Khaled Satour
Quelques rappels en guise d'introduction
Les
élections présidentielles qui auront lieu ce jeudi 12 décembre, selon les vœux
du chef d’état-major, seront une farce, c’est-à-dire, au regard des souffrances
de ces dernières décennies et des espoirs conçus ces derniers mois, l'histoire qui se répète dans ses épisodes les moins prometteurs. Il est clair en effet que le pouvoir reconstituera, en cooptant un homme du sérail, la façade présidentielle qu'il avait avant le 22 février. Il avait auparavant puisé dans sa réserve pour établir la composition du panel dit du dialogue
chargé d’exécuter son agenda, en concertation étroite avec l’administration en
place, afin de produire en un temps record les textes qui encadrent le scrutin
et que les deux chambres du parlement résiduel hérité du règne de Bouteflika
se sont empressées d’approuver. A cette occasion, l’ambiguïté de certains acteurs
de la « société civile », prétendument alliés au hirak, s’est
confirmée. On aura surtout remarqué le jeu trouble auquel s’est livré en solo
le « Forum de la société civile », qui avait à peine signé avec deux
autres groupes d’associations une plate-forme d’action commune à la Conférence
de la Société Civile du 15 juin, qu’il s’en retirait sans crier gare le 17
juillet pour soumettre, de sa seule initiative, une liste de 13 personnalités
chargées de mener le dialogue. Le pouvoir a saisi la balle au bond pour
désigner un panel présidé par un vétéran du régime rompu au double langage,
flanqué de personnalités de second plan chez qui l’opportunisme le disputait à
la médiocrité. Au terme du processus, une autorité indépendante de surveillance
des élections, elle-même présidée par un apparatchik et composée de
personnalités sans relief, a été constituée.
Quelles
que puissent être les improbables velléités que pourrait avoir cet aréopage
de justifier le label d’indépendance qu’on lui a accolé, ces élections ne
peuvent que reconduire le système en place. D’une part, en effet, ladite
autorité, dont la composition ne procède pas, ne serait-ce que de façon
minoritaire, du hirak ne dispose d’aucune ressource politique qui lui
permettrait de court-circuiter une administration bien en place, rompue à la
fraude électorale et d’autant plus solidaire du pouvoir qu’elle a été, au cours
des derniers mois, profondément reprise en mains par les maîtres du moment, au
moyen de nombreux limogeages suivis de nouvelles nominations. D’autre part,
surtout, la chape de répression qui enserre le pays et qui s’est alourdie au
fur et à mesure que les échéances imposées approchaient n’est pas faite pour
favoriser les états d’âmes et les sursauts civiques. Ces hommes et ces femmes
seront les soldats du système qu’ils serviront dans les strictes limites de ses
intérêts.
ENTRE LE HIRAK ET LE POUVOIR, LE PEUPLE …
Ce
qui participe à obscurcir la vision que l’on a de la situation en Algérie est
sans doute la difficulté qu’il y a à identifier clairement, c’est-à-dire en
termes de rapports de forces politiques significatifs, les protagonistes de la
confrontation en cours. Il est insuffisant d’affirmer que la confrontation met
aux prises le peuple et le pouvoir. On peut certes préciser que celui-ci
s’incarne sans médiation dans le commandement de l’armée en la personne de son
chef d’état-major, mais le premier pôle de la confrontation, le peuple, demeure
par trop indéterminé.
Le
peuple est une entité à la fois concrète car elle se donne à voir dans des
rassemblements humains qui peuvent être impressionnants, et fictive parce
qu’elle est totalisante à l’excès et suggère une cohésion et une homogénéité
sujettes à caution. Elle ne peut servir à une utile identification
sociale et politique car elle ne désigne, sans autre forme de détermination,
que la population, saisie en tant que collectivité humaine constitutive de la
base sociologique d’un Etat. En tant que tel, le peuple est l’ensemble des
gouvernés définis par opposition aux gouvernants. Il a une fonction de
légitimation des instances qui le gouvernent, essentiellement par la
désignation et plus rarement par le contrôle et la destitution. C’est ce
statut, codifié par la constitution, qui seul définit de manière conséquente le
peuple et, en dehors des procédures qui le régissent, ce dernier n’a pas de
présence spécifique. Il n’existe, lorsqu’il n’est pas assigné à cette fonction,
que dans les discours polémiques des uns et des autres qui se revendiquent d’en
être l’émanation et les porte-parole, quand ils ne prétendent pas purement et
simplement être le peuple incarné.
Or,
que nous est-il donné d’entendre actuellement ? D’une part, que le hirak
est le peuple soulevé en corps et en majesté contre le pouvoir en place. Tout
le suggère, d’ailleurs, faut-il le préciser car, quelles que soient les
réserves qu’il peut susciter, ce mouvement est indéniablement un phénomène sans
précédent qui marquera durablement l’histoire du pays : nul n’aurait parié
il y a moins d’un an qu’une contestation à laquelle prendraient part des foules
aussi nombreuses secouerait la torpeur de plusieurs villes d’Algérie pendant de
longs mois, dans laquelle seraient scandés les slogans que les Algériens ont
longtemps intériorisés, depuis une époque bien antérieure au règne désastreux
de Bouteflika. Mais on entend aussi,
d’autre part, que l’armée est issue du peuple et en exprime la volonté qu’elle
a en l’occurrence réalisée en écartant Bouteflika et ses prétentions à un
cinquième mandat, de telle sorte qu’il faudrait considérer que, le mouvement ayant
atteint son objectif grâce à l’armée, la contestation surabondante qui se
prolonge aujourd’hui pour s’en prendre à son chef d’état-major serait un hirak
perverti, un « faux hirak », agité par les forces occultes dont le
peuple a obtenu l’élimination. Avec, comme déduction finale tirée de ces
assertions, l’affirmation que le hirak actuel ne saurait être celui du peuple. J'ai déjà eu pour ma part l'occasion d'écrire que, selon les observations objectives qu'il était possible de faire, c'est bien au contraire au lancement du mouvement qu'on a senti la main de secteurs organisés proches des appareils de pouvoir. Il n'est pas sûr que le hirak soit par la suite resté sous leur contrôle. On peut imaginer qu'il ait rapidement puisé dans le profond ressentiment
accumulé depuis des décennies pour rejeter le système
dans toutes ses composantes.
Quoiqu'il en soit, s'il a été possible d'assaisonner ainsi le peuple à toutes les sauces, si chacune des parties en présence a pu l'enrôler
dans son intégralité, c'est parce qu'il a été appréhendé de toutes parts comme une entité indivisible unie
dans la défense de la patrie. Et, précisément, le patriotisme, cette autre
notion problématique, est sans relâche la ressource et la référence qui est
mobilisée par tous, un patriotisme qui s’obstine à se nourrir de la référence
nationaliste dans une compétition effrénée autour des symboles de la lutte de
libération nationale, près de soixante ans après l’indépendance, comme s’il ne
s’était rien passé entre-temps, comme si la société et l’Etat n’avaient pas
coexisté pendant des décennies entières, tantôt dans la collaboration tantôt
dans l’affrontement de leurs composantes, et comme si surtout des événements
dont l’ampleur tragique n’est pas loin d’égaler ceux qu’avait provoqués la
dernière phase de l’époque coloniale n’avaient pas déchiré le corps social au
cours de la décennie 1990.
En
vérité, personne ne veut prendre acte de ce qu’est aujourd’hui l’Algérie,
peuple, Etat et société. La société surtout est victime de ce déni, elle est
purement et simplement escamotée. Tant qu’elle ne reviendra pas au-devant de la
scène, en se divulguant dans l’actualité des luttes qui s’y déroulent et qui
différencient les aspirations en son sein et les projets politiques
susceptibles de les satisfaire, il sera difficile de sérier, sans risque
d’erreur, les protagonistes et les enjeux des confrontations. Et la notion de
peuple continuera à favoriser toutes les manipulations, toutes les impostures.
Le
peuple « tout entier » ne peut entreprendre une révolution car il ne
se donne à voir (et entendre), du fait même de la complétude qui est la sienne,
sous aucune configuration propice à la différenciation et n’a de ce fait de
réalité qu’instrumentale. Dès lors, on n’a d’autre moyen d’attester de la force
politique qu’on lui attribue qu’en admirant sa capacité à mobiliser le nombre.
On le voit bien, la vitalité du hirak n’est mesurée qu’à l’aune de son aptitude
à rassembler, d’une manière répétitive devenue quasiment mécanique, des foules
suffisantes pour remplir les objectifs des caméras. Le problème est que la
force du nombre pourra toujours être relativisée, mise en balance avec celle
d’une « majorité silencieuse » que revendiqueront les uns ou les
autres. Surtout, elle ne peut en tant que telle être significative d’une
puissance politique capable de peser sur les équilibres de pouvoir au sens
large du terme (économique, social et politique) que seul un ancrage structuré
dans les rapports sociaux de production est en mesure de modifier.
Qu’il n’y
ait, dans la contestation, rien qui singularise l’apport spécifique des ouvriers,
des paysans, de la masse des sous-prolétaires qui ne survivent par dizaines de
milliers que grâce au travail journalier effectué au noir, est à cet égard
édifiant. A croire que ces catégories sociales se sont évaporées ou bien alors
qu’elles se sont singulièrement aseptisées au point de se fondre dans
l’unanimisme « populaire ». A moins qu’elles ne soient murées dans le
silence et qu’elles ne soient parties prenantes ni de la contestation actuelle
ni du discours régressif et mortifère qui s’efforce de la dénigrer ! Le fait
est qu’on n’en sait rien. Et c’est en cela que réside l’ambiguïté du hirak qui
permet au pouvoir de cultiver impunément sa propre duplicité. Qui
représente-t-il ? Et quel projet formule-t-il pour ceux qu’il déverse dans
la rue depuis dix mois, en dehors de ces platitudes institutionnelles dans
lesquelles l’ont fourvoyé ceux qui se sont arrogé le droit de parler en son nom
(avant de se taire soudain l’été dernier, renonçant à leurs conférences
prétendument fédératrices et à leurs « feuilles de routes »). Ces
deux questions, qui découlent l’une de l’autre, le hirak semble parti pour ne
jamais y répondre.
Mais cette indétermination, pour peu qu’on l’interroge, ne manque pas de faire sens. On a beau soutenir qu’elle était calculée, dictée par l’impératif de ne pas diviser les rangs, elle révèle en réalité le rapport de forces qui se dissimule soigneusement au sein du mouvement. L’expérience historique atteste que lorsqu’une protestation d’envergure prétend s’exprimer au nom du « peuple tout entier », celui-ci n’est jamais que le nom que se choisissent des classes plus ou moins favorisées. En Algérie, c’est probablement une classe moyenne, séduite par les attraits de la démocratie libérale à l’occidentale, qui s’exprime depuis le 22 février au nom du hirak.
Et
elle n’a pu entraîner dans son sillage une partie des classes populaires, essentiellement urbaines, dont les intérêts
objectifs sont d’une nature matérielle et vitale d’une toute autre urgence, que
parce qu’elle a puisé dans les ressources de la légitimité historique (qui la
font d’ailleurs entrer en concurrence avec les appareils idéologiques du pouvoir,
rompus à cette manœuvre depuis des décennies), qu’elle s’est emparé des thèmes,
des symboles et des figures, vivantes et disparues, du nationalisme pour
s’inscrire dans une continuité qu’elle rend problématique. Elle le fait donc de
toute évidence avec un opportunisme qui n’a d’égal, en la matière, que celui du
pouvoir.
De
plus, cette partition nationaliste, dont la cohérence requiert un strict
respect des canons du genre, a été brouillée par certaines tendances composant
le mouvement qui ont cru devoir imposer le drapeau amazigh aux côtés du drapeau
national. La confusion a ainsi été portée à son comble car le hirak a semblé
vouloir superposer à un discours nationaliste unitaire déjà passablement
stérile un discours identitaire d’appoint qui est venu greffer sur la
légitimité historique traditionnelle largement épuisée une hyper-légitimité
protohistorique, inventée il y a peu de toutes pièces. Cette hyper-légitimité a
été revendiquée avec une naïveté et un naturel de pure façade, tant il est vrai
que nul ne pouvait feindre d’ignorer qu’elle venait piéger la contestation à
deux niveaux différents. D’une part, elle ajoutait une couche importune au
maquillage (pour ne pas dire au maquignonnage) unitaire qui refoulait les
oppositions de classe. Et, d’autre part, elle faisait exploser, sans avoir
l’air d’y toucher, les bases consensuelles du patriotisme revendiqué et, en
définitive, loin de le faire progresser vers une acception émancipatrice
adaptée aux enjeux intérieurs et extérieurs contemporains, elle le lestait d’une
charge régressive supplémentaire par ailleurs très polémique.
L’UNITÉ DU PEUPLE DANS LA LANGUE DU POUVOIR
Ces
carences et incongruités de la contestation ont contribué à l’amener sur le
champ de manœuvre favori du pouvoir, passé maître dans l’exaltation du
populisme et du nationalisme. Car cette idéologie unitaire brandie par le hirak
dans la grandeur nature des rues du pays, l’armée en a toujours cultivé les
germes dans ses serres et a pu s’en emparer pour se représenter de plus belle
comme l’interprète du peuple et son rempart. Il
se trouve en effet que, dans la langue du pouvoir, l’unité du peuple est loin
d’être un néologisme. C’est un dogme infalsifiable dans la mesure où, ne
s’expérimentant pas sur le terrain et n’ayant donc à redouter aucune contre-expertise,
elle se présuppose dans l’adhésion unanime au régime qui préside aux destinées
de la nation.
Que
l’armée soit aujourd’hui au devant de la scène ne nuit pas à cette
représentation, bien au contraire, puisqu’elle a toujours été le prétendant
privilégié à cette relation fusionnelle avec le peuple. Jusqu’à ce jour, et au
plus fort de la contestation de la rue, cette vision des choses ne désarme pas
et, venant en renfort des raccourcis et des assimilations démagogiques de Gaïd
Salah, ce sont les éditoriaux de la revue « El Djeich [1]»
qui en distillent la version la plus caricaturale en louant par exemple dans le
numéro d’octobre dernier « la position historique et honorable de
l’Armée nationale populaire qui s’est, depuis le début, rangée aux côtés du
peuple, comme elle a tenu ses engagements envers le peuple et la nation ».
Ce qui donne, soit dit en passant, la mesure de l’idée qu’on se fait de ce
couple indissoluble que formeraient l’armée et le peuple : il ne se
perpétuerait que grâce aux vertus dont se pare l’armée. C’est elle qui aurait
sans jamais faillir fait la preuve de son dévouement. C’est elle qui a toujours
donné, le peuple n’étant que le réceptacle, passif et reconnaissant, de ses
dons. Cette idéologie de l’harmonie et de la concorde recèle donc une
asymétrie, fortement suggérée, dans la mesure où la constance de l’attachement
de l’armée au peuple ne saurait faire l’objet de la moindre suspicion, le
peuple n’ayant jamais rempli que le seul devoir de gratitude. Ce
qui confère à cette vision une logique redoutable : rien ne pouvant mieux
attester de l’unité du peuple que sa passivité, le remue-ménage que provoque le
hirak est la preuve qu’il divise la nation !
Et
pareille conception n’est pas née d’hier. Elle remonte à la genèse de l’État
algérien et Mostefa Lacheraf l’énonçait déjà dans un texte écrit au plus fort
de la crise du FLN de l’été 1962 (il le date du 7 août 1962). Il
y analysait longuement les déchirements de la direction politico-militaire
qu’il opposait à "l’unité du peuple et de la base" et se
désolait en conséquence de ce que cette "base unie, consciente des
dangers" ait été "sollicitée par les uns et les autres,
souvent même sur le ton de l'appel à la guerre civile". Il aurait
fallu selon lui « tout faire pour éviter « qu’(elle) ne participe
de près ou de loin à ce conflit qui aurait dû se vider avant le retour en
Algérie, ou, au pire, en terrain clos entre seuls dirigeants[2]". Le
constat fait par l’auteur et la recommandation qui l’accompagnait nous
intéressent tout autant l’un que l’autre dans les circonstances présentes.
-
Le constat est celui d’une direction politique agitée par des conflits d’une
extrême gravité mais dont les enjeux étaient extérieurs au peuple qui était
« uni ». C’est donc un paradoxe qu’il relève, dans la mesure où on
serait tenté de supposer que, lorsqu’un peuple est suffisamment uni pour que la
société ne donne aucun signe de divisions majeures, rien ne justifie,
politiquement parlant, que les dissensions affectant le champ du pouvoir soient
d’une telle intensité.
Il
faut bien sûr être attentif au vocabulaire de l’auteur qui nous a habitués à
une certaine rigueur sémantique : il parle du peuple et non de la société.
Et la différence entre les deux notions, qui peut nous servir, réside dans le
fait que le peuple constitue une communauté dont le fondement est un sentiment
commun d’appartenance reposant essentiellement sur de fortes représentations
symboliques, alors que la société est une entité qui se constitue d’individus
et de groupes dont l’intégration n’empêche pas qu’ils s’opposent sur des
intérêts matériels et moraux concurrentiels.
Il n'est certes pas
douteux que peuple et société se confondaient à l’été 1962 et affichaient une
relative cohésion, tant il est vrai que la société sortait de l’emprise
coloniale et qu’elle paraissait nivelée par la disparition brutale de la
différenciation principale que le colonialisme avait instituée et que le départ
massif des Français d'Algérie venait d'anéantir à son fondement. Mais il faut
ajouter qu’elle était aussi dépourvue de tout canal d'expression d’intérêts
antagonistes et se trouvait désarmée face à l'entreprise totalisante
d'usurpation qui était en cours. Surplombant les clivages sociaux réels ou en
construction, la direction politico-militaire, qui en était coupée parce
qu’elle rejoignait à peine le territoire national, était libre de leur
substituer le jeu des ambitions claniques que la concurrence et les rancœurs
des uns et des autres nourrissaient. Dès lors, quels intérêts sociaux pouvaient
bien être invoqués, qui auraient fourni matière à négocier la dévolution du pouvoir
? Les dirigeants étaient dispensés de débattre d'un partage des responsabilités
et de l'accès à la décision en fonction de dosages politiques réels, en
résonance avec la société. Ils ne se disputeraient que la totalité indivisible.
Ce qu’il est terrible de relever, près de soixante ans après ce constat, et qui
donne la mesure des insuffisances du hirak – confinant à l’anachronisme, c’est
qu’on a la cruelle impression que la société peine à ce jour à s’affirmer dans
sa diversité.
-
Quant à la recommandation faite par Lacheraf aux gouvernants, et qui ne pouvait
valoir que pour l’avenir puisqu’il l’administrait a posteriori, elle les
engageait à résoudre ces différends « en terrain clos entre seuls
dirigeants » car le peuple ne pouvait y être mêlé sans que le pays ne
risque la guerre civile.
LE « PARADOXE » DE LACHERAF
Au
crédit de Lacheraf, on portera la conscience qu’il avait de l’abîme qui
séparait le pouvoir en formation des heurs et malheurs des Algériens, de
l'absence de tout enjeu qui soit en rapport avec le peuple dans les conflits
qui devaient conduire aux affrontements du mois d'août. L’auteur prenait
acte de l'étonnante distanciation que le pouvoir alors en formation se donnait
par rapport à la situation du pays. En cela, il nous fournit une approche
archéologique de ce pouvoir dont les différentes composantes, qui avaient en
commun d’avoir dirigé la lutte armée de libération nationale, n’avaient pas
encore foulé le sol algérien. C’est une lutte armée particulièrement meurtrière
qui avait conduit à un tel aboutissement, mais, à cet instant précis, si le
pays était "assuré" au FLN, c'est en vertu d'une convention conclue
avec l’État colonisateur qui, au regard de la situation du pays, semblait
relever de l’abstraction. En dehors du cercle clos de leurs dissensions
internes, ils ne semblaient craindre aucune complication même si, ici et là,
dans l'escalade verbale à laquelle ils se livraient, des méfiances envers le
caractère néocolonial des accords conclus avec la France étaient exprimées et
des accusations de trahison proférées.
En
tout cas, ces dissensions ne devaient rien à la situation concrète de la
société qui ne semblait pas susciter d’alarme : ni les exactions qu'elle avait
subies de l’OAS jusqu’en juin, ni l'anarchie résultant du retrait de la France
et de la minorité française, pas davantage les séquelles de la guerre, les
centaines de milliers de paysans croupissant dans les camps de regroupement,
les dizaines de milliers de réfugiés en attente de retour.
A sa charge, on est cependant obligé de
relever qu’il préconisait, non pas que les préoccupations du peuple soient
réintroduites d'urgence dans les critères de dévolution du pouvoir, mais que
ces conflits soient résolus par tous les moyens qui évitent de recourir à son
arbitrage. On aperçoit ici, superposée au paradoxe que l’auteur relève dans son
constat, l’inconséquence de la position qu’il recommande pour y remédier et qui
révèle son propre paradoxe doctrinal.
On peut nous objecter
que cette position s’enracinait dans des considérations de bon sens : la guerre
que se livraient les dirigeants en 1962 étant déconnectée des aspirations
populaires, on y aurait mêlé la population sans le moindre profit mais, en
revanche, avec les pires conséquences prévisibles. Mais le problème est que
cette posture ne devait pas tout à la sagesse puisqu'elle était sous-tendue par
la supposée "unité du peuple" dont le pouvoir allait tirer les plus
grands profits idéologiques.
Si l’on affine
l’interprétation en y mêlant un grain de malice, on peut être encore plus cruel
avec Lacheraf et lire en creux dans son texte un autre message :
l’implication du peuple dans les luttes intestines du pouvoir étant porteuse
des pires conséquences, tout clan du régime est instruit que, dans les
situations de conflit extrêmes, il pourra à l’avenir, et à la seule condition
qu’il ne répugne pas à jouer avec le feu, menacer de provoquer le peuple et de l’instrumentaliser
à ses fins. Et, de fait, il
apparaît avec le recul que le « paradoxe de Lacheraf » aura servi,
tout au long de ces dernières décennies, de deux manières différentes. Dans
la constance, le pouvoir aura exaucé le vœu explicite de l'auteur de maintenir
le peuple à l’écart. Mais, dans les moments où les luttes de pouvoir se sont
exacerbées jusqu’à l’impasse, on aura aussi parfois su exploiter la part
maudite et refoulée de la recommandation de Lacheraf. Ce fut le cas notamment
en octobre 1988.
Dans
ce court extrait, Lacheraf fait sienne, en la lestant du poids de son crédit
intellectuel, la doctrine qui, depuis la genèse de l’État algérien, a enserré
dans son carcan tous les comportements.
De la charte d'Alger de 1964 à la charte pour la paix et la
réconciliation de 2006, en passant par la charte nationale de 1976, l’unité du
peuple est un dogme qui n’a pas fini de servir. Il a pour fonction d’amarrer le
peuple à ses dirigeants, accolé, dans l’idéologie officielle, à l’affirmation
de l’unité du pouvoir (qui s’énonçait à une époque aujourd’hui révolue comme
« unité de la direction révolutionnaire »). Unité du peuple et unité
du pouvoir sont deux devises indissociables : l’affirmation de la première a
requis assez rapidement que la seconde soit proclamée, l’une valant preuve de
l’autre et réciproquement. Avec cette nuance que l’unité du peuple a été érigée
en article de foi intangible, alors que l’on a dû admettre que les
recompositions qui affectent le pouvoir puissent par intermittence miner son
homogénéité, son unité demeurant un point d’équilibre vers lequel il doit
toujours faire retour.
Et,
à travers l’organisation de l’élection présidentielle du 12 décembre, c’est le
retour à cet équilibre que le commandement de l’armée escompte. Dans
les discours du chef d’état-major, le hirak n’est pas celui du peuple, qui ne
peut qu’entériner les choix faits par les régnants. C’est le complot qu’a ourdi
la « issaba », c’est-à-dire cette fraction corrompue et dégénérée du
pouvoir qui a enfreint la recommandation de Lacheraf (ou s’est inspirée de sa
« part maudite », ce qui revient au même), qui a jeté dans la rue des
foules qu’elle a manipulées pour préserver ses intérêts. L’élection ramènera
les choses à cette « normalité » qui les a toujours caractérisées
depuis l’indépendance et, pour s’en tenir à la période référentielle la plus
récente, à la situation qui prévalait au 21 février, car l’élection du 12
décembre n’est rien d’autre qu’une résurrection du 5e mandat.
QUELQUES UTILES DÉMYSTIFICATIONS… POUR L’AVENIR
Ce
sont là quelques éléments qui expliquent l’impasse actuelle du hirak : si
l’unité du peuple, en tant que postulat idéologique, a incontestablement pesé
dans la balance historique qui a penché en faveur du mouvement national, elle a
contribué, depuis l’indépendance, à livrer les Algériens à la toute-puissance
d’une élite médiocre, cupide et arrogante. Et, en cette année 2019, qui n’est
pourtant à nulle autre pareille, il semble bien que la société n’a pas su
forcir suffisamment pour faire sauter les entraves dans lesquelles elle se
trouve enchaînée.
Cependant,
et c’est par là que je conclurai, même si la formidable contestation inaugurée
le 22 février devait échouer dans le court terme, rien ne sera plus comme avant.
Des coups décisifs auront été portés aux mythes dominants les plus
coriaces :
-
L’idéologie de l’armée au service du peuple n’a pu fonctionner, à l’exemple de
toutes les idéologies, que grâce à la mise en avant de « principes »
(parfois dénommés « valeurs » sous d’autres cieux) au détriment des
faits, des croyances au détriment des réalités. En cela, les idéologues de
l’Algérie indépendante n’ont pas innové. Noam Chomsky rappelle que les États-Unis n’ont imposé leur hégémonie qu’en se forgeant l’image d’une nation
et d’un État dotés de « l’ambition transcendante » d’instaurer la
paix et la liberté à l’intérieur de leurs frontières et partout ailleurs dans
le monde. Mais lorsque les carnages qu’ils ont commis un peu partout à travers
le monde ont démenti ce portrait qu’ils avaient fait d’eux-mêmes, leurs
idéologues ont œuvré à inverser la perception du monde et décrété que les
principes étaient la seule réalité qui compte, les faits tangibles qui les
réduisaient à néant n’étant que des « apparences » contingentes[3].
Les hiérarques de l'armée
algérienne, à la modeste échelle du pays, ne se comportent guère autrement pour
continuer à faire briller leur étoile dans le ciel des valeurs. Rattrapés au
cours des années 1990 par la réalité (celle des actes de torture, de
disparitions forcées, d’exécutions extrajudiciaires, de déportations massives
dans des camps, dont des unités, et notamment les plus occultes d’entre elles,
se sont rendues coupables et qui, ajoutés à l’exposition répétée de populations
désarmées aux multiples massacres collectifs commis à proximité des
casernes, ont fait des dizaines de milliers de morts), ils ont osé capitaliser un
surcroît de gloire sur ces faits d’armes. Le législateur, qui n’était autre que
le chef de la « issaba » à qui les hiérarques militaires avaient confié
le gouvernement, dont ils prétendent s’être désormais démarqués et à laquelle
ils assimilent aujourd’hui quiconque s’oppose à leurs projets, a fait
des crimes qui étaient imputables à certains des chefs de l'armée « des actions
menées en vue de la protection des personnes et des biens, de la sauvegarde de
la nation et de la préservation de la République algérienne démocratique et
populaire[4] ».
Y
a-t-il meilleur (ou pire) exemple d’inversion de la perception que
celle-ci ? Au point qu’on atteint un de ces cas limite d’une idéologie à
efficace nulle qui, loin de fournir une alternative à la violence, ne peut
édicter ses invraisemblances que parce qu’elle est assurée de les imposer au besoin
par la force. Aucune des parties à la crise actuelle n’a soulevé le couvercle
jeté sur la tragédie des années 1990. Mais, en poursuivant trois des plus
grands criminels de cette décennie (Tewfik, Tartag et Nezzar) dans le cadre
routinier des règlements de compte entre clans, l’armée a prouvé qu’elle se
souciait bien peu des principes qu’elle proclame. S’agissant notamment de
Nezzar, c’est comme si elle avait transigé avec les
autorités suisses, puisqu’elle le ne le poursuit qu'en vertu des règles non écrites du système, contraignant des victimes algériennes à demander
justice auprès des juridictions de la confédération pour des crimes d’une gravité exceptionnelle commis en
Algérie. Une telle démission constitue, de la part de ceux qui ne manquent pas une occasion de pourfendre l'ingérence, un singulier renoncement à la souveraineté.
-
S’agissant de la lutte contre la corruption du système, au sens le plus large
qui ne se limite pas aux malversations financières, aucune institution, aucun
haut responsable politique ou militaire n’a plus la moindre légitimité à en
faire un cheval de bataille. Les Algériens se sont définitivement dépris des
réflexes de tolérance acquis tout au long des décennies passées.
Le
sport favori des observateurs algériens a longtemps consisté à subodorer les
conflits opposant les hommes et les clans au pouvoir et à en pronostiquer à
l’envi le dénouement. On octroyait les bons et les mauvais points aux uns et
autres et on s’illusionnait sur la présence d’enjeux d’intérêt public au cœur
de leurs oppositions. Il y eut l’époque où on affectionnait de classer les
acteurs de l’ombre en révolutionnaires et réactionnaires, puis celle où on les
cataloguait en conservateurs et réformistes, avant que n’advienne cette
terrible époque où on pariait sur les républicains contre les obscurantistes,
sur les démocrates contre les intégristes. Plus récemment, il n’y eut plus guère
de choix qu’entre les corrompus et les intègres jusqu’à ce que la sortie du
général Abdelghani Hamel en juin 2018 vienne anéantir cette ultime
échappatoire. « Celui qui veut lutter contre la corruption doit être
propre », cette phrase sibylline, interprétée comme une menace codée
adressée à ses congénères du système par l’ex-directeur de la Sûreté nationale,
limogé quand la fameuse affaire de la cocaïne avait éclaté l’an dernier, était
en réalité plus qu’un coming out : c’était un manifeste que le général
nous adressait au nom de la communauté de ses pairs. « Nous sommes tous
corrompus, il n’y a rien espérer de personne parmi nous », tel était
le message. Il a été reçu par l’écrasante majorité des Algériens et a inspiré les slogans les plus décapants du hirak. Il subsiste
bien, parmi les intellectuels, quelques malentendants qui hiérarchisent les
corrompus en se figurant qu’on peut distinguer en leur sein les patriotes et
les suppôts de l’étranger ! Toujours croire (ou faire croire), sans
désemparer, que l’ivraie n’a pas entièrement, irrémédiablement, intoxiqué les
champs du pouvoir !
Mais
ce discours est inaudible. Et la haute hiérarchie de l’armée est directement pointée
du doigt. Nul n’ignore plus que c’est en son sein, et non dans le troupeau
d’hommes d’affaires interchangeables à souhait qu’elle a jetés en prison, que
se trouvent les plus puissants oligarques.
Celui des cinq candidats choisis
parmi le vivier légué par Bouteflika qui sera élu le 12 décembre
sait d’avance quels intérêts il va servir…
[1] Et, ne désarmant
pas, El Moudjahid qui assène quotidiennement cette vulgate.
[2] Mostefa Lacheraf,
Mésaventures de l’Algérie indépendante et triomphe de l’unité, in L’Algérie
nation et société, Alger, Casbah Éditions, 2004, pp. 253 et 254.
[3] Noam Chomsky, Qui mène le
monde ? Éditions Lux, 2018, pp. 48 et 49.
[4] Article 45 de l’ordonnance n° 06/01
du 27 février 2006 portant mise en œuvre de la
Charte pour la paix et la réconciliation nationale.