Khaled Satour
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La présente réflexion a eu pour
point de départ deux faits d’actualité : les réactions indignées aux
déclarations faites le 16 août dernier par le chef de l’autorité palestinienne,
Mahmoud Abbas, à Berlin, dans lesquelles il affirmait qu’Israël avait commis en
Palestine depuis 1947 « cinquante massacres, cinquante holocaustes », et
la levée de boucliers qui avait auparavant suivi en France la publication du
projet de résolution déposé par des députés Nupes à l’assemblée nationale
française pour condamner « l’institutionnalisation par Israël d’un régime
d’apartheid à l’encontre du peuple palestinien ».
Dans un premier temps, mon
intention était de réfléchir (pour la énième fois) sur les obstacles politiques
et idéologiques qui empêchent les États européens et plus généralement
occidentaux, ainsi que leurs médias dominants, d’exprimer sur la question
palestinienne une position juste qui ne serait tout compte fait qu’en
conformité avec la légitimité et la légalité internationales. Mais, la question
palestinienne étant une question de décolonisation, je me suis vite rendu
compte qu’une telle approche ne serait pas complète si elle ne se prolongeait
pas par une interrogation plus large sur le recul actuel de l’opinion
anticoloniale, que l’on constate en Occident aussi bien qu’ailleurs.
Un raccourci insupportable
Pour en revenir d’abord à la
réflexion la plus directement suscitée par les deux faits d’actualité
mentionnés, je noterai que, s’agissant du second, le tollé général orchestré
par les médias a provoqué la débandade au sein de l’opposition de gauche
française, alors que s’agissant du premier, il a contraint le 1e
ministre allemand, qui s’était d’abord tenu sur la réserve à se dire «
indigné au plus haut point par les remarques scandaleuses du président
palestinien ».
Il n’est donc pas question en Europe
que la tragédie vécue depuis plusieurs générations par le peuple palestinien
puisse, ne serait-ce que par analogie, trouver une qualification hautement
symbolique qui permette, à défaut de la singulariser, de ranger l’entreprise de
destruction sioniste parmi les crimes contre l’humanité du siècle dernier.
On savait depuis longtemps que
toute « relativisation de la Shoah » était proscrite. Celle-ci est
conçue, en dépit des antécédents de la traite transatlantique, de l’esclavage
étasunien et du génocide des peuples autochtones dans tous les « nouveaux
mondes », comme un fait sans précédent dont la reproduction sous quelque ciel
que ce soit serait inconcevable.
Il est désormais interdit
d’identifier sous les traits qui furent les siens l’apartheid ailleurs qu’en
Afrique du Sud. Surtout pas en Palestine, faut-il le préciser, car il en
résulterait un raccourci insupportable. Le peuple victime de la « Shoah
» ne peut être accusé de pratiquer l’apartheid. Israël, État juif et depuis peu
État des seuls Juifs, ne saurait être le truchement par lequel la boucle de
deux des plus grands crimes du 20e siècle serait bouclée au 21e
siècle.
S’y oppose de toutes ses forces
une adversité invincible qui, loin que l’infléchissent les exactions que commet
chaque jour Israël en Palestine, avec le point culminant que furent les récents
massacres de dizaines de civils à Gaza, s’en nourrit imperturbablement comme
l’illustre le communiqué rendu public par le ministère français des affaires
étrangères le 6 août dernier : « (La France) condamne les tirs de roquettes
sur le territoire israélien et réitère son attachement inconditionnel à la
sécurité d’Israël ».
Cette adversité, je ne la conçois
pas comme le conglomérat de je ne sais quelles puissances maléfiques occultes.
Je ne la vois pas non plus consacrant toutes ses énergies aux seules défense et
apologie d’Israël. C’est d’une conjonction de forces polyvalentes aux visées
apparemment hétéroclites que je parle. On y trouve le complexe
militaro-industriel qui se nourrit et croît des campagnes armées menées à
l’étranger et des exportations d’armes, les cercles autoritaires et
potentiellement factieux qui légitiment la violence policière, les lobbies
économiques dont la quête unique est le profit quoi qu’il puisse en coûter à la
planète et à ses habitants, les lobbies néocoloniaux d’essence nationaliste et
raciste.
Le consensus et l’ordre
hégémonique
En un mot, ces arrière-boutiques
de la République dans lesquels s’élaborent les injonctions d’agir et de
s’abstenir et les interdictions de penser et de protester et qui sont parties
prenantes de la gestion de pays comme la France et l’Allemagne. Cette
gestion-là, pérenne parce que se dotant en toute autonomie des moyens de se
reproduire, se révèle chaque jour un peu plus, à rebours de tous les poncifs
démocratiques, comme prédominante par rapport aux gouvernements que les pays se
donnent.
Car il est certain qu’il existe
dans les démocraties occidentales européennes deux niveaux de légitimation de
l’action gouvernementale : un niveau où la souveraineté des institutions issues
des élections démocratiques résulte du consensus sur le procédé électoral et un
niveau où des considérations stratégiques au long cours, des intérêts
structurels et des représentations idéologiques agissent sur un mode
hégémonique.
Il n’y a rien à redire des
oppositions brandies pour la défense d’intérêts économiques et sociaux de
classe contre tout programme de réforme qui viendrait à les menacer. Elles
participent des contentieux dont la compétition politique fait son enjeu et qui
se dénouent périodiquement dans les urnes, conformément au consensus.
Mais il est des oppositions qui
ont le pouvoir de s’affranchir du jeu électoral et d’en transcender les
verdicts. Elles sont les gardiennes de constantes stratégiques qui, pour n’être
en dernière analyse que des intérêts agissants, n’en sont pas moins regardées
comme un patrimoine commun. Elles sont sublimées en « valeurs », secrétées et
sans cesse mises à jour par d’authentiques appareils de pouvoir et divers
cercles d’influence qui sont à leur dévotion. Ces constantes stratégiques, qui
relèvent de la raison d’État dans ses calculs les plus froids, sont servies à
la société en tant qu’idéologie de la quiétude et de la certitude pour mieux
l’isoler de la réalité et l’empêcher d’en appréhender la complexité.
Je m’étais demandé, avant les
législatives françaises de juin dernier, alors que la victoire de la gauche
paraissait sinon probable du moins vraisemblable, si une Nupes
majoritaire au parlement aurait été libre d’appliquer certains des projets
emblématiques qui conféraient tout son attrait à son programme : abroger la loi
séparatisme ; prendre à bras le corps la lutte contre la violence policière ;
mettre des distances entre la France et l’Otan ; appliquer une véritable
politique environnementale et climatique en défiant les totems du capitalisme
mondialisé.
J’avais tendance à répondre à ces
questions par la négative, conscient que j’étais qu’un premier ministre nommé
Jean-Luc Mélenchon aurait eu à affronter des puissances peu disposées à s’en
laisser compter par la vulgaire alliance d’une branche de l’exécutif avec sa
majorité parlementaire. D’ailleurs, le tir de barrage déclenché de toutes parts
à titre préventif avant les législatives par les médias les plus influents
contre l’union naissante amorçait déjà à toutes fins utiles la campagne
agressive qui, « en cas de malheur », se serait amplifiée pour faire échouer
ses projets.
L’ordre hégémonique n’aurait pas
manqué d’opposer ses valeurs au consensus démocratique si celui-ci avait permis
l’accès de la gauche au gouvernement. Il l’aurait sans doute forcée à reculer,
fait éclater l’unité de ses rangs que l’adhésion opportuniste des socialistes
et des écologistes fragilisait par avance.
S’il est vrai que le verdict des
urnes nous a empêché d’en avoir le cœur net, le scandale suscité par le projet
de résolution favorable à la Palestine nous confirme au moins que l’ordre
hégémonique veille : la défense sans conditions d’Israël est l’une de ses
constantes stratégiques.
Et pourquoi y renoncerait-il au
moment même où il la fait prospérer bien au-delà des frontières de l’Occident ?
La normalisation avec Israël décidée ces dernières années par plusieurs États
arabes est venue le conforter dans la certitude que le soutien d’Israël
coïncide plus que jamais avec ses constantes stratégiques, dont la
vassalisation du Monde arabe est une composante primordiale.
Assumer le parti pris
anticolonialiste
Ce qui met en exergue un autre
aspect de l’idéologie hégémonique contemporaine, élargie à la planète : la
régression de la pensée anticolonialiste y compris dans le discours et la
pratique d’États qui n’ont repris leur place dans le concert des nations
qu’après s’être extirpés des griffes du colonialisme. Parmi eux, certains des
États arabes qui se sont lancés avec le plus de ferveur dans l’entreprise de
normalisation, derrière l’Égypte pionnière.
C’est l’occasion ici de préciser
que, s’il faut réprouver le « lâchage » de la Palestine par un nombre
grandissant d’États arabes, ce n’est pas parce qu’ils auraient manqué à leur
devoir de solidarité arabe ou islamique. Ce n’est pas au nom de telles
considérations qu’il convient de se réclamer de l’anticolonialisme. Il faut en
faire une arme pour se défendre contre les représentations du monde actuel,
exclusivement nourries à la vision d’une avancée invincible de la raison
occidentale (qui a essaimé hors de ses terres d’origine), une grille de lecture
démasquant les rapports de sujétion. Grande cause libératrice du 20e
siècle, son inspiration exige d’être préservée. Au même titre que le combat
antinazi, en principe.
Or, le combat anticolonialiste
demeure déprécié par le récit historique et tarde à être admis à la dignité de
cause universelle de l’humanité, aussi limpide et irréprochable que le combat
antifasciste. Il ne constitue pas davantage une source d’inspiration du même
ordre que l’antinazisme, qui fournit l’absolu de la référence morale et règle
le discernement entre le Bien et le Mal pour l’avenir éternel. La lutte de
libération des peuples colonisés est confinée dans ce clair-obscur des causes
justes et inadéquates, héroïques et barbares.
Et en définitive, cela importe
peu. L’universalité des causes justes n’étant qu’un leurre, il faut en prendre
son parti et, mieux encore, assumer son parti pris : contre l’ordre hégémonique,
affirmer que l’anticolonialisme est notre source d’inspiration, le prisme par
lequel passe notre représentation du monde.
D’autant plus fermement que le
désaveu dont il fait l’objet excède les représentations historiques pour
atteindre, par-delà la question palestinienne, d’autres causes d’une brûlante
actualité.
Il en est une en particulier qui
m’interpelle depuis que le Maroc, consentant au marchandage proposé par Donald
Trump, a décidé de normaliser ses relations avec Israël en contrepartie de la
reconnaissance de la prétendue « marocanité » du Sahara Occidental.
Sahara occidental : Une
cause occultée
Les courants anticolonialistes
favorables à la Palestine n’ont vu dans la triple entente
américano-israélo-marocaine que le coup qu’elle portait à la cause
palestinienne et notamment sa « trahison » par le palais royal marocain.
L’occupation du Sahara
occidental, le sort fait à son peuple, dont la moitié vit depuis des décennies
dans des camps de réfugiés et l’autre subit quotidiennement l’occupation
militaire et la répression, a été occultée.
Pourtant le peuple sahraoui vit
un drame à plusieurs égards similaire à celui du peuple palestinien :
- Le Royaume marocain revendique son territoire au nom de « droits historiques » que la cour internationale
de justice lui a contestés en 1975. Comme l’écrit l’historien Pierre Vermeren,
avant le protectorat français instauré en 1912, le Maroc était « un empire
militaro-théocratique aux marges mouvantes, multiethnique et multiconfessionnel
», « la plus grande partie du pays, le grand arc montagneux qui ceinture le
Maroc central (…), ainsi que les confins de l’Algérie française et du
Sahara au sud, n’était soumise à l’allégeance et au tribut fiscal qu’au terme
de razzias militaires toujours à recommencer»[1].
C’est donc en envahisseur qu’il se comportait et qu’il était constamment
combattu.
- L’émergence d’un sentiment
d’appartenance nationale s’identifiant au trône fut tardive. Il ne s’est
affirmé que dans les années 1950 sous le protectorat français, alors que le
sultanat avait encore des traits patrimoniaux. De sorte que le combat contre
les colonialismes français et espagnol a été longtemps l’apanage des tribus du bled
siba (réfractaires au sultan) et l’émir Abdelkrim El Khattabi en fut le
héros emblématique. La résistance du Rif a fini écrasée en 1926 sous les bombes
et les armes chimiques de Franco et de Pétain, avec l’assentiment et l’appui du
sultan, au prix du massacre de dizaines de milliers de civils. Le 26 juillet
1926, sous l’Arc de Triomphe à Paris, Moulay Youssef, entouré d’Édouard
Herriot, de Pétain et du dictateur espagnol Primo de Rivera, fêtait cette «
victoire » comme la sienne[2].
- Le choix clair fait par les
Sahraouis en faveur de l’indépendance a été exprimé sans équivoque lors du
déplacement au Sahara occidental de la mission de l’ONU en mai-juin 1975 : « Les
membres de la mission découvrent l’audience réelle du Front Polisario et la
volonté d’indépendance de la population[3]
». Mais le 6 novembre 1975, quelques jours après le dépôt du rapport de la
commission, le roi du Maroc lançait la marche verte suivie dès le 27 novembre
par une attaque de l’infanterie et de l’aviation dont les bombardements au
napalm et au phosphore blanc semaient la mort et forçaient des dizaines de
milliers de Sahraouis à l’exode.
Mais si la cause sahraouie,
légitimée comme la cause palestinienne par des résolutions de l’ONU, est
oubliée de tous, la faute toute entière n’en revient pas à l’ordre hégémonique
occidental.
Certes, ce dernier a entraîné
depuis longtemps le régime marocain dans son orbite et légitimera tous ses
choix aussi indéfectiblement qu’il légitime ceux d’Israël, plus que jamais
maintenant que les deux derniers États colonialistes de la planète ont noué une
alliance.
Un point aveugle de la pensée
décoloniale
Mais aussi, paradoxalement,
l’opinion anticolonialiste qui adhère à la cause palestinienne répugne à se
porter au secours de la cause sahraouie. Celle-ci perturbe ses schémas de
pensée : qu’une puissance régionale, ayant subi le colonialisme, se mue en
colonisateur la désarçonne au point de la réduire au silence.
Et c’est ici qu’il faut en
particulier critiquer les œillères qui rétrécissent le regard de la pensée
décoloniale. Celle-ci s’est élaborée à partir d’une contre-histoire de la
modernité occidentale qui a pillé le monde en prenant pour alibi l’infériorité
raciale des peuples qu’elle soumettait à son emprise. Cette contre-histoire
déconstruit avec pertinence le passé dans sa représentation hégémonique mais
aussi le présent. Elle s’attarde notamment sur le sort fait à l’émigration
coloniale et post-coloniale dans les anciennes métropoles. Elle se préoccupe
des phénomènes de racialisation de ces minorités qui subissent une domination
dont les inégalités et injustices de classe n’épuisent pas l’analyse.
Mais que propose-t-elle pour
appréhender l’autre versant de la problématique décoloniale, celui des États et
des sociétés décolonisés ? Une approche faite de l’extérieur, car si elle a
intériorisé le vécu des minorités racialisées de l’Occident, qui furent son
berceau, elle n’a pratiquement pas investi les territoires des Etats nouveaux.
Aussi se limite-t-elle à quelques considérations sur les pratiques impérialistes
par lesquelles le Nord, s’appuyant sur les dictatures locales, prolonge son
diktat.
Si elle devait appréhender la question sahraouie, avatar anachronique et atypique de la colonisation qui soumet un peuple du sud à un voisin fraichement libéré du colonialisme, cette pensée serait mise en difficulté par une réalité qui reste un point aveugle dans ses énoncés . Comment concilier par exemple un principe de solidarité entre les populations racialisées de l’émigration, qui compte une forte présence marocaine, tout en restant fidèle à son idéal anticolonialiste ? Car le fait est que la monarchie alaouite a su faire de la « marocanité » du Sahara une cause nationale, par une propagande inculquée si habilement depuis cinquante ans qu’elle emporte l’adhésion de la très grande majorité des Marocains, toutes classes et émigration comprises.
De larges secteurs du camp anticolonialiste en général se complaisent dans l’inconséquence en faisant silence sur la cause sahraouie, dont il faut dire qu’elle manque encore cruellement de relais. Quant au mouvement décolonial, en France notamment, il lui reste à s’extraire de son aporie constitutive : on ne peut appréhender les survivances du colonialisme dans les seules institutions et sociétés des anciennes métropoles. Que le trône marocain agisse, pour une bonne part, avec la bénédiction de l’Occident et pour la défense de ses intérêts, cela n’est pas douteux. Mais qu’il ait aussi réussi à susciter une dynamique nationale grâce à un récit historique qu'il a forgé de toutes pièces pour se lancer dans une entreprise coloniale, voilà une réalité qui appelle une plus mûre réflexion.
[1] Histoire
du Maroc depuis l’indépendance, 5e édition, Paris, La
Découverte, 2016, p. 7.
[3] Claude
Bontems, La guerre du Sahara occidental, Presses Universitaires de
France, Paris, 1984, pp. 116-117. L’auteur ajoute que dans son rapport, la
mission a indiqué que «la population ou pour le moins la quasi-unanimité des
personnes qu’elle a rencontrées, s’est prononcée catégoriquement en
faveur de l’indépendance et contre les revendications du Maroc et de la
Mauritanie» (p. 117).