lundi 19 août 2024

LA FORME ET LE CONTENU


Khaled Satour

L’évocation par Abdelmadjid Tebboune de la situation à Gaza au cours de son discours à Constantine dimanche 18 août est particulièrement décevante.

La vidéo montre que tout au long du discours d’ailleurs le président de la République a paru mal à l’aise et maladroit dans son expression. Est-ce parce qu’il était constamment interpellé par une partie du public qui, à vouloir constamment lui communiquer son soutien bruyant et bavard, l'a plutôt déconcentré ? Toujours est-il que son intervention a été chaotique de bout en bout.

Au point que, lorsqu’il a abordé la situation en Palestine (à partir de 36 :00), il a atteint des sommets de confusion. Il a d’abord affirmé que les « massacres commis par les sionistes à Gaza (devaient) cesser », ce qui était un vœu d’une terrible platitude dans la bouche d’un homme d’État dont le ton semblait préparer son auditoire à une forte déclaration d’intention, sinon à une décision d’agir. Et qui était simultanément un aveu d’impuissance.

Puis est venue cette phrase qui disait beaucoup moins que ce que le ton utilisé laissait espérer : « je jure par Dieu que si on nous ouvrait les frontières entre l’Égypte et Gaza …(clameurs du public indiquant l’intensité de l’attente) …, il y a beaucoup de choses que nous ferions ».

En somme une promesse de la plus parfaite imprécision qui signifie tout et rien, énoncée dans une tournure d’arabe algérien (عندنا ما نديرو) se prêtant à toutes les interprétations, et qui est soumise en outre à une condition qui paraît irréalisable dès lors qu’elle ne dépend même pas de l’Égypte depuis que l’armée israélienne qui est déployée tout au long de l’axe dit de Philadelphie contrôle la frontière.

Et après cette envolée complètement ratée, un sage retour au réel : la seule promesse concrète qui était prévue au programme est celle de construire des hôpitaux, ce qui réduit l’engagement à une banale offre d’aide humanitaire qui ne saurait être envisagée qu’une fois un cessez-le-feu conclu.

Des effets de manche inutiles et beaucoup d’enthousiasme pour rien. Toute la distance qui sépare la forme et le contenu.

 

dimanche 11 août 2024

QUELS CRIMES CONTRE QUELLE HUMANITÉ ?


 Khaled Satour

La notion de crime contre l’humanité, avant d’être codifiée et catégorisée par le droit, a été théorisée à partir de la finalité des actes qui la constituent. Ces derniers ne sont pas seulement une négation de l’humanité de la victime qui s’en trouve retirée du genre humain mais un crime contre le genre humain tout entier, contre la condition humaine.

Les juridictions, ainsi que les auteurs, combinent ces deux sens qui sont en pratique indissociables :

 - « Les crimes contre l’humanité transcendent l’individuel car, lorsque ce dernier est attaqué, l’humanité subit l’attaque et se trouve niée. C’est le concept d’humanité en tant que victime, qui caractérise essentiellement le crime contre l’humanité » (TPIY, jugement du 29 novembre 1996) » ;

 - « Ce qui transforme de pareils actes en crimes contre l'humanité, c'est le fait qu'ils sont dirigés contre l'essence même du genre humain, en tant qu'il est formé de races, de nationalités et de religions différentes, et qu'il présente une multiplicité de conceptions philosophiques, sociales et politiques » (Vespasian V. Pella, juriste roumain) ;

- Le génocide « inflige de grandes pertes à l'humanité, qui se trouve ainsi privée des apports culturels ou autres de ces groupes » (Résolution du 11 décembre 1946 de l'Assemblée générale préparant la Convention sur le génocide) ;

- Dans le crime contre l'humanité, du fait de l'atteinte à l'homme dans son existence et sa dignité et l’atteinte à l'humanité dans sa pluralité et ses valeurs, il existe « un lien naturel entre le genre humain et l'individu : l'un est l'expression de l'autre » (Commission du droit international, CDI, 1986).

 A Gaza, le génocide, qui est le pire des crimes contre l’humanité, est en cours depuis 10 mois dans toutes ses modalités connues dont chacune est en elle-même un crime contre l’humanité :

- assassinats de masse au moyen de bombes qui enterrent des familles entières sous les décombres,   

- engins incendiaires dans lesquels femmes et enfants désarmés sont brûlés vifs,   

- assassinats ciblés de personnes non-combattantes,

- torture généralisée,

- enlèvements suivis d’exécution,

- massacres dans les hôpitaux et les écoles,

 - destruction systématique des infrastructures de vie et du patrimoine religieux et culturel,

- profanation des cimetières,

 - et bien sûr famine organisée.

L’humanité, à travers les 2 millions de personnes enfermées dans la bande Gaza, est donc attaquée sur tous les fronts. Or, non seulement elle laisse faire mais aussi, pour une bonne part des nations qui la constituent, elle arme le bras de l’entité criminelle.

A cela, il existe deux explications peu satisfaisantes :

 1°) Les Palestiniens de Gaza ne font pas partie de l’humanité, comme ne cessent de le proclamer leurs bourreaux sionistes ;

 2°) L’humanité a renoncé à protéger le genre humain et la dignité humaine.

Le plus vraisemblable est que l’humanité a cessé d’exister ou même qu’elle n’a jamais existé. Il n’y a jamais eu que des tribus nationales dotées d’armées et d’athlètes honorant le drapeau dans les parades militaires et olympiques.

 Ouf ! Pas d’humanité, pas de crime contre l’humanité !

samedi 3 août 2024

« LA GUERRE, C’EST LA PAIX », À PROPOS DE LA TRÊVE OLYMPIQUE


 

 Khaled Satour

La trêve olympique 2024 est en principe entrée en vigueur le 19 juillet dernier. Et pourtant, Un flot d’images nous parvient de façon ininterrompue qui atteste que la routine génocidaire déroule jour après jour ses massacres à Gaza comme si la mort avait tenu à maintenir la régularité des coups qu’elle porte depuis plus de 300 jours selon un programme aussi ponctuel que celui des compétitions olympiques de Paris.

Où est la guerre ? Où est la paix ?

Mais cela signifie-t-il pour autant que la trêve olympique n’existe pas ? La réponse n'est pas simple car la question de la guerre et de la paix a toujours été complexe et n’a jamais été qu’une affaire de point de vue. Où est la guerre, où est la paix ? Est-ce que ce sont des catégories antinomiques ? Apparemment non, si l’on considère par exemple que l’enfer de Gaza et l’îlot de quiétude que les services de sécurité français ont aménagé à Paris pour la communion sportive entre les Nations n’ont pas plus ni moins de réalité l’un que l’autre. Ce dernier a même du fait de sa nouveauté plus de vitalité que les massacres de Palestiniens qui, se répétant sans fin depuis 10 mois, sont devenus lassants et sont atteints par cette sorte particulière de péremption décrite dans l’œuvre de George Orwell, 1984 :  « Le mot "guerre" lui-même, est devenu erroné. Il serait probablement plus exact de dire qu'en devenant continue, la guerre a cessé d'exister. La guerre, c'est la paix ».

Trop de guerre tue la guerre, en quelque sorte ! Et c’est sans doute ce qui explique que l’armée israélienne a décidé de muter de Gaza au village olympique parisien certains de ses réservistes  : la péremption de la guerre rendait leur présence plus vendeuse en territoire pacifié !

« La guerre, c’est la paix » : l’Europe a sans cesse au cours de l’histoire cultivé cette double pensée. Ses historiens ont longtemps considéré que le continent a vécu en paix pratiquement tout le 19e siècle, entre les guerres napoléoniennes et la première guerre mondiale. Leurs armées n’avaient pourtant pas chômé puisqu’elles ont dévasté dans cet intervalle les quatre autres continents. Comme le relève Silvain Venayre :

« Des États européens avaient conduit des campagnes militaires qui ne portaient pas le nom de guerre et qui, de ce fait, passaient inaperçues (…) Les Européens prétendaient lutter là-bas contre des insurrections ou des rébellions. Leurs ennemis n’étaient pas désignés comme des soldats mais comme des pirates, des assassins, des bandits, des brigands, des sauvages, au mieux d’éternels guerriers. Les violences qu’ils assumaient s’appelaient campagnes, expéditions, punitions, vengeances, représailles »[1].

A l'abri de l’apocalypse que leurs États déchaînaient aux antipodes, les penseurs du siècle théorisaient la paix dont il était fait don à l’Europe et Tocqueville, par exemple, pouvait « prévoir l’avènement de la démocratie pacifique » tout en jugeant que, « en Algérie, il fallait brûler les moissons, vider les silos, s’emparer des hommes sans armes, des femmes et des enfants[2] ».

« La guerre, c’est la paix » :  au Moyen Age déjà, l’Église catholique, qui détenait alors des pouvoirs séculiers importants du fait que sa hiérarchie se recrutait dans la haute aristocratie, n’appelait la paix de ses vœux que sur les terres chrétiennes d’Europe, déchirées par les guerres incessantes que se livraient les seigneurs féodaux. Elle s’était donc arrogé une prérogative de maintien de la paix, mais entre les seuls chrétiens. De sorte que la « paix de Dieu » qu’elle invoquait était synonyme d’appels répétés à une guerre mise au service de l’expansion du christianisme. Les « conciles de paix » ne se réunissaient que pour sanctifier la guerre, pour mobiliser les contingents nécessaires aux croisades contre les Turcs et les Sarrasins. « Il s’agissait en somme, comme l’écrit l’historien Jean Wirth, de favoriser la paix entre chrétiens en mettant la guerre au service de l’expansion du christianisme »[3].

Une question de perspective

La paix, qu’elle soit durable ou qu’elle ne soit qu’une trêve de la violence, n’a donc jamais été qu’une question de perspective. Observé par le petit bout de la lorgnette, le monde peut être réputé jouir d’une paix perpétuelle. Et la trêve olympique doit toute sa consistance à cet effet d’optique. 

Ayant un caractère purement incantatoire, celle de 2024 a été votée le 21 novembre 2023 par l’Assemblée générale des Nations-Unies en vertu d’une résolution intitulée « pour l’édification d’un monde pacifique et meilleur grâce au sport et à l’idéal olympique ».

Comme toutes les résolutions de l’Assemblée générale, celle-ci n’était qu’une pétition de principes procurant aux consciences une satisfaction aussi pleine que possible. A défaut de pouvoir s’appliquer, elle constituait une sorte de profession de foi, une prière surérogatoire dont se fendait la communauté internationale, résignée par avance à sa parfaite inutilité.

Cette tradition avait été instaurée par une précédente résolution datée du 25 octobre 1993 par laquelle l’Assemblée générale engageait les États Membres à « observer la Trêve olympique du septième jour précédant l’ouverture des Jeux olympiques jusqu’au septième jour suivant leur clôture ».

Ainsi formulée dans les termes d’une obligation rituelle, la recommandation avoue l’impuissance des Nations-Unies : incapables d’assurer le maintien de la paix par leur organe le plus influent, le Conseil de sécurité, elles délèguent à l’Assemblée générale la mission d’appeler mollement à une trêve olympique illusoire, calquée sur les « trêves de Dieu » que l’Eglise catholique médiévale limitait elle aussi à quelques dates du calendrier liturgique[4].

Désarmer la guerre ou armer la trêve

Il s’agit ainsi d’une trêve qui s’assume comme étrangère à l’ordre du monde, n’ayant pas plus de chance de se réaliser dans le champ matériel qui seul relève de la compétence des Nations-Unies que la « paix de Dieu » que l’Église catholique a célébrée le 19 juillet dernier à la cathédrale parisienne de la Madeleine au cours d’une messe pour le « lancement de la trêve olympique ».

La cérémonie avait en principe pour avantage d’être dégagée de toute obligation d’accomplissement terrestre, ce qui aurait dû y favoriser un esprit de compassion dénué de tout calcul. Ce ne fut pas le cas :  la directrice de l’organisation « Holy Games » à qui cette initiative revenait au nom de l’Église de France n’a certes pas manqué de proclamer son désir de porter, à travers la « communauté de prière » « un désir de paix » mais elle ne s’en est pas moins déclarée « touchée » d’avoir pu recevoir en la circonstance « la représentation diplomatique d’Israël [5]». L’Église de France, dans un dernier sursaut de l’esprit de croisade, se lavait ainsi les mains sans état d’âme du génocide de Gaza.

Voilà où on en est. Deux des institutions les plus influentes du monde, l’une séculière l’autre religieuse, nous assurent chacune selon les codes de sa liturgie que nous sommes en pleine trêve olympique. On peut le croire, estimer dès lors que les massacres de Gaza ne sont qu’une illusion d’optique et qu’il suffit de retourner notre lorgnette pour jouir du spectacle de la paix de Dieu et des hommes; et puis, sans le moindre remords, profiter des exploits des athlètes. 

Mais on peut aussi bien en douter.

Car il n’y a que deux manières de s’y retrouver, exclusives l'une de l'autre :

- ou bien on considère que la trêve a désarmé la guerre génocidaire de Gaza et l’a retirée de l’affiche ; 

- ou bien on considère que la guerre a armé la paix olympique et, par la seule présence des athlètes israéliens aux jeux, a converti le pain et le vin offerts sur les autels de la grand-messe parisienne en corps démembrés et en fleuves de sang palestiniens.


[1] Sylvain Venayre, Les guerres lointaines de la paix, civilisation et barbarie depuis le XIXe siècle, Gallimard, 2023, p. 21.

[2] Ibid., p. 20.

[3] Jean Wirth, Petite histoire du christianisme médiéval, Labor et Fides, 2018, p.70.

[4] Ibib.