préconisait, non pas que les préoccupations du peuple soient réintroduites d'urgence dans les critères de dévolution du pouvoir, mais que ces conflits soient résolus par tous les moyens qui évitent de recourir à son arbitrage. On aperçoit ici, superposée au paradoxe que l’auteur relève dans son constat, l’inconséquence de la position qu’il recommande pour y remédier et qui révèle son propre paradoxe doctrinal.
On peut nous objecter que cette position s’enracinait dans des considérations de bon sens : la guerre que se livraient les dirigeants en 1962 étant déconnectée des aspirations populaires, on y aurait mêlé la population sans le moindre profit mais, en revanche, avec les pires conséquences prévisibles. Mais le problème est que cette posture ne devait pas tout à la sagesse puisqu'elle était sous-tendue par la supposée "unité du peuple" dont le pouvoir allait tirer les plus grands profits idéologiques.
Si l’on affine l’interprétation en y mêlant un grain de malice, on peut être encore plus cruel avec Lacheraf et lire en creux dans son texte un autre message : l’implication du peuple dans les luttes intestines du pouvoir étant porteuse des pires conséquences, tout clan du régime est instruit que, dans les situations de conflit extrêmes, il pourra à l’avenir, et à la seule condition qu’il ne répugne pas à jouer avec le feu, menacer de provoquer le peuple et de l’instrumentaliser à ses fins. Et, de fait, il apparaît avec le recul que le « paradoxe de Lacheraf » aura servi, tout au long de ces dernières décennies, de deux manières différentes. Dans la constance, le pouvoir aura exaucé le vœu explicite de l'auteur de maintenir le peuple à l’écart. Mais, dans les moments où les luttes de pouvoir se sont exacerbées jusqu’à l’impasse, on aura aussi parfois su exploiter la part maudite et refoulée de la recommandation de Lacheraf. Ce fut le cas notamment en octobre 1988. 
Dans ce court extrait, Lacheraf fait sienne, en la lestant du poids de son crédit intellectuel, la doctrine qui, depuis la genèse de l’État algérien, a enserré dans son carcan tous les comportements.  De la charte d'Alger de 1964 à la charte pour la paix et la réconciliation de 2006, en passant par la charte nationale de 1976, l’unité du peuple est un dogme qui n’a pas fini de servir. Il a pour fonction d’amarrer le peuple à ses dirigeants, accolé, dans l’idéologie officielle, à l’affirmation de l’unité du pouvoir (qui s’énonçait à une époque aujourd’hui révolue comme « unité de la direction révolutionnaire »). Unité du peuple et unité du pouvoir sont deux devises indissociables : l’affirmation de la première a requis assez rapidement que la seconde soit proclamée, l’une valant preuve de l’autre et réciproquement. Avec cette nuance que l’unité du peuple a été érigée en article de foi intangible, alors que l’on a dû admettre que les recompositions qui affectent le pouvoir puissent par intermittence miner son homogénéité, son unité demeurant un point d’équilibre vers lequel il doit toujours faire retour. 
Et, à travers l’organisation de l’élection présidentielle du 12 décembre, c’est le retour à cet équilibre que le commandement de l’armée escompte. Dans les discours du chef d’état-major, le hirak n’est pas celui du peuple, qui ne peut qu’entériner les choix faits par les régnants. C’est le complot qu’a ourdi la « issaba », c’est-à-dire cette fraction corrompue et dégénérée du pouvoir qui a enfreint la recommandation de Lacheraf (ou s’est inspirée de sa « part maudite », ce qui revient au même), qui a jeté dans la rue des foules qu’elle a manipulées pour préserver ses intérêts. L’élection ramènera les choses à cette « normalité » qui les a toujours caractérisées depuis l’indépendance et, pour s’en tenir à la période référentielle la plus récente, à la situation qui prévalait au 21 février, car l’élection du 12 décembre n’est rien d’autre qu’une résurrection du 5e mandat.

QUELQUES UTILES DEMYSTIFICATIONS… POUR L’AVENIR

Ce sont là quelques éléments qui expliquent l’impasse actuelle du hirak : si l’unité du peuple, en tant que postulat idéologique, a incontestablement pesé dans la balance historique qui a penché en faveur du mouvement national, elle a contribué, depuis l’indépendance, à livrer les Algériens à la toute-puissance d’une élite médiocre, cupide et arrogante. Et, en cette année 2019, qui n’est pourtant à nulle autre pareille, il semble bien que la société n’a pas su forcir suffisamment pour faire sauter les entraves dans lesquelles elle se trouve enchaînée.
Cependant, et c’est par là que je conclurai, même si la formidable contestation inaugurée le 22 février devait échouer dans le court terme, rien ne sera plus comme avant. Des coups décisifs auront été portés aux mythes dominants les plus coriaces :

- L’idéologie de l’armée au service du peuple n’a pu fonctionner, à l’exemple de toutes les idéologies, que grâce à la mise en avant de « principes » (parfois dénommés « valeurs » sous d’autres cieux) au détriment des faits, des croyances au détriment des réalités. En cela, les idéologues de l’Algérie indépendante n’ont pas innové. Noam Chomsky rappelle que les États-Unis n’ont imposé leur hégémonie qu’en se forgeant l’image d’une nation et d’un État dotés de « l’ambition transcendante » d’instaurer la paix et la liberté à l’intérieur de leurs frontières et partout ailleurs dans le monde. Mais lorsque les carnages qu’ils ont commis un peu partout à travers le monde ont démenti ce portrait qu’ils avaient fait d’eux-mêmes, leurs idéologues ont œuvré à inverser la perception du monde et décrété que les principes étaient la seule réalité qui compte, les faits tangibles qui les réduisaient à néant n’étant que des « apparences » contingentes[3].
Les hiérarques de l'armée algérienne, à la modeste échelle du pays, ne se comportent guère autrement pour continuer à faire briller leur étoile dans le ciel des valeurs. Rattrapés au cours des années 1990 par la réalité (celle des actes de torture, de disparitions forcées, d’exécutions extrajudiciaires, de déportations massives dans des camps, dont des unités, et notamment les plus occultes d’entre elles, se sont rendues coupables et qui, ajoutés à l’exposition répétée de populations désarmées aux multiples massacres collectifs commis à proximité des casernes, ont fait des dizaines de milliers de morts), ils ont osé capitaliser un surcroît de gloire sur ces faits d’armes. Le législateur, qui n’était autre que le chef de la « issaba » à qui les hiérarques militaires avaient confié le gouvernement, dont ils prétendent s’être désormais démarqués et à laquelle ils assimilent aujourd’hui quiconque s’oppose à leurs projets, a fait des crimes qui étaient imputables à certains des chefs de l'armée « des actions menées en vue de la protection des personnes et des biens, de la sauvegarde de la nation et de la préservation de la République algérienne démocratique et populaire[4] ». 
Y a-t-il meilleur (ou pire) exemple d’inversion de la perception que celle-ci ? Au point qu’on atteint un de ces cas limite d’une idéologie à efficace nulle qui, loin de fournir une alternative à la violence, ne peut édicter ses invraisemblances que parce qu’elle est assurée de les imposer au besoin par la force. Aucune des parties à la crise actuelle n’a soulevé le couvercle jeté sur la tragédie des années 1990. Mais, en poursuivant trois des plus grands criminels de cette décennie (Tewfik, Tartag et Nezzar) dans le cadre routinier des règlements de compte entre clans, l’armée a prouvé qu’elle se souciait bien peu des principes qu’elle proclame. S’agissant notamment de Nezzar, c’est comme si elle avait transigé  avec les autorités suisses, puisqu’elle le ne le poursuit qu'en vertu des règles non écrites du système, contraignant des victimes algériennes à demander justice auprès des juridictions de la confédération pour des crimes d’une gravité exceptionnelle commis en Algérie. Une telle démission constitue, de la part  de ceux qui ne manquent pas une occasion de pourfendre l'ingérence, un singulier renoncement à la souveraineté.

- S’agissant de la lutte contre la corruption du système, au sens le plus large qui ne se limite pas aux malversations financières, aucune institution, aucun haut responsable politique ou militaire n’a plus la moindre légitimité à en faire un cheval de bataille. Les Algériens se sont définitivement dépris des réflexes de tolérance acquis tout au long des décennies passées. 
Le sport favori des observateurs algériens a longtemps consisté à subodorer les conflits opposant les hommes et les clans au pouvoir et à en pronostiquer à l’envi le dénouement. On octroyait les bons et les mauvais points aux uns et autres et on s’illusionnait sur la présence d’enjeux d’intérêt public au cœur de leurs oppositions. Il y eut l’époque où on affectionnait de classer les acteurs de l’ombre en révolutionnaires et réactionnaires, puis celle où on les cataloguait en conservateurs et réformistes, avant que n’advienne cette terrible époque où on pariait sur les républicains contre les obscurantistes, sur les démocrates contre les intégristes. Plus récemment, il n’y eut plus guère de choix qu’entre les corrompus et les intègres jusqu’à ce que la sortie du général Abdelghani Hamel en juin 2018 vienne anéantir cette ultime échappatoire. « Celui qui veut lutter contre la corruption doit être propre », cette phrase sibylline, interprétée comme une menace codée adressée à ses congénères du système par l’ex-directeur de la Sûreté nationale, limogé quand la fameuse affaire de la cocaïne avait éclaté l’an dernier, était en réalité plus qu’un coming out : c’était un manifeste que le général nous adressait au nom de la communauté de ses pairs. « Nous sommes tous corrompus, il n’y a rien espérer de personne parmi nous », tel était le message. Il a été reçu par l’écrasante majorité des Algériens et a inspiré les slogans les plus décapants du hirak. Il subsiste bien, parmi les intellectuels, quelques malentendants qui hiérarchisent les corrompus en se figurant qu’on peut distinguer en leur sein les patriotes et les suppôts de l’étranger ! Toujours croire (ou faire croire), sans désemparer, que l’ivraie n’a pas entièrement, irrémédiablement, intoxiqué les champs du pouvoir !
Mais ce discours est inaudible. Et la haute hiérarchie de l’armée est directement pointée du doigt. Nul n’ignore plus que c’est en son sein, et non dans le troupeau d’hommes d’affaires interchangeables à souhait qu’elle a jetés en prison, que se trouvent les plus puissants oligarques. 
Celui des cinq candidats choisis parmi le vivier légué par Bouteflika qui sera élu le 12 décembre sait d’avance quels intérêts il va servir…


[1] Et, ne désarmant pas, El Moudjahid qui assène quotidiennement cette vulgate.
[2] Mostefa Lacheraf, Mésaventures de l’Algérie indépendante et triomphe de l’unité, in L’Algérie nation et société, Alger, Casbah Editions, 2004, pp. 253 et 254.
[3] Noam Chomsky, Qui mène le monde ? Editions Lux, 2018, pp. 48 et 49.
[4] Article 45 de l’ordonnance n° 06/01 du 27 février 2006 portant mise en œuvre de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale.


8 commentaires:

  1. Merci monsieur, ce matin je me réveille en vous lisant, merci pour cet intelligence du moment, vous êtes de ceux qui me font espérer que je ne suis pas folle dans ce que je devine, ce que je vois en marchant dans nos rues de ce qui se joue dans l'instrumentalisation de ce pauvre concept de "peuple", "un seul héros le peuple" qui cache des forces différenciées et aux intérêts divergents, pendant que les plus organisées financièrement et politiquement autour d'un projet libéral non assumé interdisent aux algériens qui le souhaitent de penser cette Algérie "terra incognita" par la menace et l'insulte à la mesure de ce que vous appelez avec justesse des "élites médiocres" dont le Hirak a dévoilé l'ampleur de leur médiocrité et c'est là la force de ce Mouvement complexe : chaque vendredi s'il a mis à nu par la parole des premières marches le "système de pouvoir" qui au fond n'était un mystère pour aucune personne se mêlant de politique dans ce pays, il a surtout dévoilé la monstruosité de ces élites manipulatrices et mystificatrices qui s'agitent dans la négation de la complexité de ce champs de mine qu'est aujourd'hui notre pays et de la lourdeur historique de ce qu'il s'agit de réparer. Merci

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  2. Pour moi cher Monsieur les (mes)revendications identitaires sont indubitablement supérieures à celles de leur nationalisme méphitique. Même s'il est de création récente, et alors, le drapeau Amazigh est mon seul étendard. Et lorsque je dois crier ma colère contre un pouvoir qui a du reste confisqué à tout un peuple ( pas uniquement aux Kabyles, Chaouis, Mozabites, etc.)tout à la fois leur liberté et leur indépendance, je ne me vois pas sortir dans la rue, moi et mes coreligionnaires, avec leur drapeau dans les mains. Désolé, mais notre "credo" refuse toutes les compromissions.

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  3. J'ai toujours trouvé mr Lacheraf très abscons dans ses écrits, mais grâce à vous et ce surprenant paradoxe "Lacheraf" je viens de comprendre des concepts qui étaient très éloignés de ma sphère de compréhension. Tout cela pour dire que j'aime beaucoup votre dissection minutieuse de la situation algérienne. Enfin au sujet du dernier commentaire, et tout en respectant les revendications de l'auteur, je pense qu'il vient de nous donner une idée exacte du fameux dicton: "quand le sage désigne la lune, l'idiot regarde le doigt". Respectueusement.

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  4. Excellente approche de la situation kafkaïenne dans laquelle se retrouve le pays...votre conclusion est un délice, un nectar que rares seront nos intellectuels aux commandes du pays pour le futur pourront s'en saisir pour essayer de remettre l'état aux mains légitimes du peuple au sens commun mais aussi précis d'une société moderne à laquelle une majorité silencieuse souhaiterait y parvenir....merci de cette analyse sans fioriture accessible à tout un chacun pour peu qu'on le veuille bien, même avec un niveau basique....

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  5. Personna non grata18 décembre 2019 à 19:55

    A travers votre pertinente dissection intellectuelle, le mythique Hirak en prend un sacré coup et ce n'est nullement une surprise pour moi, connaissant pour des raisons professionnelles, sur lesquelles je ne peux pas m'étendre, la manipulation atavique du pouvoir algérien. Malgré le laisser-aller qui règne en maître dans le pays, ce criminel régime absolutiste est quant à lui perfectionniste, lorsqu'il s'agit de mettre sous sa coupe la moindre velléité populaire qui peut remettre en cause son hégémonie dictatoriale.

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  6. Après l'hystérie populaire qui s'est emparée de la capitale hier lors des obsèques du général major Gaid Salah, l'histoire de l'Algérie depuis 1954 ne relève pas de l'analyse politique mais du roman, d'un très mauvais roman, j'entends. Cela , du reste, n'enlève rien à votre exhaustive et intéressante analyse; bien au contraire, cela la conforte, puisque maintenant on sait qu'il y a deux "Hirak": le 'Hirak des (certaines) villes' celui que nous donne à voir tous les vendredis certains médias en ligne et le 'Hirak des champs' dont le pouvoir se revendique et qui a défilé hier derrière le cercueil du général en glorifiant l'état militaire.

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  7. En fait le chemin est encore long et le prix à payer sera élevé
    Autre unanisme qu'il faudra casser c'est le Chaab qui est doublement perçu suivant ce qu'on veut de lui d'une part c'est du ghachi de l'autre c'est la volonté souveraine qui décide de son avenir
    Le peuple sans son elite n'est rien et c'est à ce niveau que le bât blesse dès qu'une élite émerge elle est soit brisée soit achetée il faudrait peut être engager un programme de protection des elites

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  8. Vous êtes contre la démocratie libérale "à l’occidentale" ?

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