mercredi 28 mai 2025

LES "SUBTILITÉS" DU NÉGATIONNISME

Khaled Satour

Pour justifier que la majorité d’entre eux se soient jusqu’à présent tus, les 300 écrivains francophones signataires de la tribune publiée ce 27 mai par le journal « Libération », se livrent à une réévaluation négationniste de la temporalité du génocide

A lire l’appel[i], le génocide perpétré à Gaza n’a pas commencé le 8 octobre 2023 mais en mars 2025, « depuis la rupture par Israël du cessez-le-feu » quand « l’attaque sur Gaza a repris avec une brutalité redoublée ». C’est aussi à cette date que le texte situe les premières « déclarations publiques » de ministres israéliens exprimant « ouvertement des intentions génocidaires ».

C’est la raison pour laquelle, précisent les auteurs du texte, " tout comme il était urgent de qualifier les crimes commis contre des civils le 7 octobre 2023 de crimes de guerre et contre l’humanité, il faut aujourd’hui nommer le « génocide »".

Autrement dit, l'urgence s'imposait dans les deux cas. A cette différence près que, s’il était urgent dès le 7 octobre 2023 de condamner l’action menée pendant 24 heures par la résistance palestinienne, il était au contraire urgent d’attendre que le génocide dure 19 mois pour oser l’appeler par son nom.


[i] Tribune publiée sous le titre « Nous ne pouvons plus nous contenter du mot « horreur », il faut nommer le génocide à Gaza ». Libération du 27 mai 2025, p.5.


 

samedi 17 mai 2025

SILENCE, ON ASSASSINE LA PALESTINE


 

Khaled Satour

Il n’y a pas de tiers impartial en mesure d’imposer une fin de l’attaque génocidaire d’Israël sur Gaza. Et il n'y a plus de camp anticolonialiste ayant la volonté et les ressources nécessaires pour s’opposer à l’entreprise sioniste.

Tel est le double bilan qu’il convient de tirer de la mise en échec des règles et résolutions juridiques produites pendant plus de soixante ans par le combat anticolonial et de l’usure de la conscience anticolonialiste et antiimpérialiste qui avait permis aux États du Tiers-Monde de se faire une place dans le jeu international.

LE DROIT MIS HORS-JEU

Beaucoup d’espoirs ont été mis dans la saisine par l’Afrique du Sud de la Cour Internationale de Justice. Mais cette cour a pour l’instant failli à ses obligations puisqu’elle a fait en sorte que sa décision préliminaire du 26 janvier 2024 soit dépourvue de la rigueur qu’imposaient les circonstances et qu’elle ne cède nullement, un an et demi plus tard, au sentiment d’urgence qu’aurait dû lui inspirer la vocation préventive de la convention de 1948. Le recentrage du débat sur une trêve humanitaire ayant pour seule but la libération de quelques dizaines d’otages, alors que des centaines de Palestiniens étaient massacrés chaque jour, a contribué à mettre le droit hors-jeu et permis à des tractations diplomatiques sans fin d’entretenir l’illusion d’une trêve dite « de longue durée ».

Le droit a été chassé des débats au profit du rapport de forces et ce résultat a été obtenu pour conforter la position défendue depuis toujours par les États-Unis, soucieux d’imposer la logique des relations internationales qu'ils soumettent à leur hégémonie.
Pourtant, c’est le droit qui était le mieux habilité à donner la juste mesure de la tragédie de Gaza dont les ressorts sont tout entiers ceux d’une entreprise d’extermination à caractère colonial dont les ingrédients de haine et de fanatisme se manifestent dans les méthodes de guerre utilisées par Israël.

Ces méthodes ont été constamment là, qu’il s'agisse du massacre de masse, de la politique de terre brûlée mise en œuvre sur toutes les parties du territoire qu’il a investis, de l’exode massif imposé aux populations, dans de véritables marches de la mort qui ne le cèdent pas en horreur à celles imposées au autochtones amérindiens au 19e siècle, dans la perspective d’exiler définitivement le plus grand nombre de Palestiniens possibles et de réimplanter sur la tabula rasa qu’Israël aura faite de Gaza des colonies paramilitaires habités par les plus illuminés de ses ressortissants, à moins que Donald Trump n’impose à « la solution finale » l’hallucinante version touristique qu’il a concoctée.

Il y avait toutes les raisons d’opposer à ces méthodes pratiquement l’ensemble des principes que le droit international a mis une soixantaine d’années à inscrire à son répertoire de la décolonisation : le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, le principe de l’autodétermination, le droit de résister à l’occupation, l’obligation mise à la charge de l’occupant d’assurer la protection de la population sous son autorité, sans parler de la prohibition des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité, de la destruction des infrastructures civiles et du patrimoine culturel.

LA CADUCITÉ DU PATRIMOINE ANTICOLONIALISTE

Au lieu de quoi, Israël a imposé sa vision d’une guerre qui l’opposerait au Hamas, organisation qualifiée de terroriste, et qu’elle aurait le droit de mener à son terme quelles qu’en soient les conséquences subies par deux millions et demi de civils.

Cette régression à l’ère où prédominaient sans conditions les desseins ainsi que les moyens de la conquête et de la barbarie impériales n’a pu se faire que parce les États issus de la décolonisation ont renié leur histoire et les liens de solidarité qu’ils y avaient forgés, de sorte que l’œuvre qu’ils ont imposée au jurislateur international, quand ils avaient investi les enceintes internationales dans les années 60 du siècle dernier, est désormais en déshérence. Elle est atteinte de la caducité dont les peuples avaient eu l’illusion de frapper le colonialisme de façon irrévocable.

Pour échapper à une trêve qui serait synonyme d’une reddition, la résistance armée palestinienne devra affronter seule les pressions de ses ennemis relayées par le harcèlement de faux amis qui, sous l'alibi de la médiation, n’ont jamais fait que la sale besogne des rabatteurs. 


samedi 15 mars 2025

UNE SÉQUELLE DU COLONIALISME : L’ACCORD FRANCO-ALGÉRIEN DE 1968


 

Khaled Satour

Je voudrais prendre ici position sur la question suivante : si on fait la balance des avantages et des inconvénients de l’accord franco-algérien de 1968 relatif à la circulation, à l’emploi et au séjour en France des ressortissants algériens et de leurs familles, en en mesurant les poids des enjeux juridiques, d'une part, politiques et symboliques, d'autre part, l’Algérie a-t-elle raison de vouloir à tout prix le préserver ?

Dans la crise qui secoue la relation franco-algérienne, le gouvernement français, à l’unisson d’une classe politique qui le soutient bruyamment, ne cesse de rappeler sa volonté de construire un « rapport de forces » qui le mette en capacité d’imposer ses diktats aux autorités algériennes.

Un outil de chantage et de « rapport de force »

Réduisant le contentieux entre les deux pays au refus de l’Algérie d’admettre sur son territoire ses ressortissants désormais expulsés à la chaîne par la voie de la fameuse OQTF (obligation de quitter le territoire français), Paris vient d’annoncer par la voie de son ministre de l’Intérieur B. Retailleau qu’il allait soumettre au gouvernement algérien « une soixantaine de noms de ressortissants algériens » ayant les « profils les plus dangereux » qu’il se propose d’embarquer en direction d’Alger.

Bien qu’agissant volontiers en franc-tireur acharné à faire la preuve de son animosité personnelle à l’endroit de l’Algérie, Retailleau ne fait qu’exécuter la menace brandie par son premier ministre, François Bayrou, qui avait déclaré le 26 février dernier qu’il accordait à l’Algérie un délai de quatre semaines pour venir à de meilleurs sentiments avant d’envisager de bloquer les visas et même de dénoncer l’accord de 1968.

De cet accord, un certain nombre d’analyses de qualité ont été publiées qui en éclairent parfaitement les enjeux[1].

Elles s’accordent en général à considérer que l’accord de 1968 équilibre assez parfaitement les avantages et les désagréments dans le traitement qui est réservé aux ressortissants algériens par rapport à la loi commune appliquée par la France à l’accueil et à l’installation des étrangers. En effet, l’essentiel des « privilèges » qui étaient reconnus aux Algériens a été annulé au fil des révisions du texte, et notamment par l’instauration des visas en 1994. Si la survivance de l’accord irrite à ce point les autorités françaises, c’est parce qu’il met les Algériens à l’abri des réformes récentes destinées à durcir les conditions d’accueil et de séjour des étrangers, notamment celle portée par la loi « pour contrôler l'immigration, améliorer l'intégration » (CIAI) du 26 janvier 2024.

Aussi bien, on peut comprendre que, dans la perspective des législations toujours plus restrictives que la France ne manquera pas de prendre pour limiter l’émigration et l’accès au séjour sur son sol, l’Algérie s’oppose à toute abrogation de l’accord, sachant que la voie de la dénonciation unilatérale serait pour la France semée d’embûches.

Cet accord de 1968 est depuis quelques années la cible des attaques de la droite et de l’extrême-droite qui juge intolérable qu’il consacre au bénéfice des ressortissants algériens de prétendus privilèges dérogatoires au régime de droit commun applicable aux autres ressortissants étrangers en vertu d’une ordonnance de 1945.

Rompre un lien de dépendance néo-colonial

Telles sont, rappelées dans leurs grands traits, les données du litige. Si l’on se place sur le terrain politique, on peut considérer que, sur le strict plan des principes, ce contentieux fonctionne à fronts renversés. Lorsqu’on se place sur le terrain de la décolonisation, dont il est loisible de constater qu’elle est mise en échec par la réactivation d’un substrat idéologique plus agressif que jamais dans le comportement des autorités et de larges secteurs de l’opinion françaises, on est porté à plaider au nom de l’Algérie pour l’abrogation de l’accord de 1968 qui maintient un lien de dépendance tout à fait indésirable du pays et de ses ressortissants à l’égard de l’ancienne puissance occupante. Il est temps de rompre enfin ce lien, plus de soixante ans après l’indépendance, quelle que soit la modalité choisie pour y parvenir.

La seule condition qui doit être exigée à cette fin est que le traité soit anéanti par la volonté commune des parties qui s’accorderaient à écarter toute régression anachronique « au statu quo ante des Accords d’Évian, c’est-à-dire à une situation de libre circulation, sachant que Conseil d’État algérien et Conseil d’État français considèrent que les Accords d’Évian sont toujours en vigueur et priment sur la loi interne »[2]. C’est sans doute le seul moyen de libérer définitivement les Algériens d’une position exorbitante du droit commun qu’il convient d’identifier comme une séquelle du colonialisme, en les extrayant enfin d’un statut dérogatoire indigne d’une nation émancipée.

A cet égard, que le douteux statut d’exception que leur réserve l’accord de 1968 soit ou non fait de privilèges plutôt que de désavantages, alors que leur statut de peuple colonisé n’était fait que de désagréments, importe peu. Car dans les deux cas, la France se trouve à l’égard de l’Algérie dans une position dominante.

La disparition de ce traité introduirait les Algériens pour la première fois de leur histoire dans une relation de salutaire neutralité avec la France, grâce au paisible anonymat du « droit commun » qui confère à la condition d’étranger toute sa dignité.


[1] Pour une présentation exhaustive de l’historique et des enjeux de l’accord de 1968, se reporter à l’article de Hocine Zeghbib intitulé « L’accord franco-algérien de 1968, reflet de relations politiques tourmentées » : https://journals.openedition.org/anneemaghreb/13534

 [2]  H. Zeghbib, Op.Cit.