dimanche 23 juillet 2023

LA VIOLENCE POLICIÈRE EN FRANCE VUE DU BALCON DE LA RÉPUBLIQUE


  

Khaled Satour

Sur cet extrait d’une vidéo diffusée par BFM TV[1] le 20 juillet, on voit des policiers français venus applaudir quatre de leurs collègues de la BAC (Brigade anticriminalité) qui venaient d’être auditionnés pour avoir défiguré et tabassé à Marseille le jeune Hedi dans la nuit du 1e au 2 juillet.

Le jeune homme, âgé de 22 ans, était en compagnie de son ami Lilian quand il a croisé la route de 4 ou 5 policiers. Il a raconté les faits à un journaliste de Mediapart : « On leur a dit bonsoir, mais on a vite compris qu’ils étaient énervés et fermés à la discussion. » Les policiers n’ont pas répondu. L’un d’eux aurait juste agrippé son lanceur de balle de défense (LBD), un autre se serait saisi de sa matraque pour asséner un coup au visage de Lilian. « Il s’est protégé avec son bras, puis il a réussi à partir en cavalant. » Hedi n’y parvient pas. Il reçoit donc une balle de LBD à la tête, puis il est traîné au sol sur dix mètres avant d’être tabassé par les quatre policiers et laissé pour mort sur le pavé. Il a été hospitalisé jusqu’au 13 juillet.

Ce sont au total 7 jeunes qui ont subi des blessures graves du fait de la répression par la police des émeutes qui ont suivi la mort de Nahel, dont 5 ont été éborgnés par des tirs de LBD.

C’est dire que, s’étant soulevées pour protester contre la violence policière, les banlieues ont dû y faire face de plus belle. Les tribunaux n’ont pas chômé puisqu’ils ont eu à juger plus de 1000 émeutiers présumés, souvent en comparution immédiate et sur la base des seuls rapports de police, prononçant plus de 800 condamnations à des peines de prison ferme.

Une dérive du régime ou de la nation ?

Préposés au contrôle des banlieues, les services de police français sont la seule interface de l’Etat dans ces territoires. Du fait de ce monopole de fait, ils ont fini par sortir de leur rôle d’instrument assurant le respect de la loi pour se constituer en groupe de pression faisant prévaloir son esprit de corps sur l’intérêt public. Leurs syndicats sont devenus des interlocuteurs influents dans la définition des politiques de sécurité, des relais opérationnels des courants politiques les plus radicaux, « commandant » à des troupes qui se chargent de traduire leur violence verbale en actes, puisqu’elles en détiennent les moyens les plus sophistiqués.

Cette violence policière assumée dans son arbitraire peut-elle bousculer le cadre doctrinal qui en dénie traditionnellement la réalité ?

La France préfère se définir en tout comme « républicaine ». La révolte des banlieues interroge-t-elle la réalité de l’Etat-gendarme ? On a tôt fait de clore le débat sur la violence policière (qu’il faut absolument mettre au singulier pour en marquer le caractère conceptuel) par le credo sur la police « républicaine ». Une dérobade qui est de moins en moins convaincante. La police constitue bel et bien un problème puisque presque simultanément le sociologue Didier Fassin et Jean-Luc Mélenchon ont eu la même formule : « l’État a peur de sa police ». C’est de deux choses l’une : ou bien les appareils policiers se sont affranchis de la loi, sont en mesure, dans la promiscuité vécue avec les immigrés, d’exercer une violence libre de toute sanction sinon de tout contrôle, et c’est une dérive du régime. Ou bien ils exercent cette violence par délégation de l’État et de ses mandants, comme un privilège consenti par la loi, et c’est une dérive de la nation.

Si l’on ajoute à la loi SILT de 2017 qui a pérennisé des dispositions prises dans le cadre de l’état d’urgence antiterroriste des années 2015 et 2016 la réactivation des lois sur l’immigration, dans un climat d’amalgame accréditant l’idée que les banlieues sont un danger à la fois intérieur et extérieur, on peut redouter la consolidation d’une police agissant « au nom et en fonction des principes de sa rationalité propre, sans avoir à se mouler ou à se modeler sur les règles de justice[2] ». La police exerce ses prérogatives sur une ligne de crête séparant la force et le droit qui trace la frontière de l’État de droit. Si l’ordre et la sécurité ne sont conçus étroitement que comme le maintien du monopole étatique de la violence, en prenant à témoin une opinion conditionnée par des menaces apocalyptiques, l’État peut s’affranchir de la prédominance de la loi et libérer des appareils dont la logique de subversion est toujours latente[3].

Au sein de la classe politique, seul le discours de Jean-Luc Mélenchon se singularise, dans l’analyse des causes des émeutes, par un semblant de compréhension du vécu des banlieues. On doit mettre à son crédit ce franc-parler qui appelle les violences policières par leur nom, y voyant une dérive qui entraîne dans son sillage, au-delà des appareils sécuritaires, les plus hautes institutions politiques françaises. Mais est-ce que Mélenchon parle à partir d’un lieu qui lui permet d’élucider toutes les causes structurelles de la violence infligée aux minorités racisées ?

Je remarque d’abord qu’il prend dans sa dernière intervention sur les émeutes[4] le parti de s’affranchir des contraintes du discours politique. « Réfléchissons en philosophes que nous sommes », propose-t-il. On peut prendre cette annonce comme une réserve : il nous prévient d’emblée qu’il ouvre dans cette intervention (et qu’il refermera) une parenthèse enchantée à l’intérieur de laquelle il pourra se prononcer sans prendre d’engagement formel sur des questions que son mouvement continuera à traiter selon les règles qu’impose le jeu politique.

En toutes matières, la référence de Mélenchon est la doctrine républicaine. Une sorte de doctrine correctrice qu’il a coutume d’opposer aux législations que les gouvernements de Macron prétendent tirer le plus directement des principes républicains. Je me souviens par exemple qu’il avait réfuté le projet de loi séparatisme en recourant à des arguments, tirés de l’histoire de la République et des principes qui la fondent. Il avait détaillé sa conception de la laïcité, tirée de l’interprétation qu’il fallait faire de la loi de 1905 et qu’il rappelle d’ailleurs dans cette vidéo en prônant une « laïcité respectant la liberté de conscience ».

Tautologie républicaine

En somme, il mobilise la République contre la République, comme si la tautologie républicaine devait sans cesse être scandée (la République est républicaine), assuré qu’il est que celle-ci est certes un bien commun mais qu’elle ne fait pas résonner ses conceptions d’une manière univoque dans les différents camps qui s’en revendiquent. Et c’est sans doute la raison pour laquelle il élargit son champ d’inspiration à l’« unité de la pensée de gauche à travers les Lumières ».

A première vue, c’est cet élargissement qui l’autorise à réfuter l’explication que fournit la droite des émeutes des banlieues par une « régression des immigrés vers leurs origines ethniques », et à lui substituer sa propre lecture des événements comme étant une « révolte sociale » ou encore une « révolte des pauvres ». En somme, une révolte qui interpelle la République sur le terrain le plus banal de ses promesses sociales que sont notamment l’ « égalité » (« l’inégalité fait exploser la société », affirme-t-il) et la « fraternité ».

Mais ayant ainsi sacrifié à l’explication puisée dans la doxa républicaine (de « gauche »), il s’autorise à ajouter que la « révolte sociale » des banlieues trouve sa cause « dans la lutte des classes ». Il se permet cette audace sans prendre trop de risques car, s’il est vrai que l’évocation de la lutte des classes est devenue en bonne orthodoxie républicaine une sortie de route, elle reste en pratique un garde-corps sur lequel on s’appuie en dernière extrémité pour s’épargner la chute fatale : celle qui vous fait basculer par-dessus le balcon de la République universelle et atterrir dans l’univers hostile des « relativismes » qui l’insupportent. Elle est une infraction vénielle que l'on subordonne à une adhésion au triptyque de la République réparateur de tous les arbitraires (liberté, égalité, fraternité) tout en confessant, généralement en petit comité, qu’il est en vérité impropre à conjurer le soubassement de l’exploitation et de la paupérisation à grande échelle. Mais il est vrai que l’idéologie républicaine de gauche n’en est pas, dans ses vastes étendues thématiques, à une contradiction près.

Voilà ce qui explique que l’imaginaire de Mélenchon se sépare de l’imaginaire des minorités post-coloniales à l’occasion des émeutes que viennent de vivre les banlieues. Et il est au moins une raison factuelle qui aurait dû empêcher que Mélenchon ne se laisse abuser par le continuum républicain : c’est un énième crime policier qui les a provoquées. Ce n’est qu’au prix d’un laborieux effort de rationalisation républicaine qu’il est possible d’assimiler à des émeutes de la faim des insurrections périodiques contre une violence permanente des appareils de sécurité visant des zones cartographiées comme dangereuses et à ce titre régulièrement désignées, sous des prétextes divers, à une répression rythmée par des états d’urgence répétitifs (2005, 2015) qui finissent par devenir permanents (loi SILT en 2017, loi séparatisme en 2019). De sorte que la géographie de la France post-coloniale ne diffère en rien de celle du « monde colonisé coupé en deux » décrit par Frantz Fanon : « La ligne de partage, la frontière en est indiquée par les casernes et les postes de police (…) l’interlocuteur valable et institutionnel du colonisé, le porte-parole du colon et du régime d’oppression est le gendarme ou le soldat[5] ».

L’inavouable continuum colonial

Il manque à coup sûr à la vision de Mélenchon tout le bénéfice à tirer d’une approche par le continuum colonial qui, d’après la définition qu’en rappelle Léopold Lambert, « suggère une continuité historique entre la période reconnue communément comme coloniale, et celle qui suit » dont les effets coloniaux « sont attribués soit à une inertie provoquée par le refus national d’examiner la violence du passé, soit à une volonté étatique de perpétuer cette même violence contre les mêmes groupes de personnes[6] ». Ce continuum est à la fois spatial et temporel, il est parcouru selon le même auteur de « plis de cet espace-temps qui voient des points généralement éloignés se rejoindre » comme « des sauts dans le temps liant une situation donnée à une autre dont les contextes spatial et temporel sont pourtant sensiblement différents[7] ». Un tel pli spatio-temporel peut-être vécu dans une banlieue française ou au sein d’une tribu kanak à l’instant du survol d’un hélicoptère de l’armée ou de la police. En un tel instant, dans l’esprit des communautés survolées, ce pli « joint Constantine (Algérie) en 1955, Thio (Kanaky) en 1985, et Clichy-Sous-Bois (Seine-Saint-Denis) en 2005[8] ».

On a en définitive l’impression que le continuum républicain de Mélenchon et le continuum colonial vécu dans les banlieues sont deux mondes parallèles qui coexistent alors que, par définition, ils ne peuvent être qu’alternatifs l’un par rapport à l’autre. C’est le signe que l’un des deux est forcément illusoire et c’est sans doute celui qu’observe Mélenchon du haut de son balcon, là où nul ne peut être atteint par les coups de feu tirés par la police en contrebas, dans l’enfer post-colonial.

Il reste que le leader des Insoumis laisse filtrer quelques intuitions qui donnent à penser que l’arrière-plan colonial ne lui échappe pas mais qu’il relève pour lui de l’indicible. C’est ainsi qu’il mêle subrepticement la question du racisme à son analyse de ce qu’il qualifie de « révolte des pauvres ». Il s’empresse bien sûr de préciser que le combat antiraciste ne doit s’armer que du principe républicain de fraternité. Mais mieux encore, il convoque le vieux débat qui avait déchiré la 3e République à propos de l’inégalité des races, en pleine discussion parlementaire sur le projet colonial et sa « mission civilisatrice » et se range aux côtés de Clémenceau contre Jules Ferry et son obsession de civiliser les races inférieures. Et il ne manque pas de tacler Macron qui « veut, selon lui, ramener la civilisation aux banlieues à coups de trique ».

Ce qui est sûr, c’est que, pour Mélenchon, l’arrière-plan colonial n’a de pertinence qu’historique car il a été surmonté et dépassé par le continuum républicain. Et, encore plus sûr, le leader des Insoumis ne fera pas un seul pas en direction des tenants de l'approche décoloniale.


[2] Michel Foucault, Sécurité, Territoire, Population, Gallimard-Seuil, p. 347.

[3] Ce sont des appareils potentiellement aptes à s’autonomiser dans des conjonctures de répression. On peut se demander quelle est, dans la politique sécuritaire actuelle, la part respective de la politique et de la rationalité sécuritaire. La sécurité ne structure-t-elle pas en partie un lobby agissant au niveau politique ?

[5] Frantz Fanon, Les damnés de la terre, Paris, La Découverte, 2002, p. 41.

[6] Léopold Lambert, États d’urgence, une histoire spatiale du continuum colonial français, Ed. Premiers Matins Novembre, 2021, p. 42.

[7] Ibid., p. 46.

[8] Ibid.

 

 

 

jeudi 13 juillet 2023

PRIX CONSTANTINOPLE : ENTRE LES DEUX RIVES DE L'HISTOIRE COLONIALE


 

Khaled Satour

Sur les journaux en ligne et les réseaux sociaux, beaucoup d’Algériens se sont réjouis de l’attribution à l’écrivain Boualem Sansal du prix Constantinople 2023 qu’il partage avec une journaliste, Delphine Minui.

Ce prix est curieusement qualifié de façon unanime de « prestigieux » et il est souvent précisé qu’il s’agit pour l’écrivain d’« une reconnaissance qui couronne sa carrière littéraire ». Ce sont là des superlatifs qui surprennent quand on considère qu’il n’est attribué que pour la 2e année et qu’il est l’invention d’un certain Metin Arditi que Wikipédia présente comme « un écrivain suisse francophone d’origine turque séfarade ».

Homme d’influence à n’en pas douter, créateur d’au moins deux fondations qui portent son nom, cet Arditi ne peut cependant communiquer aux lauréats de son prix que le prestige étroit et sectaire tiré de ses tropismes personnels qui se résument dans une interculturalité trouble nourrie à un pacifisme du fait accompli qui s’apparente à la vieille tradition européenne de la pacification.

C’est la raison pour laquelle son prix littéraire distingue les auteurs « œuvrant à l’apaisement dans un contexte conflictuel », contribuant "à rapprocher les rives de la Méditerranée" et en un mot « à jeter un pont entre l’Orient et l’Occident » ou, plus spécifiquement, comme il est souvent mentionné, « à jeter un pont entre les deux rives du Bosphore ».

Ce n’est donc pas un hasard si le premier prix Constantinople avait récompensé en 2022 l’Israélien Elie Barnabi et le Palestinien Elias Sanbar, c’est-à-dire deux acteurs de la diplomatie illusoire qui a conduit aux accords d’Oslo dont il ne demeure aujourd’hui qu’une Autorité palestinienne somnolente à Ramallah, dépassée par la nouvelle résistance des jeunes de Jenine, de Naplouse et d’ailleurs qui l’incommode et nuit à ses marchandages avec les autorités d’occupation israéliennes. Ce fut donc l’an dernier la récompense à contretemps d’un processus naufragé dont il ne subsiste que la nostalgie qu’expriment les deux lauréats à chaque fois que l’occasion leur est donnée de le faire, séparément ou en se tenant par la main.

En cette année 2023, le prix Constantinople exhale les mêmes relents de compromission diffusés par la même abstraction du monde réel, puisqu’il ignore le délire criminel qu’Israël déchaîne dans les territoires palestiniens. Il est attribué à Sansal, l’ami du CRIF, dont on prétend ainsi faire le symbole de la normalisation avec Israël comme si l’écrivain algérien, en dehors d’y perdre son âme, pouvait y faire l’apport de la moindre influence.

La composition du jury qui a attribué le prix indique sans ambiguïté que c’est cette intention qui a primé : on y trouve Jean-Paul Enthoven, le néo-conservateur islamophobe, Haïm Korsia, le grand rabbin de France qui milite activement pour la judaïsation de Jérusalem-Est, Jean-René Van der Plaetsen, directeur délégué du journal Le Figaro, mais aussi Rachel Khan, infatigable pourfendeuse des idées décoloniales et des minorités racisées françaises.

C’est de ces ressources-là que Boualem Sansal et sa co-lauréate, elle-même journaliste au Figaro spécialisée dans la critique virulente des seules dictatures iranienne et turque, sont voués à tirer le prestige que leur confère ce prix.

A quoi il faut cependant ajouter le lustre suranné qu’ils pourraient tous les deux tirer de cette curieuse manie qu’a l’Occident de vouloir jeter des ponts entre les cultures et les peuples dans la continuité indémodable de l’entreprise colonialiste européenne du 19e siècle qui pacifiait elle aussi en construisant, au propre et au figuré, les ouvrages les plus divers de la « civilisation ».

Les massacres perpétrés aux quatre coins du monde étaient alors réputés n’être que les fondations d’une paix qui se réalisait dans toutes sortes d’infrastructures matérielles et immatérielles.

Le général Bugeaud affirmait ainsi à propos de l’Algérie : "l’armée, devenue plus libre par la soumission des Arabes, fera donc des routes, des chemins et des ponts dans toutes les directions". A la même époque, le fameux explorateur britannique Stanley voulait civiliser l’Afrique en la couvrant « de chemins de fer dans tous les sens ». Rudyard Kipling célébrait les « bâtisseurs de ponts » en Inde qui, en permettant de franchir les rivières, unissaient l’Orient et l’Occident. Le roi des Belges Léopold II voyait dans le chemin de fer le moyen d’éliminer les cataractes du Congo aussi sûrement que ses armées liquidaient simultanément les coutumes barbares qui persistaient sur les rives du fleuve.

On voit ainsi comment le prix Constantinople, comme son nom l’indique, convie au plus régressif des voyages dans l’histoire. La communication qui l’accompagne affirme qu’il récompense Sansal pour « ses positions audacieuses ». L’audace d’être dans le camp des héritiers de ces « hommes de paix » qui ont dévasté trois continents ?