Khaled Satour
Je voudrais prendre ici position
sur la question suivante : si on fait la balance des avantages et des
inconvénients de l’accord franco-algérien de 1968 relatif à la circulation, à
l’emploi et au séjour en France des ressortissants algériens et de leurs familles,
en en mesurant les poids des enjeux juridiques, d'une part, politiques et symboliques, d'autre part, l’Algérie a-t-elle raison de
vouloir à tout prix le préserver ?
Dans la crise qui secoue la
relation franco-algérienne, le gouvernement français, à l’unisson d’une classe
politique qui le soutient bruyamment, ne cesse de rappeler sa volonté de
construire un « rapport de forces » qui le mette en capacité d’imposer ses
diktats aux autorités algériennes.
Un outil de chantage et de « rapport
de force »
Réduisant le contentieux entre
les deux pays au refus de l’Algérie d’admettre sur son territoire ses
ressortissants désormais expulsés à la chaîne par la voie de la fameuse OQTF
(obligation de quitter le territoire français), Paris vient d’annoncer par la
voie de son ministre de l’Intérieur B. Retailleau qu’il allait soumettre au
gouvernement algérien « une soixantaine de noms de ressortissants algériens »
ayant les « profils les plus dangereux » qu’il se propose d’embarquer en
direction d’Alger.
Bien qu’agissant volontiers en
franc-tireur acharné à faire la preuve de son animosité personnelle à l’endroit
de l’Algérie, Retailleau ne fait qu’exécuter la menace brandie par son premier
ministre, François Bayrou, qui avait déclaré le 26 février dernier qu’il
accordait à l’Algérie un délai de quatre semaines pour venir à de meilleurs
sentiments avant d’envisager de bloquer les visas et même de dénoncer l’accord
de 1968.
De cet accord, un certain nombre
d’analyses de qualité ont été publiées qui en éclairent parfaitement les enjeux[1].
Elles s’accordent en général à
considérer que l’accord de 1968 équilibre assez parfaitement les avantages et
les désagréments dans le traitement qui est réservé aux ressortissants
algériens par rapport à la loi commune appliquée par la France à l’accueil et à
l’installation des étrangers. En effet, l’essentiel des « privilèges » qui
étaient reconnus aux Algériens a été annulé au fil des révisions du texte, et
notamment par l’instauration des visas en 1994. Si la survivance de l’accord
irrite à ce point les autorités françaises, c’est parce qu’il met les Algériens
à l’abri des réformes récentes destinées à durcir les conditions d’accueil et
de séjour des étrangers, notamment celle portée par la loi « pour contrôler
l'immigration, améliorer l'intégration » (CIAI) du 26 janvier 2024.
Aussi bien, on peut comprendre
que, dans la perspective des législations toujours plus restrictives que la
France ne manquera pas de prendre pour limiter l’émigration et l’accès au
séjour sur son sol, l’Algérie s’oppose à toute abrogation de l’accord, sachant
que la voie de la dénonciation unilatérale serait
pour la France semée d’embûches.
Cet accord de 1968 est depuis
quelques années la cible des attaques de la droite et de l’extrême-droite qui
juge intolérable qu’il consacre au bénéfice des ressortissants algériens de
prétendus privilèges dérogatoires au régime de droit commun applicable aux
autres ressortissants étrangers en vertu d’une ordonnance de 1945.
Rompre un lien de dépendance
néo-colonial
Telles sont, rappelées dans leurs
grands traits, les données du litige. Si l’on se place sur le terrain
politique, on peut considérer que, sur le strict plan des principes, ce
contentieux fonctionne à fronts renversés. Lorsqu’on se place sur le terrain de
la décolonisation, dont il est loisible de constater qu’elle est mise en échec
par la réactivation d’un substrat idéologique plus agressif que jamais dans le
comportement des autorités et de larges secteurs de l’opinion françaises, on
est porté à plaider au nom de l’Algérie pour l’abrogation de l’accord de 1968
qui maintient un lien de dépendance tout à fait indésirable du pays et de ses
ressortissants à l’égard de l’ancienne puissance occupante. Il est temps de
rompre enfin ce lien, plus de soixante ans après l’indépendance, quelle que
soit la modalité choisie pour y parvenir.
La seule condition qui doit être
exigée à cette fin est que le traité soit anéanti par la volonté commune des
parties qui s’accorderaient à écarter toute régression anachronique « au statu
quo ante des Accords d’Évian, c’est-à-dire à une situation de libre
circulation, sachant que Conseil d’État algérien et Conseil d’État français
considèrent que les Accords d’Évian sont toujours en vigueur et priment sur la
loi interne »[2]. C’est sans doute le seul moyen de libérer définitivement les
Algériens d’une position exorbitante du droit commun qu’il convient
d’identifier comme une séquelle du colonialisme, en les extrayant enfin d’un
statut dérogatoire indigne d’une nation émancipée.
A cet égard, que le douteux
statut d’exception que leur réserve l’accord de 1968 soit ou non fait de
privilèges plutôt que de désavantages, alors que leur statut de peuple colonisé
n’était fait que de désagréments, importe peu. Car dans les deux cas, la France
se trouve à l’égard de l’Algérie dans une position dominante.
La disparition de ce traité
introduirait les Algériens pour la première fois de leur histoire dans une
relation de salutaire neutralité avec la France, grâce au paisible anonymat du
« droit commun » qui confère à la condition d’étranger toute sa dignité.
[1] Pour une
présentation exhaustive de l’historique et des enjeux de l’accord de 1968, se
reporter à l’article de Hocine Zeghbib intitulé « L’accord franco-algérien de
1968, reflet de relations politiques tourmentées » : https://journals.openedition.org/anneemaghreb/13534
[2] H. Zeghbib, Op.Cit.