lundi 11 octobre 2021

D’ACHILLE MBEMBE A LAHOUARI ADDI, LES « SOCIÉTÉS CIVILES » A LA TABLE DE MACRON

Khaled Satour

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Entre la tribune dédiée le 8 octobre à la « société civile » africaine par Emmanuel Macron et celle offerte le 10 octobre par le quotidien Le Monde à Lahouari Addi, il n’était pas dit d’avance qu’il y aurait des similitudes.

Montpellier était l’occasion pour le président français d’éprouver une nouvelle fois une méthode qu’il avait déjà expérimentée au cours de son mandat : depuis l’humiliation qu’il avait infligée au président burkinabé devant les étudiants de l’université de Ouagadougou en novembre 2017 et le spectacle de rue qu’il avait donné dans le Beyrouth dévasté d’août 2020, il s’est sans doute convaincu que la gouaille et la fausse décontraction pouvaient efficacement adoucir la tutelle qu’il entend instaurer sur les sociétés que la France a soumises jadis à une brutale colonisation. D’autant que cette variante du soft power, dans laquelle il est tenu de dissimuler quelque peu son arrogance derrière le sourire et l’empathie, n’interdit pas de perpétuer les traditionnelles expéditions militaires qui, à l’image de la fameuse opération Barkhane, n’en finissent pas de finir.

3000 FIGURANTS POUR UN SOLISTE

Dans un tel exercice, la rencontre qu’il a eue avec « les jeunes Africains » le 8 octobre dernier aura connu, à supposer que cela soit possible, encore plus d'éclat. En effet, le président français y fut suffisamment chahuté par ses invités, comme la presse française s’est délectée à le rapporter, pour que le mérite du courage et de la vérité lui soit reconnu en prime.

En fait, cette « société civile africaine » à laquelle Macron a consacré quelques temps morts de son agenda « pré-électoral » n’aura été qu’un faire-valoir dont l’intellectuel camerounais Achille Mbembe lui a délicatement fait cadeau. Le pire est qu’il n’est pas sûr que les 3000 Africains qui ont permis au soliste de briller de mille feux, en faisant mine de le prendre à partie, aient été grugés : cette société civile-là est assise à la table de la France post-coloniale depuis trop longtemps et avec trop peu de vergogne pour en concevoir le moindre regret.

On pouvait en revanche espérer que la tribune signée par Lahouari Addi dans le journal Le Monde ait un peu de caractère. L’intéressé, pompeusement présenté comme « professeur émérite à Sciences Po Lyon », avait en effet toute latitude de construire son propos avec le mordant et la nuance nécessaires à la démystification des propos d’Emmanuel Macron sur l’Algérie (rapportés par ce même quotidien à la fin du mois dernier), sans pour autant épargner les généraux algériens. Même s’il pouvait craindre que la rédaction du quotidien ne lui prépare quelque chausse trappe en lui concoctant un titre et un chapeau introductif de son crû (ce qu’elle n’a pas manqué de faire), il était libre de son audace critique et, au minimum, tenu à un semblant de profondeur dans l’analyse.

UNE « LÉGITIMATION EXPLICITE » DU HIRAK ?

Dans la crise actuelle des relations franco-algériennes, et à supposer qu’il était pertinent de se préoccuper, comme il l’a fait, du subconscient de l’un ou l’autre des deux protagonistes alors que la partie se joue tout entière dans l’univers froid de la politique, les susceptibilités et les arrière-pensées du président français se prêtaient au moins autant à l’examen que celles des militaires algériens. Au lieu de quoi, l’auteur de la tribune, misant de manière surprenante sur la bonne foi et la franchise d’Emmanuel Macron, a choisi d’accorder tout le crédit possible au discours néo-colonial qu’il a délivré, dont la justification implicite est que l’ex-puissance coloniale peut s’autoriser à adresser des réprimandes aux dirigeants de ses anciennes possessions. En toute candeur, à en croire notre professeur, puisque Emmanuel Macron aurait simplement « dit publiquement ce que ses prédécesseurs, de droite comme de gauche, disaient en privé ». Comme si le seul discours qui compte n’était pas celui qu’on prononce publiquement ! Mieux, « les propos du président français sont courageux », ajoute-t-il, s’associant aux louanges de l’audace et de la modernité que les médias français ont décernées, en cette actualité automnale, aux multiples sorties néo-coloniales dudit président (avec les Harkis, les descendants des protagonistes de la guerre d’Algérie, la société civile africaine, etc.).

A aucun moment, la tribune ne semble saisir l’actuelle polémique algéro-française dans son contexte et ses enjeux véritables.

C’est ainsi, d’une part, qu’elle confine au contresens lorsque Lahouari Addi croit pouvoir affirmer qu’en critiquant l’emprise de l’armée sur les institutions algériennes, « le président français reconnaît explicitement la légitimité politique des revendications du Hirak ». A croire qu’il est dans l’ordre du monde d’hier et d’aujourd’hui que la France soit juge de la légitimité des aspirations démocratiques des peuples ! En réalité, dans la littéralité des propos qu’il a tenus, Emmanuel Macron s’est surtout inquiété de l’effacement de Abdelmadjid Tebboune sur lequel il aurait voulu pouvoir compter pour mener à bien l’entreprise de brouillage mémoriel qui lui tient à cœur et plus généralement ses différentes entreprises hégémoniques dans la région nord-africaine et sahélienne. Ce qui n’est d’ailleurs pas à l’honneur du président algérien. En dehors de cette préoccupation, qui découle du calcul politique le plus cynique, il est à parier que le président français se soucie comme d’une guigne des aspirations des Algériens à la démocratie. Ce qui est en revanche tout à l’honneur du Hirak, dans son expression la plus majoritaire. Contrairement à Lahouari Addi, les dizaines de milliers de manifestants qui ont pris la rue pendant deux ans ont constamment montré qu’ils avaient un sens de l’histoire assez aigu pour en distinguer les séquences et pour répudier toute tentation régressive qui s’apparenterait à de la nostalgie. Ils ont contesté la tutelle du régime au nom des idéaux du combat anticolonial, et n’ont donc jamais songé à s’en remettre à une « légitimation » venue de l’ancienne puissance occupante.

« UN ENFANT SURDOUÉ DE LA FINANCE »

D’autre part, Lahouari Addi ne mène pas à son terme la critique qu’il fait de la « démocratie formelle ». Il écrit dans une série de formules redondantes :

« Formellement, l’Algérie est un pays démocratique avec des élections pluralistes tenues régulièrement. En réalité, la démocratie est juste formelle puisque le président est désigné par la hiérarchie militaire à la suite d’un plébiscite auquel participent des candidats qui acceptent d’être des leurres ».

Ces lieux communs de la science politique peuvent à la rigueur passer dans un débat algéro-algérien, mais lorsqu’ils sont convoqués dans l’analyse d’une crise née de la leçon de démocratie que le dirigeant d’un pays prétend administrer à ceux d’un autre, ils doivent être prolongés par une discussion sérieuse des usages démocratiques qui ont porté le donneur de leçons au pouvoir.

De ce point de vue, il aurait été bon de relever que, si dans la 5e république française les présidents ne sont pas à proprement parler désignés par la « hiérarchie militaire », la constitution de 1958 a résulté d’un putsch appuyé par l’armée qui devait plus tard être tentée par la récidive, notamment en avril 1961.

Dans la France d’aujourd’hui, les faiseurs de rois n’ont pas désarmé, même s’ils agissent sans que résonnent les bruits de bottes. Ils se sont modernisés, pour se mettre au diapason de la modernité décapante de l’actuel président. C’est par la grâce des milieux financiers, appuyés par une campagne médiatique aussi soudaine qu’un orage éclatant dans un ciel limpide, qu’Emmanuel Macron a surgi sur la scène politique française en août 2014, dépourvu de tout état de services significatif mais promu sur le champ « enfant surdoué de la finance » et à ce titre « présidentiable » de plein droit.

Et, comme il a fait ses preuves depuis 2017 en tant qu’ « ennemi des pauvres » et champion de la « sécurité globale », les mêmes acteurs de la finance et des médias, qui lui en sont reconnaissants, font pour lui la meilleure promotion possible d’Eric Zemmour dans le rôle de sparring partner lancé sur le ring électoral comme un chien dans un jeu de quilles avec pour mission de disperser l’adversité et de faciliter une réélection programmée. Le système politique français a lui aussi ses marionnettes : les unes sont promises à un grand destin, les autres ne servent qu’à la diversion.

Mais de telles considérations qui auraient conféré un minimum d’équité aux critiques de Lahouari Addi sont absentes de sa tribune parce qu’il s’exprime lui aussi à partir de la position dévolue aux représentants des « sociétés civiles » post-coloniales : des élites, séparées des sociétés réelles dont elles n’ont reçu aucun mandat, instrumentalisées, avec leur consentement ou à leur corps défendant, à seule fin de permettre aux anciennes puissances occupantes d’incommoder (à défaut de les contourner) les gouvernants des territoires décolonisés, qui sont despotiques à n’en pas douter mais dont certains gardent une échine trop raide au goût des anciens maîtres.

En définitive, ces tribunes n’ont été offertes en France en ce mois d’octobre aux « sociétés civiles » africaines dans leur diversité que parce qu’on avait pris l’assurance qu’elles seraient, pour l’essentiel, aussi similaires qu’on le souhaitait.

samedi 14 août 2021

PASSE SANITAIRE ET LOI SÉPARATISME : L’IMPOSSIBLE CONVERGENCE DES LUTTES

 

 Khaled Satour
  
Le conseil constitutionnel français vient de valider l’essentiel des dispositions de la loi contre le séparatisme dite loi « confortant les principes républicains ». Il l’a fait dans l'indifférence générale, l’attention étant tout entière accaparée par la contestation de la loi instituant le passe sanitaire, dénoncée comme « dictatoriale ».

Que la « dictature liberticide » ne soit condamnée par de larges secteurs de la société française que pour l’atteinte qu’elle porte au confort et au droit au divertissement de la petite bourgeoisie, alors que, dans le même temps, elle s’épanouit en toute impunité dans la répression discriminatoire des libertés fondamentales d’une communauté désignée par son appartenance et ses pratiques religieuses est le révélateur inquiétant d’une fracture profonde et de l’irrémédiable segmentation des luttes menées au nom des libertés.

LA LIE DE ROMULUS

Dans ce contexte, on est fondé à garder toutes les distances possibles par rapport aux manifestations actuelles contre le passe sanitaire, quoi qu’on puisse leur trouver par ailleurs de juste et de légitime. Il n’est en effet pas question de souscrire à des protestations portées dans la rue sous la férule de partis et de personnalités qui ont surenchéri tout au long de l’année 2021 sur le projet gouvernemental relatif au séparatisme, tout en appuyant la loi sécurité globale et en scandant leur soutien à la police, en dépit des preuves accablantes des violences commises par ses membres contre des jeunes issues des minorités ethniques.

Je n’ose pas imaginer l’accueil que réserverait la petite bourgeoisie opposée au passe sanitaire à ceux qui auraient l’outrecuidance de se joindre à ses manifestations en brandissant des slogans contre la loi séparatisme. Sur ce plan, aucune convergence des luttes contre la « dictature liberticide » ne serait tolérée. L’universalisme ne saurait se laisser aller à de telles indulgences !

Je me rappelle cet instant vécu à l’assemblée nationale le 2 février dernier, pendant le débat sur la loi séparatisme, lors d’une intervention à la tribune de Jean-Luc Mélenchon. Le leader de la France Insoumise avait su présenter les arguments, tirés de l’histoire de la République et des principes qui la fondent, qui auraient dû dissuader l’exécutif et le parlement français de mettre ce texte en chantier. Il n’en a à vrai dire omis aucun, redonnant à la laïcité son sens historique, tiré de l’interprétation qu’il fallait faire de la loi de 1905, le rapportant à l’acception la plus raisonnable du triptyque républicain et mettant en garde, en relevant les outrances de certains amendements proposés, contre les effets de stigmatisation « de nos compatriotes musulmans » qui résulteraient inévitablement de la promulgation du texte et sèmeraient les germes d’une guerre civile.

Mais Jean-Luc Mélenchon, grave et solennel, a dû s’interrompre à un moment crucial de sa démonstration, surpris par les rires que son allocution provoquait chez les députés de la majorité et des différentes droites, ainsi que sur le banc du gouvernement.

Cette hilarité signifiait à raison à l’orateur qu’il était à côté du sujet, qu’il n’avait pas compris ce qu’il se passait. Elle le mettait d’une certaine façon dans la posture du sénateur romain Caton dont Cicéron disait de son opposition intransigeante à la dictature de Jules César : « Il parle comme s’il vivait dans la République de Platon, alors qu’en réalité il vit dans la lie de Romulus ».

De fait, le leader des Insoumis vivait à cet instant précis dans les chimères de la république française universaliste et soucieuse de l’égalité des droits, alors que les ricaneurs du Palais Bourbon n’ignoraient pas que c’était la république nationale et chauvine qui s’apprêtait à conforter ses principes en promulguant une loi islamophobe.

Les manifestants contre le passe sanitaire adhèrent à n’en point douter à ce réalisme et n’accepteront jamais de se fourvoyer dans une convergence de luttes improbable.

Ils partagent avec leurs députés qui ont voté la loi séparatisme les mêmes valeurs. Celles-ci sont de la même essence que la référence nationale, à laquelle elles n’ont cessé de se conjuguer depuis les attentats de 2015 pour charrier un pathos dont l'expression la plus remarquable est ce fameux "esprit de janvier" qu'on a voulu à toute force  faire souffler sur la France. De même que la liberté d'expression républicaine s’impose à la liberté d'expression démocratique, la nation, en tant que référence unificatrice, s’oppose à la société qu’elle écrase en substituant ses représentations aux réalités, son unité d’apparence aux diversités de fait, son unanimisme ambigu aux antagonismes avérés.  Elle a beau jeu de renverser les rapports de domination, en convertissant les minorités et les plus faibles en ennemis subversifs. Car, par ce qui n’est qu’un paradoxe apparent, l'union sacrée requiert la division et pousse à un inconciliable qui n’a d’autre issue que la mise au ban.

LE FÉTICHISME DES VALEURS

Les mots utilisés ne sont d'ailleurs jamais neutres et le recours systématique au vocable de "valeur" n'est pas fortuit. Tant qu’on y voit un droit individuel et un instrument du pluralisme démocratique, la liberté d'expression demeure accessible à l’entendement et justiciable de l’analyse.  Elle a en quelque sorte une valeur d'usage qui a cours dans la réalité. Dans le discours "républicain", au contraire, elle se convertit en une valeur marchande, totalement incorporelle, permettant  d’assurer un profit idéologique. De même qu'en économie la valeur d'échange dépossède les producteurs de leur produit dès lors qu'ils ne le consomment plus mais que tout devient marchandise, dans l'idéologie républicaine, la liberté d'expression s’affranchit du vécu, elle transcende l'expérience. Marx soutenait que la valeur d'échange s'objectivait en "valeur" tout court, qu'elle se fétichisait à l'égal de toutes les formes religieuses. C'est le sort qui est fait à la liberté d'expression, comme à toutes les "valeurs républicaines" : elle est dépourvue de tout contenu accessible à l’entendement et n'a plus de réalité que dans les rituels de l'union sacrée.

Mais pour en revenir aux manifestations actuelles, n’oublions pas que ce ne sera pas la première fois qu’une grand-messe populaire s’ordonne en prenant soin que les intrus en soient exclus. A cet égard, le slogan "Je suis Charlie", retenu depuis la manifestation du 11 janvier 2015 comme signe de ralliement à la nation, ne pouvait être mieux choisi. Sous son apparence de bonhomie, il était fait, en réalisant dans les altitudes vertigineuses de l’idéologie une fusion de la liberté/valeur et de la nation incorporelle, non pas pour unir mais pour creuser les divisions.

Le choix était délibéré, exprimant un refus étroitement idéologique de prendre acte d'une donnée de la réalité : les musulmans de France dans leur majorité étaient définitivement décidés, à tort ou à raison, à ne voir dans les caricatures du prophète qu'un outrage insoutenable qui leur était fait. Telle était leur sensibilité et il y a fort à parier qu’ils n’en ont  pas à ce jour démordu. C'était donc à un emblème conflictuel et diviseur de la liberté d'expression qu'on a choisi d'identifier la nation, en l'imposant par la violence symbolique des appareils de représentation hégémoniques. A l'heure où on prétendait éprouver l'unité nationale, on s'était senti, plus que jamais, affranchi de l'impératif démocratique qui dicte que la délibération, élargie à tous sans exclusive, est seule garante du consensus. On a préféré considérer que la moindre concession à la complexité de la société constituerait une reculade inadmissible, un aveu de faiblesse, une reddition.

Il y avait cependant un vice dans la démarche : l'union sacrée et la liberté d’expression ne font pas bon ménage. Leur compagnonnage peut faire illusion dans le ciel des valeurs, là où la trinité de la foi elle-même est  concevable. Mais, dans le monde réel, la première ne peut étreindre la seconde sans l'étouffer. Et c'est bien ce qu'il s'est passé en France une première fois en janvier 2015 : "Je suis Charlie" est vite devenu un critère de partage manichéiste à l'usage des inquisiteurs de tous poils (journalistes, politiques, enseignants, etc.) : le prétexte de mauvaise foi était tout trouvé pour maudire les banlieues qui n'avaient pas suffisamment grossi le rang des manifestants, jeter l'opprobre sur les villes qui ne s'étaient pas assez mobilisées, soupçonner du pire tel joueur de football qui n'avait pas porté les couleurs de Charlie, condamner à la prison, en comparution immédiate, des "twittos" de quinze ans pour apologie du terrorisme, ouvrir des procédures disciplinaires à l'encontre de jeunes collégiens qui n'avait pas voulu se mettre au garde-à-vous, et procéder dans un poste de police à l'interrogatoire d'un gamin de huit ans.

Dans l'azur des valeurs républicaines, au nom de la liberté d’expression, tous ceux-là en ont été dépouillés et conséquemment rejetés de la communauté nationale. Mais leur punition, elle leur fut infligée dans la promiscuité du monde sensible, là où elle fait mal.

Plus récemment, l’assassinat de Samuel Paty devait fournir l’occasion de recourir à ce même procédé de persécution par les valeurs républicaines.

DES CRIMES CONTRE L’IDÉOLOGIE NATIONALE

Dès le 18 octobre 2020, la mobilisation contre l’assassinat du professeur d’histoire de Conflans-Sainte-Honorine avait permis de renouer avec les thèmes agités à l’occasion de la manifestation du 11 janvier 2015.

Bien qu’on ne puisse douter que ce crime ait suscité l’horreur de toutes les composantes de la société française, les « commentateurs » se sont, comme à l’accoutumée, préoccupés de savoir si les « musulmans » avaient suffisamment pris part à la manifestation, alors même que tout avait été fait pour les en dissuader. Il eût été en effet trop facile que les manifestants soient conviés à exprimer l’indignation que leur inspirait un meurtre commis avec la plus extrême barbarie et dont la victime était de surcroît un enseignant de cette école publique dans laquelle tous et toutes mettent leurs espoirs d’un avenir pour leurs enfants. Il a fallu que la barre du consensus soit placée plus haut et que les gens soient conviés à célébrer une liberté d’expression illustrée par les caricatures de Charlie. Ces dessins étaient à l’honneur, affichées sur la place de la République, pour bien marquer qu’on ne saurait être admis dans la communauté des citoyens sans avoir subi la sélection par les « valeurs ».

Puis, au cours de la première semaine de novembre 2020, des événements graves sont venus confirmer que, en dépit des assurances données par le président de la République et le gouvernement, les thèses qui soutiennent à grands cris l’existence d’un continuum entre le terrorisme et les millions de Français de confession musulmane constituaient la grille de lecture dominante.

Le vendredi 6 novembre, le ministre français de l’éducation nationale annonçait que son administration avait recensé dans les établissements scolaires « 400 violations » lors de la minute de silence organisée lundi en hommage au professeur assassiné Samuel Paty", ajoutant que "chaque incident (faisait) l’objet de « poursuites »". Et, en effet, on apprenait le lendemain que quatre enfants avaient été interpellés par les forces de l’ordre le jeudi 5 novembre pour « apologie du terrorisme », les faits délictueux en cause s’étant « produits dans une école primaire d’Albertville (Savoie), lors d’un temps d’échange après l’hommage au professeur ». L’enquête menée à Albertville par une journaliste de Mediapart a ramené les faits à leur juste proportion : quelques-uns des élèves qui se sont sentis harcelés par la sempiternelle leçon sur la liberté de conscience illustrée par les caricatures de Charlie-Hebdo, se sont défendus par des propos s’écartant de l’ « orthodoxie » républicaine. Le fait que ces propos aient pu être qualifiés pénalement d’apologie du terrorisme et justifié une descente de police en règle à l’heure du laitier démontre assez clairement à quel point les catégories du droit sont dénaturées par le discours paranoïaque ambiant. L’apologie du terrorisme cesse d’être un délit dont les éléments constitutifs sont définis par la loi pénale pour devenir un crime contre l’idéologie nationale.

Et ce qu’il y a de problématique dans cette affaire, c’est que l’usage était consacré de piéger les musulmans chaque fois qu’une cérémonie était organisée pour commémorer la mémoire des victimes du terrorisme en mesurant leur comportement à l’aune de l’adhésion qu’ils manifesteraient ou pas à la liberté d’expression, fétichisée une bonne fois pour toutes dans les caricatures de Charlie Hebdo.

Je crois qu’il fallait faire ce rappel pour éclairer l’actualité dont la simplicité des thèmes n’est qu’apparente.

Avec les manifestations contre le passe sanitaire, l’ironie de l’histoire fait que la république des valeurs se trouve soudain requalifiée par ses plus fidèles hérauts en « dictature liberticide », gouvernement, parlement et conseil constitutionnel confondus. Mais les adversaires de Charlie ne seront jamais conviés à ajouter aux doléances exprimées les griefs qui attestent pourtant le plus sûrement qu’elle le mérite.

Alors bon vent ! Et à chacun son combat !

 


 

 

 

 

 

 

 

 

samedi 15 mai 2021

LE HIRAK ET LA PALESTINE : L'INSUPPORTABLE CHANTAGE

Khaled Satour

Est-il nécessaire, pour s’insurger contre la répression exercée par les services de sécurité et les tribunaux algériens, de détourner les yeux de ce qui se passe en Palestine ? Est-il pertinent, pour se démarquer des laudateurs du régime algérien, d'assimiler ce dernier à l’État d’Israël ?

En vérité, ce double amalgame est inacceptable et d’ailleurs parfaitement indéfendable. Il relève au mieux de l’inculture historique et au pire de l’adhésion rampante au processus de normalisation qui est en train de neutraliser le monde arabe. Et le pire et le mieux, je le crains fort, ne s’excluent pas nécessairement.

N’en déplaise à de nombreux communicants algériens qui veulent en faire un instrument de chantage, il n’est pas question de hisser la cause du Hirak au rang de la cause palestinienne. Surtout pas au moment où Israël assassine les civils à Gaza, fait régner la terreur à Jérusalem et pousse ses milices fascistes et suprémacistes à ratonner dans les territoires occupés et jusque dans ses frontières de 1948.

Le soutien à la cause palestinienne est à travers le monde le signe de ralliement de tous les hommes et femmes qui défendent la justice et la liberté dont elle est le symbole. On les voit d’ailleurs, bravant les interdictions, défier, dans les capitales occidentales et arabes notamment, leurs propres gouvernements dont ils dénoncent la complicité avec Israël. Il est incompréhensible que des Algériens, mettant en concurrence leurs revendications démocratiques avec le combat séculaire pour assurer la survie d’un peuple, intimident leurs compatriotes qui remplissent leur devoir de solidarité avec ce peuple.

DÉCRÉDIBILISER LA CAUSE PALESTINIENNE 

Ils sont nombreux à avoir ces derniers jours fait montre, par des voies plus ou moins détournées, d’une défiance à l’égard des résistants palestiniens.

- Il y a ceux qui l’ont fait sous forme d’une réprimande adressée au footballeur international Riyad Mahrez après qu’il ait publié le 10 mai un tweet de soutien aux résistants de Jérusalem. Ils l’ont fait dans des termes tellement similaires qu’on croirait qu’ils se sont concertés. Je ne mentionnerai pas de noms, je rapporterai juste quelques échantillons de ces écrits.

On y trouve des propos fraternels dans la forme, paternalistes et tendancieux dans le fond, comme par exemple : « C’est très bien, frère Mahrez, que tu soutiennes nos frères opprimés et dominés en Palestine. Mais ce ne serait pas moins bien que tu soutiennes aussi tes frères opprimés et dominés en Algérie ». Ailleurs, le grief est développé sans le moindre préambule sur la Palestine : « Il (Mahrez) n’a pas vu les tortures et viols sur des jeunes manifestants pacifiques en Algérie, il n’a pas vu les mineurs qui ont subi des sévices corporels dans les commissariats, il n’a pas vu les enlèvements et détentions secrètes ».

Les auteurs de ces tweets voudraient bien que leur message soit reçu dans son seul contenu explicite : un rappel et une dénonciation de la répression en cours en Algérie. Mais ils n’abuseront personne. Le motif de leur irritation est bien qu’un Algérien, qui vit actuellement l’heure de gloire que lui valent ses exploits sportifs, apporte son soutien à la résistance palestinienne. Leur message central est donc bien celui qu’ils ont inscrit en creux dans leur texte : ils n’aiment pas qu’on soutienne la Palestine.

En assimilant le sort des Palestiniens à celui des Algériens, ils minimisent une tragédie qui dure depuis plus de 70 ans, c’est-à-dire depuis une époque où l’Algérie entrevoyait à peine un espoir de se libérer du colonialisme. Et surtout, ils viennent en soutien de la propagande d’Israël qui se satisferait volontiers que son régime d’apartheid reposant sur l’usurpation, le nettoyage ethnique et le crime de masse quasi séculaire soit élevé à la dignité d’une dictature.

- Et puis il y a la bouillie que délayent ces innombrables vidéastes de You Tube, excellant depuis des années dans l’invective, se prétendant pourtant journalistes, et qui ont décidé depuis février 2019 d’offrir au Hirak le cadeau empoisonné de leur soutien.  Parmi eux, il en est un certain nombre qui soutiennent depuis des mois, de façon plus ou moins ouverte, les monarchies qui normalisent avec Israël.  Le plus engagé dans cette direction prend les détours les plus inattendus pour dissimuler ses mobiles, affirmant qu’Israël et le régime d’Alger doivent être logés à la même enseigne car « Israël viole les droits de l’homme en Palestine et la « bande » (la ‘Issaba, dans le texte) viole les droits de l’homme en Algérie », ajoutant que les deux « prennent part à la répression des peuples ».

Le prisme choisi ici pour décrédibiliser la cause palestinienne est original mais l’intention est la même : banaliser l’œuvre israélienne de destruction de la société et de la nation palestiniennes. Ce « chroniqueur » ne s’est pas avisé qu’un tel rapprochement aurait été plus pertinent s’il l’avait établi entre Israël et la monarchie marocaine lorsqu’il avait commenté le marché passé il y a quelques mois sous l’égide des Etats-Unis pour légaliser l’occupation de la Palestine et du Sahara Occidental. Car, quoi qu’on puisse penser par ailleurs de la politique algérienne officielle, intérieure et extérieure, ce sont les démarches expansionnistes sioniste et monarchiste dans ces deux territoires qui se prêtent le mieux à la comparaison. Mais il s’en est bien gardé : le peuple sahraoui est sans doute à ses yeux encore plus insignifiant que le peuple palestinien. Il n’ira pas aliéner pour lui complaire les liens qu’il se vante d’entretenir avec les cercles officiels marocains !

Le fait est cependant que, prenant pour argument les rapports du comité des droits de l’homme des Nations-Unies, il aurait mieux servi son propos en faisant un parallèle entre le Sahara et la Palestine. Ces deux territoires ont en commun d’être régis par des résolutions de l’ONU, violées les unes et les autres par les deux puissances occupantes. Quant à l’Algérie, elle est reconnue souveraine depuis juillet 1962. Sur son territoire, le chemin à parcourir pour que cette souveraineté revienne au peuple n’est pas tant l’affaire des institutions internationales que du combat que les Algériens doivent mener en s’appuyant sur leurs propres forces, plus exactement dans l’opposition des forces sociales qui les constituent. Le seul problème est que les Algériens ne semblent pas encore avoir atteint le niveau d’organisation politique et sociale qu’exige ce défi… et notre vidéaste le niveau de conscience politique qui autorise à appréhender ces questions.

LE DÉVOIEMENT DE LA RÉFÉRENCE ANTICOLONIALISTE

J’ai eu l’occasion par le passé de déplorer que le Hirak entretienne pendant si longtemps un tel mystère sur son identité de classe en refoulant systématiquement ses ressorts sociaux. J’ai conclu de mon observation des événements que le gros des troupes qui en constitue la base s’était inconsciemment mis à la remorque d’une classe moyenne composite soucieuse d’obtenir des libertés formelles, politiques et économiques, en se préoccupant fort peu des aspirations des classes populaires que la libéralisation accélérée à la faveur de la décennie 90 a appauvries et éloignées de l’expression démocratique.

Il est heureux que ceux qui se définissent comme les « figures » de ce mouvement, qui sont allés parfois jusqu’à s’en prétendre les « élites », n’aient jamais été adoubés en tant que tels que par eux-mêmes (ce qui vient de leur être fraîchement signifié le 8 mai dernier à Kherrata[1]). Cela évite à la multitude qui a donné corps à la contestation et qui aspire sans arrière-pensées à une Algérie de liberté et de justice l’affront de se voir associer au discours que tiennent aujourd’hui certains membres de cette coterie sur la résistance du peuple palestinien dans les territoires occupés par Israël et notamment à Jérusalem.

Je veux rester constant dans mes analyses et réaffirmer que la thèse qui réduit le Hirak à une conspiration ourdie par les appareils du soft power américain n’est étayée que par des présomptions fragiles et fragmentaires abusivement grossies par les médias proches du pouvoir. Je considère en effet que la petite bourgeoisie, laïque aussi bien que religieuse, qui s’exprime au nom du peuple algérien n’avait guère besoin d’être stipendiée par les réseaux de la propagande américaine pour rêver de tailler le pays aux mesures exactes de ses aspirations à une démocratie sans doute plus libérale que démocratique si l’on en juge par l’ambiguïté de certaines de ses composantes et qui, nous avons le loisir de le constater tous les jours, ne s’adapte aux climats du Sud de la planète qu’en aggravant l’exploitation et la paupérisation. L’appel irrésistible de ses intérêts suffisait largement à l’y inciter.

Je n’ai cependant jamais exclu qu’une partie de cette classe égoïste et opportuniste soit complaisante à l’égard de projets géopolitiques hégémoniques qui ne font que trop bon ménage avec l’idéologie libérale.

Ce qui se découvre aujourd’hui à la lumière de l’actualité palestinienne, c’est la duplicité dont cette soi-disant élite a fait preuve dans sa manipulation du patrimoine anticolonialiste du peuple algérien. Il devient clair en effet, comme je l’ai toujours pressenti, qu’elle n’a agité les symboles du combat pour l’indépendance que pour leurrer la large masse des Algériens qui demeure attachée à ces références.

Les slogans anticolonialistes du Hirak n’ont jamais représenté pour les plus bavards de ses animateurs que des faux-semblants ostentatoires. Il nous est loisible aujourd’hui de vérifier à quel point il en est fait un usage à contretemps: on les a largement diffusés en Algérie pour dénier au mouvement le contenu social qui aurait dû être le sien mais voilà qu’ils sont objet de suspicion dès qu'il s’agit d’exprimer à une cause historique authentiquement nationale la solidarité qu’elle mérite.

On  ne peut concevoir, me semble-t-il, qu’un attachement sincère à la cause anticoloniale ne s’accompagne pas d’un soutien inconditionnel à la résistance du peuple palestinien. La réserve teintée d’hostilité manifestée ces derniers jours par de nombreux soutiens du Hirak à l’endroit de la résistance à Israël vient donc à point nommé pour dévoiler la supercherie. On les sent soudain affligés que la question palestinienne vienne voler la vedette à la contestation algérienne, dédaignant ce que cette mise en lumière coûte de sang et de larmes aux populations de Jérusalem, de Gaza, de Lod et d’ailleurs.

J’évoquerai pour conclure les implications de tels positionnements sur la lecture de la situation algérienne, en me limitant à cette espèce de vente concomitante qu’on veut imposer à quiconque voudrait se prononcer publiquement sur les affaires du monde. Il semble qu’on veuille imposer aux Algériens une devise d'inspiration néo-trumpienne : « Hirak first ». On menace par cette manoeuvre la libre expression démocratique dont le Hirak a fait son cheval de bataille. A défaut de recueillir une libre adhésion dictée par la conviction, on veut instaurer un rituel. C’est là une attitude autoritaire doublée d’un aveu d’échec. Si le Hirak ne veut pas être disqualifié sur l’une de ses revendications les plus fortes, il doit désavouer ces nouveaux censeurs.

J’ajouterai qu’il n’est pas fortuit que ce chantage au hirak prenne appui sur la question palestinienne. Lorsque le drapeau amazigh avait été interdit en 2019, on avait vu fleurir sur les réseaux sociaux des protestations contre la tolérance dont bénéficiait le drapeau palestinien. Il n’est pas sûr que ce chauvinisme, qui ne consent à la répression qui le frappe qu’à la condition qu’elle ratisse plus large, soit une autre histoire.

La cause palestinienne irrite les uns parce qu’elle rappelle à l’Algérie la part arabe de son identité et elle en irrite d’autres parce que leur allégeance à certaines monarchies les rend réceptifs à la normalisation avec Israël.


[1] Dans un article publié le 9 mai dernier par le quotidien Liberté, sous le titre Le Hirak se réapproprie l’esprit du 8 mai 45, on peut lire l'information suivante : « La rencontre  qui  devait  regrouper, hier, après la  marche  de  Kherrata, les figures du Hirak et les militants politiques  pour  débattre de l’organisation du mouvement populaire a été reportée à une date ultérieure par ses initiateurs. En effet, à la veille de la marche, le comité citoyen de Kherrata a rendu public un communiqué sur les réseaux sociaux qui annonce le report de la rencontre. Les rédacteurs du document reprochent à certaines figures du Hirak, sans citer de noms, de vouloir “récupérer l’initiative pour promouvoir leur image politique”. “La ville de Kherrata refuse de servir de support pour la récupération du mouvement" ».